Le 20 août dernier, l'Afghanistan a connu le premier tour de son élection présidentielle. La communauté internationale, qui avait dépensé plus de 200 millions de dollars dans cette affaire, s'était félicitée que plus de cinq millions d'électeurs se fussent déplacés pour aller voter, bravant les menaces de représailles des talibans, pour qui la démocratie élective a toujours été un exercice "impie". Le problème est que, deux mois plus tard, on n'a toujours pas de résultats officiels pour ce scrutin national. La raison en est que de très larges fraudes ont été commises, principalement, mais pas uniquement, par les partisans du président, Hamid Karzaï. Bourrages d'urnes systématiques dans le Sud, bureaux de vote envoyant à la Commission électorale deux fois plus de bulletins que d'électeurs inscrits, urnes provenant du nord du pays disparaissant mystérieusement lors de leur transport vers Kaboul : les barons locaux du pouvoir n'ont pas vraiment eu la main légère… Ces fraudes massives furent publiquement dénoncées, d'abord par le Dr Abdullah, principal leader de l'opposition, puis par le général Philippe Morillon, chef de la mission d'observation de l'Union européenne, puis par l'ancien diplomate américain Peter Galbraith, le numéro deux de la représentation permanente des Nations unies en Afghanistan. À cause de ces propos courageux dénonçant la réalité des fraudes commises, Galbraith fut limogé par Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, diplomate coréen jusqu'alors particulièrement effacé. Heureusement, la loi afghane avait prévu de sérieux mécanismes de validation. Elle accorde à une Commission des plaintes (ECC, Electoral Complaints Commission) des pouvoirs juridictionnels quasi-illimités. On attend, pour lundi ou pour mardi, qu'elle transmette ses corrections à la Commission électorale afghane, seule institution habilitée à proclamer les résultats officiels. Les résultats préliminaires, c'est-à-dire avant validation par la ECC, donnaient 54 % des voix au président Karzaï, contre 28 % à son principal challenger, le Dr Abdullah Abdullah, ancien conseiller politique du commandant Massoud, légendaire résistant islamique tadjik contre l'Armée rouge (qui occupa le pays de 1980 à 1988), puis contre le régime des talibans pachtouns (au pouvoir à Kaboul de 1996 à 2001). Après corrections, le score du président Karzaï devrait tomber à 47 %, ce qui, aux termes de la Constitution afghane (rédigée par le juriste français Guy Carcassonne), nécessiterait la tenue d'un second tour. Obstacle majeur, le président Karzaï, à qui ses ministres avaient prédit une victoire massive, ne veut pas, jusqu'à présent, entendre parler d'un second tour. Il l'avait déjà dit le 23 août dernier à Richard Holbrooke (le représentant spécial de la Maison-Blanche pour l'Afghanistan et le Pakistan), lors d'un entretien particulièrement orageux. Combien de temps la Commission électorale afghane prendra-t-elle pour effectuer les soustractions correspondant aux corrections envoyées par la Commission Kippen ? La question se pose parce qu'elle n'est pas réellement indépendante, étant présidée par le Dr Ludin, ancien conseiller juridique du président Karzaï. Si la Commission afghane reçoit discrètement du président des instructions pour faire traîner les choses, elle dispose de plus d'un tour dans son sac. Elle peut par exemple demander un recomptage général des 3 500 urnes que la Commission Kippen avait déclarées "suspectes". Cette dernière a en effet effectué ses corrections grâce à des projections mathématiques effectuées sur un échantillonnage de 330 urnes tirées au sort dans chacune des 34 provinces du pays. Elle peut inventer de nouveaux critères, même s'il lui faudrait pour cela violer sensiblement la loi électorale afghane…Pour résoudre cet imbroglio dans un pays qu'elle maintient sous perfusion budgétaire, la communauté internationale s'active intensément. Arrivé à Kaboul samedi matin, Bernard Kouchner a entrepris une diplomatie de la navette entre le président Karzaï et le docteur Abdullah, car les deux rivaux ne se sont pas parlé directement depuis le printemps. L'idée du ministre français des Affaires étrangères est double : persuader le président Karzaï d'accepter le résultat réel des élections ; susciter l'émergence d'un programme national de réformes qui recueillerait le soutien de toutes les parties afghanes en lice. Sur ce dernier point, le Dr Abdullah a donné son accord à Bernard Kouchner, "car l'intérêt supérieur du pays doit primer toutes autres considérations". En visite à Kaboul, le sénateur américain John Kerry, président de la commission des affaires étrangères du Sénat, s'est entretenu avec le ministre français : les deux hommes poursuivent la même stratégie de conciliation. Maintenant, quelle voie de sortie à cet imbroglio électoral ? Tous les scénarios sont encore possibles : un deuxième tour dans trois semaines, un scrutin au printemps après constitution d'un gouvernement intérimaire, un désistement d'Abdullah en échange d'un programme de réformes élaboré en commun avec Karzaï, ou tout autre "miracle" institutionnel que pourrait inventer la Cour suprême d'Afghanistan… M.K