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Le football professionnel : Comment générer ce qui a dégénéré ?
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Publié dans El Watan le 30 - 09 - 2010

Le passage de nos clubs de football au professionnalisme est en soi une bonne chose, normale, voire une nécessité.
Un mouvement qui va dans l'ordre des choses, à savoir la volonté de construire une société performante et de progrès. Pour la bonne et simple raison aussi que «l'ambition de compétition» et de «l'excellence comme quête du mieux», est humaine et ne touche pas seulement le sport ; elle s'étend largement à d'autres activités humaines, soumises toutes à ce paradigme. L'effort vers la perfection est, toujours, ressenti comme une valeur morale. Dans cette orientation, la FAF n'a d'ailleurs pas le choix, puisque cette forme de pratique est codifiée et réglementée selon les principes de la FIFA. Et la FIFA, ce «… n'est pas uniquement une fédération du ‘‘jeu de balle'', mais une multinationale du ballon qui génère pouvoir politique et économie», et qui n'aime guère l'embrouille dans la surface de réparation (P. Vassort). Aussi, ne pas appliquer ces principes, c'est se montrer mauvais joueur et refuser l'universalité. C'est aussi se mettre, bruyamment, à dos le gouvernement du foot zurichois, spécialisé dans la stimulation (l'enthousiasme) et l'étouffement (l'accalmie) des passions populaires. Avec la professionnalisation, on va donc assister à la fin d'un cycle et à la naissance d'un nouveau cycle, ayant comme but l'émergence et la mise en ordre des clubs professionnels.
Le premier cycle, celui des amateurs, se caractérisait, jusqu'ici, par les triades joueurs-supporters-dirigeants «comédiens», le nouveau, celui des professionnels par les triades joueurs-supporters-dirigeants «acteurs», c'est-à-dire des sportifs qui vont monter en scène, pour nous montrer sur «ce que c'est vraiment» qu'être footballeur professionnel : une virilité nationale. En somme, nous allons savoir, une fois pour toutes, qui sont ces gens, comment ils vont se comporter et déployer leur talent, et quels sont les ressorts neuro-morpho-physiologiques de leur conduite. Car, avec le professionnalisme, il faut intégrer de nouveaux codes subtils du sport moder-ne ; procéder à l'apprentissage d'habitudes nouvelles avec les comportements qui en résultent, adopter un nouveau mode d'organisation et de gestion, rationaliser les entraînements et les compétitions, asseoir une pédagogie de l'excellence où les notions d'effort, d'émulation, de progrès, de limites à dépasser en sont le langage.
Difficile à problématiser, tout est énorme dans le sport de haut niveau professionnalisé : le niveau des performances atteint, la dramatisation des rencontres, les enjeux financiers, le nombre de spectateurs potentiellement concerné. Le club devient le lieu où l'on produit de la performance, cet excès qui donne «sa première raison au sport» ; un lieu, où joueurs, supporters et dirigeants sont en perpétuel «affrontement» avec les autres. Devenu une véritable entreprise financière, le club de foot professionnel est une entreprise du spectacle, du foot donné en spectacle. Ce dernier, par sa régularité, sa puissance et ses significations, est devenu un moment clé de la vie sociale, un évènement qui permet aux individus de faire l'expérience du vivre ensemble, de manifester une existence collective et de la rendre visible, valorisée et valorisante pour les individus et les groupes sociaux dans leur diversité.
En fin de compte, le club de foot professionnel, image d'énergie et forme nouvelle de mobilisation collective, véhicule dans l'imaginaire d'une communauté un projet de travail, de lutte, de combat, de rendement et de réussite. Il met en scène un modèle de relations interindividuelles spécifiques, laissant transparaître une certaine forme d'organisation sociale. En effet, au-delà de l'exploitation politique dont il est l'objet, le spectacle du match de foot est avant tout une réjouissance, une effervescence, une fête avec ses débordements de joie, aboutissant à renforcer la communion. P. Veyne nous apprend que dans la Grèce antique, les spectacles étaient la preuve que la cité était prospère, civilisée et conforme à un idéal. Après une guerre, le premier souci d'une cité antique était de rétablir les spectacles pour se prouver qu'on était retourné à la normale, à la paix, que la cité continuait, prospérait et avec elle la civilisation.
L'originalité de la cité gréco-romaine est d'avoir institutionnalisé les plaisirs de la fête (rompre avec le cours ordinaire de la vie, être joyeux et sentir qu'on était nombreux à l'être en même temps) et d'en avoir fait un des droits du citoyen (ce qui entraînait pour les riches notables, s'ils veulent tenir leur rang, le devoir et l'obligation morale d'offrir le cirque et les monuments publics à leurs cités). Au Ve siècle, à Constantine, menacés alors par des ennemis, des gens réclamaient les spectacles au grand scandale d'un moraliste qui voyait là le goût obsessionnel pour les plaisirs. Saint Augustin, l'Africain, déplorait en son temps que la foule ne vint pas écouter son sermon le jour où il y avait courses au grand cirque. Ces quelques exemples nous montrent, que depuis l'Antiquité, les peuples ne cherchent nullement le bonheur dans le spectacle mais de la dilation, c'est-à-dire un lieu où l'homme se trouve libéré des interdictions que lui imposent la coutume et l'éducation.
C'est pour toutes ces raisons que le sport spectacle, lieu attitré des cris et des manifestations de la foule où l'on demande à voix haute l'élimination d'un rival, inquiétait le baron Coubertin. Pour le créateur des Jeux olympiques modernes, le spectacle serait ambigu : important et leurrant, fascinant et suspect. A être trop admiré, le sportif serait plus perverti que grandi, plus exploité qu'honoré. «L'exhibition consacre le sportif en même temps qu'elle le détourne, elle le légitime en même temps qu'elle ne l'abuse. Elle le fait agir pour de troublants motifs, l'apparence, la fatuité, alors que le sportif doit agir pour un idé- al : l'édification morale et la gratuité» (G. Vigarello). Pour Coubertin, l'athlète, dans le sport spectacle, est une sorte de «bête de prix», un «mercenaire misérable» qui produit de l'hostilité : il ne s'appartient plus.
Qu'y a-t-il, donc, derrière cette adoption enthousiaste du professionnalisme par nos clubs de foot, dans une société où le phénomène sportif, en tant que système, est inexistant à l'école, au lycée et à l'université, privant ainsi toute une société et notamment une jeunesse, aux articulations raides et aux muscles mous et dont le corps s'est dégradé dans son apparence et affaissé dans sa morphologie, de courir, de sauter et de lancer. Est-ce là le meilleur moyen de dynamiser le sport et de l'inscrire un peu plus dans les
mœurs ? Point de réponses à toutes ces questions. C'est le secret généralisé. On nous dit, simplement, que c'est là une nouveauté et une affaire d'experts de la FIFA (le monde de la petite surface, de l'entre-soi et de l'entre-nous), qui va plonger le pays dans une ivresse kinesthésique totale, dans une sorte de rage publique où nous allons tous être fous de football, mieux communiquer et se parler davantage entre nous.
Or, nous savons, par expérience sportive, que celui qui vend une nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer et que tout expert sert son maître. En effet, «ceux qui ont besoin de l'expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l'ignorant. Là où l'individu n'y reconnaît plus rien, par lui-même, il sera formellement rassuré par l'expert» (G. Debord). Mais ne soyons pas, à ce point, des gens antipathiques, des personnages fatigants et coûteux, et osons reconnaître aussi que le club de foot professionnel n'est pas seulement un endroit où «on prend, on jette, on promet la lune, on tapine comme jamais», mais un lieu où une communauté laisse transparaître certaines valeurs hautement morales : un modèle d'organisation sociale et une culture de l'héroïsme.
Un modèle d'organisation sociale
Le professionnalisme tente de mettre en adéquation une culture et une structure sociale : un type culturel et une fonction. Dans ce cadre, le club de foot professionnel est une structure sociale, qui a pour fonction d'optimiser les capacités du corps humain, dans une discipline sportive donnée et d'enregistrer un mode de production basé sur la compétitivité. C'est une entreprise du spectacle sportif où les tâches d'organisation et de gestion sont confiées à des professionnels, incarnant le savoir-faire et la compétence. Le rendement devient la seule référence, car «le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n'est pas rentable» (J. C. Michéa). On encourage le culte de l'effort et du mérite, on cultive la combativité et la volonté. Dans un club de foot professionnel, il n'y a plus de titulaire, chacun doit gagner sa place, match après match. On ne badine pas avec les résultats et on ne s'encombre pas de sentiments.
On dépasse le contingent et le médiocre. C'est la loi d'airain du libéralisme avec les règles implacables du marché. A première vue, le sport, dans un club de foot professionnel apparaît plus comme une peine que comme un plaisir. Parce qu'il véhicule du «sens», des «valeurs» et un «sentiment d'identité nationale», le club de foot professionnel participe à la création d'un imaginaire collectif. Il devient une spécialité, dans la garde du contact avec les valeurs de fair-play et de sportivité. C'est le lieu où l'on vient vérifier l'existence d'une «communauté de base» et la parenté d'une «culture commune». Tout autant que la performance avec son efficacité et sa rationalité, le club de foot professionnel valorise aussi une morale de la solidarité et de la loyauté.
A l'image de son président, qui lui imprime un modèle de la vie collective des échanges et de la sociabilité et le dote d'une certaine vision du monde bien particulière ; le club de foot professionnel est souvent comparé à une seconde famille avec ses passions et ses amours, ses querelles, ses brouilles et ses haines. De plus en plus, les clubs de foot professionnels sont gérés par des patrons-vedettes en quête permanente de visibilité, de reconnaissance personnelle, de médiatisation et qui n'ont qu'une seule envie, l'envie d'être le meilleur, quoi qu'il en coûte. C'est ainsi, que Lauro ancien, président de l'AC Milan n'hésitait pas, en cas de crise de son club, de convoquer «joueurs et entraîneurs à sept heures du matin, chez lui, où il les accueillait en caleçon, les rappelant à leur virilité». Il est vrai, ici, que lorsqu'on dispose d'une toute puissance, sans contrôle, on est tenté de céder à des caprices et des rêves grandioses. Agnelli, plus aristocrate, se contentait d'inculquer aux joueurs et aux entraîneurs qu'«une chose bien faite peut être faite encore mieux».
Quant à Tapie, pour justifier son comportement fougueux et autoritaire, il considérait que «le sponsor doit ressentir les effets de sa sponsorisation au sein de l'entreprise». Comme on peut le constater, au style de jeu sur le terrain semble correspondre un style de gestion du club : un caractère, un tempérament, une «originalité vigoureuse, accompagnée d'une certaine fougue sensuelle dans l'invention ou l'exécution» de certains styles de gestion.
Un grand club de foot se caractérise, encore, par la rigueur dans la formation de ses footballeurs et la philosophie de l'entraînement qu'il prône, en dégageant une typologie de jeu et une identité technique et tactique de chaque joueur. Il prépare, au travers de son centre de formation, les jeunes à la relève. Il garde jalousement ses méthodes d'entraînement et veille secrètement à ce que les muscles soient différemment éprouvés, interrogés et conscientisés, à l'image du club de Sochaux réputé pour sa dureté disciplinaire dans les apprentissages. Le centre de formation d'un club de foot professionnel forme ses héros, diffuse ses légendes et construit un espace mythique. Autre dimension importante du club de foot, c'est le supportérisme populaire qui a une capacité de mobilisation certaine, mais aussi de nuisance. En effet, les supporters, qui sont loin de penser avec leurs pieds, exaltent les couleurs locales et considèrent qu'ils sont les seuls détenteurs de l'identité authentique du club. Par cette attitude, ils affirment avec passion leur appartenance au club. Enfin, point n'est besoin d'insister sur la qualité du management et des structures de gestion conforme à toute entreprise commerciale soumise à l'obligation de résultat.
Une culture de l'héroïsme
Dans le système des sports, le foot occupe une place singulière, en raison de la variété des qualités que requiert sa pratique. C'est un sport qui sollicite l'utilisation la plus variée et la plus complexe des aptitudes du corps. Un jeu qui crée une dépendance psychique et physique entre individus et qui se caractérise par une rigoureuse alliance entre la division des tâches et la planification collective. Pour gagner, il faut à la fois du mérite individuel et faire preuve de solidarité. La diversité des rôles est telle que la pratique de ce sport n'exige pas de caractéristiques morpho-structurales uniformes. Toutes ces caractéristiques, singulières, forment la matrice profonde du jeu football. A partir d'une même partition de base, s'exécute sur chaque terrain une mélodie singulière : le style de jeu d'une équipe et d'un club. Et c'est dans cette nébuleuse que le héros sportif surgit pour démontrer, avec puissance et talent, une manière de jouer et de vaincre. C'est un homme en action, qui va parler de l'homme à d'autres hommes. Sur le terrain, il n'a qu'une obsession : la maîtrise absolue de soi.
Cette maîtrise totale de soi, qui le hante, passe par la domination des autres. Le héros sportif est constamment à l'écoute de sensations nouvelles pour mieux les maîtriser et de nouvelles formes physiques pour mieux les acquérir. Il est, à tout instant, capable de revanche collective. Le héros sportif représente le désir, c'est-à-dire le dénouement rapide d'une tension. C'est un homme capable «d'ouvrir le clos». Il nous fait participer au merveilleux. Aussi, la fonction sociale du héros est de permettre la construction d'un modèle moral de la conduite humaine qui permet la reproduction des valeurs véhiculées par ce dernier. Pelé et Garrincha sont-ils des héros ? Pelé est un roi, Beckenbauer un Kaiser ; Cantona un King, mais seul Garrincha est un héros. Le peuple brésilien éprouvait pour ce joueur de l'admiration et de l'affection.
Empruntant le camion de ses supporters pour se rendre à l'entraînement, fêtant avec eux les victoires jusqu'à tard dans la nuit, Garrincha était non seulement un joueur qui marquait des buts, mais qui ne laissait pas tomber ses amis. Après un match, il revenait toujours au monde de la réalité quotidienne ou courante. Garrincha ne confondait pas les domaines du jeu et de la vie. Il savait abandonner son rôle d'acteur dans le vestiaire, après le match. Son style de jeu prolongeait celui que l'on pratiquait dans les quartiers populaires (les «peladas»), et auquel les spectateurs aimaient s'identifier. Avec des jambes fortement arquées et tordues du même côté, mises en mouvement par une masse musculaire considérable, Garrincha nous démontrait, à travers ses dribbles déconcertants et des exhibitions raffinées, loyales et totales, «qu'on devient ce qu'on l'on est et non pas ce que l'on naît». Sur le terrain, il était à la fois «clavier et pianiste», un artiste qui recherchait l'absolu dans la sensation. «Quand il était là, le terrain de jeu était une piste de cirque ; le ballon, un animal dressé ; le match, l'invitation à faire la fête. Garrincha ne se laissait jamais prendre la balle…et la balle et lui faisaient des diableries qui faisaient mourir de rire le public» (E. Galeano). On le surnommait : «la joie du peuple».
L'exemple du joueur Garrincha nous montre que le héros n'est pas seulement un objet d'identification, mais aussi une source d'orgueil, une éthique de l'honneur et de la loyauté. Le héros éveille en nous des zones profondes de l'affectivité, il affecte notre psychisme et intervient dans notre vie intime. Il élargit notre vision de l'homme. L'homme en lutte pour une existence supérieure. C'est à travers ce type de héros, que la jeunesse s'invente une filiation glorieuse. Maître de son destin, le héros n'est pas un mythe, une illusion, une fiction, un mensonge (un surhumain) mais une légende (un homme en chair et en os) et dont on se plaît à raconter les exploits. Oui, depuis la disparition de Garrincha, le Brésil a eu de grands joueurs, mais pas de héros, capables de mettre l'espèce humaine en émoi et en communion.
En résumé, dans cet exposé succinct sur le foot professionnel, nous avons voulu rappeler que ce dernier n'est pas seulement une affaire de cahier des charges, de décret ou de constructions de stades. Bien plus, le professionnalisme, l'ambition de compétition, bouleverse les modes de pensée, les représentations du monde et de l'homme. «Car c'est dans la confrontation sportive que réapparaît ce qui reste ordinairement caché, l'invisible de la communauté» (P. Yonnet). Chez nous, écrivait Héraclite, «personne ne doit être le meilleur, mais si quelqu'un le devient que ce soit ailleurs et chez d'autres». Durant la Seconde Guerre mondiale, on raconte qu'«un combattant sénégalais demanda à son capitaine de le muter sur un autre front ; il ne voulait pas se battre contre les Italiens. Pressé de dire pourquoi, il répondit naïvement : je n'aime pas les Italiens».
Chez nous, aussi, pour parler comme Héraclite, on n'accepte pas les meilleurs et on ne veut plus combattre, parce qu'on n'aime plus personne. Or, pour combattre, il faut aimer. Notre vision du monde s'est beaucoup rétrécie : on veut jouer seul et ne faire de passes à personne. Difficile, dans ces conditions, de marquer des buts ! Ayant depuis longtemps abandonné une attitude offensive à l'égard de la vie (une pédagogie de l'existence qui innove et s'aventure), on s'est réfugié dans une attitude défensive (une pédagogie de l'essence qui ordonne et légifère). Et tout oppose, à première vue, ces deux visions du monde, ces deux attitudes, ces deux pédagogies.
L'une vise la gloire et l'honneur, l'autre le simple profit. D'un côté, le point de vue de l'action, de l'autre, celui de la contemplation. Nous avons choisi, comme «métier», voire comme «vertu», le profit et la contemplation. Le système de jeu de notre équipe nationale en porte, aujourd'hui, profondément les stigmates : «Quand elle gagne elle ferme le jeu, elle défend ; quand elle perd, et qu'elle n'a plus rien à perdre, elle attaque, elle ouvre.» En matière de théorie et méthodologie de l'entraînement du football moderne, nous détenons, là, un système de jeu complexe. Il nous faut, impérativement, des experts pour nous expliquer cette étrange manière de jouer avec le ballon rond : «où il ne s'agit plus de construire pour gagner, mais de détruire pour ne pas perdre».


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