La figue fraîche a-t-elle mûri chez-vous ? cette question revient souvent en ce mois d'août, période habituelle de la cueillette de ce fruit, dans les discussions des villageois des communes d'Assi Youcef, Mechtras et Bounouh, et même de Draa El Mizane, à la faveur de leurs rencontres au marché hebdomadaire Boghni (Tizi-Ouzou) où ils viennent faire leurs emplettes. Venant habituellement à maturité au début du mois d'août, la figue fraîche a accusé, cette année, un grand retard quant à son mûrissement. Un retard que les agriculteurs locaux tentent d'expliquer par une multitude de facteurs, notamment le changement climatique, le vieillissement des figuiers, doublé par le manque d'entretien et, surtout , le délaissement de la pratique de la caprification consistant en la fécondation des fruits immatures par des figues males, pour en accélérer le processus de leur mûrissement. En plus de ce retard, la récolte du Bakhissis (appellation locale de la figue fraîche) a été sérieusement compromise par la canicule, qui a provoqué la chute d'une grande partie des fruits immatures, qui seront destinés à l'alimentation du bétail, se plaignent des fellahs de Mechtras , localité connue naguère pour ses opulentes figueraies , dont les arbres ployaient sous le poids des fruits à pareille époque. Les fruits qui ont résisté à la chaleur sont d'une forme ratatinée et à la peau desséchée, contrastant singulièrement avec les figues fraîches pulpeuses et appétissantes, méritant vraiment le nom de Lakhrif, signifiant littéralement régal de saison. Le net recul de la production de la figue fraîche, qui constituait par le passé, à côté de l'huile d'olive, une source de revenus de beaucoup de ménages n'étonne plus personne, tant il est évident que «seul le travail de la terre est à même de réhabiliter cette culture ancestrale» , soutient ammi Chabane d'Assi Youcef , un octogénaire qui ne cache pas sa déception de voir sa figueraie de Taghzout mourir sous ses yeux, faute d'être entretenue par ses fils. C'est dire que rien ne s'obtient sans mérite, comme le dit si bien un proverbe kabyle signifiant que «la figue ne tombe pas dans la bouche». De «fruit du pauvre» qu'elle était, la figue fraîche, faute de relève dans le travail de la terre, coûte aujourd'hui plus cher que la banane , et ce dans une région réputée pourtant pour cette culture, confirmant ainsi la prédiction que lançaient les sages, sous forme de malédiction, à tout un chacun qui rechignerait à l'entretien de sa figueraie, en lui disant : «Tu finiras bien un jour par acheter du bakhissis au marché… «. Dans la mémoire collective, lakhrif symbolise, en Kabylie, la double signification de l'abondance des figues fraîches et de saison propice au régal, comme le fait si bien remarquer Mouloud Feraoun dans son roman «Jours de Kabylie» en y relevant à ce propos que «des quatre saisons que Dieu a créées , celle de l'automne est assurément la plus préférée par les paysans(…)» , en ce sens qu'elle signifie abondance de figues fraîches et bombance garantie pour tout le monde , y compris pour ceux qui ne possèdent pas de figuiers. En ces temps là, les gens s'en allaient dans les champs à une heure matinale cueillir les figues toutes perlées de rosée et laissant échapper une coulée de miel stimulant l'appétit. Les fruits cueillis sont soigneusement entreposés dans des corbeilles en osiers tressées par les mains expertes de vanniers, avant de les ramener à la maison pour une cérémonie de dégustation. Il existe plusieurs variétés de figues, toutes aussi succulentes les unes que les autres. Une partie des récoltes, sélectionnée parmi les fruits les plus résistants, est séchée au soleil sur des claies en roseaux, avant d'être conservée dans des amphores pour sa consommation en hiver, trempée dans de l'huile d'olive.