«Moi, je n'ai jamais chanté la Marseillaise et je me fous que des joueurs ne la chantent pas» «Drogba s'est engagé pour la Côte d'Ivoire» Eric Cantona aime toujours le foot et les footballeurs, surtout ceux qui osent sortir du rang lorsque la nécessité politique fait loi. Fil rouge du formidable documentaire de Gilles Perez et Gilles Rof, Les rebelles du foot, diffusé sur Arte le 15 juillet, la star répond à quelques questions. L'entretien a été mené avec des confrères du Monde et du Nouvel Obs le 20 juin dernier. Connaissiez-vous au départ les cinq joueurs – Carlos Caszely, Rachid Mekloufi, Predrag Pasic, Socrates, Didier Drogba – dont le documentaire de Gilles Perez et Gilles Rof raconte les destins héroïques ? Je les connaissais dans les grandes lignes, mais c'est vrai que j'ai appris beaucoup de choses grâce aux réalisateurs Gilles Perez et Gilles Rof, qui ont longtemps travaillé pour dévoiler en détails leurs récits biographiques. Ce sont des hommes d'exception que j'admire. Ces cinq histoires sont très belles. Auriez-vous, à leur place, été capable de mener de tels engagements ? Les valeurs qu'ils défendent sont les miennes. Mais j'ai la chance d'avoir vécu dans un pays qui n'a pas connu de guerre civile et qui est resté une démocratie vivante. Est-ce que j'aurais, dans le cas contraire, été conduit à m'engager dans de tels combats ? Je n'en sais rien ; j'espère sincèrement que j'aurais eu leur courage. Qu'est-ce qu'un vrai rebelle, selon vous ? Un rebelle, c'est quelqu'un qui se révolte contre un système, un pouvoir, une dictature. Ce n'est pas propre à l'univers du football. Le rebelle du foot, n'est-ce pas ce lui qui réinvente aussi le jeu ? Ce serait plus dans ce cas-là un créateur ; comme le premier gardien de but qui a plongé dans ses cages, par exemple, comme l'Ajax d'Amsterdam des années 70 qui a réinventé le système de jeu... Il faut du courage pour l'imposer au départ, après c'est plus facile de voir que c'est un système qui fonctionne. Y a-t-il encore des rebelles dans le foot moderne, au sens de l'engagement politique de ce club des cinq ? Il y en a qui mettent encore probablement leur vie en danger ; dans des pays où il est difficile de prendre position. Dans les grands pays du foot, par contre, il n'y a plus de grandes convictions politiques apparentes. Vous auriez mis un t-shirt «Timochenko free» durant l'Euro en Ukraine ? C'est pas impossible ; en théorie, oui, mais est-ce qu'à 20 ans, je l'aurais fait ? Je n'en sais rien, mais j'ai envie de vous dire oui. Le foot est-il apolitique pour vous, comme le soulignent tous les dirigeants et les joueurs ? Le foot en soi n'est pas politique, mais que des joueurs ou des clubs s'engagent sur des sujets politiques à des moments où cela s'impose, c'est important, il me semble. On ne fait pas de foot pour cela, mais le fait d'être footballeur peut permettre de défendre des causes. Mais je ne veux pas être mal compris : je ne fais pas de football pour cela, pour devenir un personnage politique. Mais en tant qu'être, en tant qu'individu, qu'est-ce qu'on fait quand on se retrouve confronté à des situations intenables ? Nous, en France, on n'a jamais été dans la position de prendre des engagements comme ceux des joueurs dont on parle dans le film. Cela ne doit pas être interdit de le faire. Ce n'est pas normal que des dirigeants disent à des joueurs qu'ils ne doivent pas agir comme ils le sentent. Chacun doit faire ce qu'il a envie de faire. Et ce n'est pas parce qu'il prend des engagements qu'il doit être exclu de l'équipe. Être un rebelle du foot, aujourd'hui, est-ce que cela ne pourrait pas être, par exemple, accepter le principe de la taxation fiscale à 75% qui a tant déplu aux joueurs de foot français récemment ? Mais on parle de quoi ? Je vous parle, moi, de gens dont la mère a été torturée, qui ont quitté leur pays d'adoption pour défendre l'indépendance de leur pays... Le héros, selon vous, ce serait celui qui prendrait position sur la fiscalité ? Franchement, est-ce que c'est aussi fort que ces histoires ? Honnêtement, est-ce qu'on a envie de faire une interview de fond, ou est-ce qu'on a envie de faire les gros titres avec la taxation ? Soyez-sérieux ; autrement on arrête l'interview tout de suite ! D'accord King Eric. Contre quoi se rebeller alors ? Contre l'état de ceux qui crèvent de faim, qui dorment dans la rue ; on essaie de faire ce qu'on peut. Mais est-ce qu'on met sa vie en danger ? Moi, je n'ai pas mis ma vie en danger, seulement ma carrière. Certains disent que les joueurs qui ne chantent pas la Marseillaise ne sont pas dignes de jouer en équipe de France. Vous en pensez quoi ? Moi, je n'ai jamais chanté la Marseillaise ; je me fous complètement que des joueurs ne chantent pas la Marseillaise ; je me fous complètement que des joueurs d'origine étrangère sifflent la Marseillaise ; ce sont des gens qui aiment aussi la France ; ce n'est pas un problème d'intégration ; le sport, c'est aussi de la provocation ; il y a de mauvaises herbes partout ; il faut arrêter de donner de leçons à tout le monde ; des donneurs de leçon, il y en a beaucoup trop. Un modèle de rebelle dans votre jeunesse ? Je n'ai jamais eu aucun modèle ; certains m'ont inspiré en tant qu'homme, parfois avec de simples phrases ; des gens connus, des gens de la rue, des entraîneurs de jeunes ; mes parents, ma famille, des amis qui m'ont aidé à me construire. Mais je n'ai pas de modèle, je n'ai pas le Che tatoué sur la poitrine. Je pense avoir des valeurs justes. Drogba, l'un des cinq rebelles du film, a signé pour la somme de 12 millions d'euros par an à Shanghai. Qu'en pensez-vous ? Drogba s'est engagé pour son pays ; après, est-ce que c'est une bonne chose d'aller en Chine ? Perso, j'ai envie de vous dire que je n'y serais pas allé ; mais est-ce que je n'y serais pas allé ? J'en sais rien au fond. La lutte contre la domination du tout argent dans le foot, n'est-ce pas une rébellion d'aujourd'hui ? Si on parle du foot business, il faut parler de tout ce qui l'entoure ; le foot, c'est le reflet de la société. Est-ce qu'on doit se battre contre ça ? Oui. Mais pourquoi mettre le doigt exclusif sur les footballeurs ? Il faut revoir tout un système : les joueurs sont les principaux acteurs d'un système qui les conditionne. Ils ne peuvent pas être les seuls à être jugés ; les chaînes de télé paient des dizaines de millions d'euros pour les voir jouer. Le vrai danger, pour moi, c'est que les gens ne peuvent plus aller au stade, parce que les places sont trop chères, alors que c'est un sport populaire par excellence. Ce que je propose, c'est qu'on impose aux clubs de réserver une partie du stade à des prix accessibles. Le principal responsable du foot business, c'est la médiatisation. S'il n'y avait pas cette médiatisation, il y aurait beaucoup moins d'argent ; ceux qui doivent se poser des questions, c'est vous les journalistes ; l'origine du mal vient de cette médiatisation qui valorise les valeurs marchandes et néglige les valeurs humaines. ------------------- Le film Les Rebelles du foot sera diffusé sur Arte ce dimanche Les Algériens auront l'opportunité de voir ce film qui évoque l'un des joueurs de la fameuse équipe du FLN, en l'occurrence Rachid Mekhloufi. En effet, ce film sera diffusé ce dimanche sur la chaîne thématique Arte à 19h40 heure algérienne.