À l'initiative de la IE Business School, de l'Université du Roi Abdel Aziz et du Centre d'études arabes de Madrid (Casa Arabe), une conférence internationale sur la finance islamique a eu lieu en Espagne en vue de promouvoir le marché financier " halal " sur un continent secoué par des crises successives et à la recherche de nouvelles sources de liquidités. Face à un monde de plus en plus en turbulence, marqué par des signes récurrents d'essoufflement de son système financier, le débat sur la nécessité de repenser la structure actuelle est désormais devenu incontournable. Qu'il s'agisse du dernier sommet du G20, ou de réunions dans les coulisses, le sujet sur l'émergence d'un nouvel ordre financier mondial s'invite en effet à toutes les tables de réflexion. Si son existence dans l'espace européen se limite toutefois au Royaume-Uni à l'heure actuelle (qui dispose de cinq banques islamiques), cette finance aux fondements " plus éthiques " gagne de plus en plus de terrain dans d'autres pays de l'Union, dont la France, le Luxembourg et l'Allemagne, qui s'emploient à développer sur leur territoire un marché financier " halal ". Elle se taille en outre une place plus prépondérante dans les milieux académiques, comme en témoigne l'introduction en novembre dernier d'une formation spécifique sur ce sujet à l'université Paris-Dauphine, ou encore la mise sur pied du Center for Islamic Economics and Finance (CIEF) à l'Instituto de Impresa (IE) en Espagne. Ce dernier, en collaboration avec l'Université du Roi Abdel Aziz à Djeddah et du Centre d'études arabes à Madrid (Casa Arabe), a d'ailleurs organisé les 16 et 17 juin courant une conférence internationale sur le thème " Au-delà de la crise : la finance islamique dans le nouvel ordre financier " à laquelle ont pris part plusieurs responsables et experts arabes et européens. Le but étant, encore une fois, de développer la connaissance de la finance islamique en Europe et de mettre l'accent sur ses bienfaits, en termes d'éthique et de stabilité à long terme. Parce qu'elle finance des biens ou des actifs identifiés (un appartement, une usine, etc.) et n'a pas vocation de prêter de l'argent pour spéculer sur les marchés financiers, la finance islamique est en effet considérée comme plus saine, plus éthique, mais surtout plus stable que la finance anglo-saxone, dont les fondements ont été, aux dires de plusieurs analystes, à l'origine du déclenchement de la crise mondiale il y a presque deux ans. " Le manque de discipline propre au système actuel est en effet à la base de la débâcle qui a secoué le monde entier. L'excès au niveau de l'emprunt, favorisé par des pratiques financières telles que la sécurisation, a propulsé le montant global de la dette privée de quelque 19 trillions à environ 40 trillions de dollars " en l'espace de quelques années, a ainsi indiqué le conseiller au sein de la Banque islamique de développement (BID), Umer Chapra, au cours de la conférence. " Les produits dérivés à eux seuls pèsent aujourd'hui 692 trillions de dollars, soit 12 fois le PIB mondial, estimé à 57 trillions de dollars ", a-t-il ajouté. Selon lui, la finance islamique, qui implique une contiguïté entre l'évolution de l'emprunt et la production réelle de richesses, permet d'éviter un gonflement artificiel de l'argent et serait donc une sorte de " bouclier " antibulle financière. " Trouver une issue à ce déséquilibre est d'autant plus pressant que la prochaine crise risque d'être bien plus sévère ", a en outre averti M. Chapra, mettant en garde contre la hausse des réserves des banques commerciales américaines de 50 à 800 milliards de dollars depuis l'effondrement de Lehman Brothers. Ce bond, combiné à la baisse des taux d'intérêt, constitue, selon lui, un coussin favorable à l'octroi d'un plus grand nombre de crédits et risque ainsi d'alimenter la formation d'une nouvelle bulle. Abondant dans le même sens, quoique sur un ton plus modéré, le directeur du CIEF à la IE Business School, Igancio de la Torre, a déploré le surendettement qui caractérise les grands groupes mondiaux, indiquant à titre illustratif que le ratio des fonds propres au total des actifs de la banque américaine JP Morgan est passé de 1/3 au début du siècle dernier à 1/24 aujourd'hui. " L'avantage de la finance islamique est qu'elle empêche, de par sa structure, cette évolution trop rapide des ratios de dette " et diminue, par ailleurs, les risques liés à l'investissement dans des produits financiers structurés, a-t-il ajouté. Un changement radical du système financier en place, acclamé de but en blanc par certains participants à cette conférence, à l'instar de Mohammad Elgari, membre du comité académique de la BID, n'a toutefois pas fait l'unanimité. Ainsi, selon l'économiste espagnol et ex-expert du FMI, Fernando Fernandez, " le système actuel ne devrait pas être modifié mais a juste besoin d'être mieux régulé ". Rappelant que les taux de croissance au cours des 25 dernières années ont été les plus élevés jamais enregistrés grâce, entre autres, au développement de l'activité d'emprunt, il a plaidé en faveur d'un équilibre entre les impératifs d'une plus forte croissance et la nécessité de prévenir l'avènement d'une nouvelle crise. " L'adoption des principes de la finance islamique n'est pas la seule solution (...) Une supervision plus stricte, et surtout plus proche du terrain, ainsi qu'une révision à la hausse du ratio minimal de solvabilité stipulé par les accords de Bâle II permettrait de limiter la croissance effrénée du crédit ", a-t-il ainsi souligné dans un entretien avec L'Orient-Le Jour. Il n'en reste pas moins que, loin du grand débat théorique sur la redéfinition du système mondial, la finance islamique constitue sur le plan pragmatique un puits de fonds supplémentaires pour les compagnies à la recherche de nouvelles sources de financement. " Nombreuses sont les sociétés espagnoles ayant des projets dans le Golfe ou en Amérique latine, dont le recours aux banques islamiques pourrait faciliter l'expansion ", a souligné à ce sujet Ignacio de la Torre à L'Orient-Le Jour. Celles-ci se sont appuyées jusque-là uniquement sur les banques conventionnelles, contrairement à d'autres sociétés internationales comme General Electrics (GE) qui a émis récemment des soukouks (type de produits islamiques) d'une valeur de 500 millions de dollars. Il faut noter que la finance islamique, qui a bien résisté à la crise financière mondiale, devrait maintenir sa croissance soutenue en 2010, a prévu l'agence de notation Standard and Poor's (S&P. La finance islamique brasse des flux de 840 milliards de dollars avec une croissance annuelle d'environ 15 %. Selon Anass Patel, président de l'Aidimm, le marché de la finance islamique mondiale pourrait atteindre les 1 000 milliards de dollars dès 2010 et beaucoup plus par la suite d'après les spécialistes. Plus de la moitié de ce marché est détenue par les banques commerciales. Le reste du marché est composé des boutiques de banques d'affaires pures comme les fonds de capital-investissement ou immobiliers, des fenêtres islamiques des banques conventionnelles internationales et des produits islamiques tels que le takaful (assurance), des sukuk (titres d'investissement). Par ailleurs, les pays qui ont des parts de marché de finance islamique importantes sont pour la plupart des pays dont le système bancaire islamique est très développé, démontrant s'il en était besoin, que c'est le marché de détail qui permet à la banque islamique de mieux établir sa présence. Il faut dire que la finance islamique promeut l'investissement dans des actifs tangibles : les investissements doivent être adossés à des actifs réels. Au-delà de ce premier critère discriminant, les financiers musulmans ne dérogent pas à une règle d'or : le banquier n'est pas prêteur mais co-investisseur et donc partenaire du projet financé. Ses revenus correspondront à une quote-part des résultats issus du projet financé. L'exigence d'un audit approfondi des potentiels projets à financer ainsi que l'accompagnement des entrepreneurs pendant les phases de recherche, de lancement et de vie de projet permettent d'éviter une dilapidation de capitaux reçus et une gestion qui s'est, jusqu'alors, révélée salutaire. Le très célèbre principe des 3P (Partage des Pertes et Profits) conduit de manière systématique, le banquier (investisseur) à une vigilance accrue quant à la pertinence du projet financé. La différence de comportement entre l'investisseur " islamique " et l'investisseur " classique " en matière de bourse pourrait être explicitée en deux points. Le premier est investisseur à moyen et long termes, l'autre est, le plus souvent, spéculateur de court terme, profitant des écarts de cours sur un titre. D'ailleurs certains savants musulmans ont pu émettre l'idée de cycle d'investissement concernant l'achat d'actions. La durée de détention d'un titre de société intervenant dans le domaine agricole pourra par exemple correspondre au temps nécessaire pour semer, récolter et commercialiser. La décision de vente du titre sera alors justifiée par une véritable stratégie d'investissement mesurée par le retour sur investissement post-cycle de récolte. Dans leur ensemble, les principes majeurs de la finance islamique, sans se targuer d'être des antidotes absolus pour l'ensemble des maux, constituent un corpus de normes dont la vocation profondément éthique permet de fixer de solides garde-fous aux acteurs de la sphère financière. L'un des défis majeurs de la finance islamique, ou du moins de celui de ses partisans, sera celui de résoudre un paradoxe qui semble être un véritable casse-tête pour les hommes modernes que nous sommes : allier croissance vertigineuse à exemplarité morale. Les analystes de S&P relèvent, par ailleurs, que le développement de la finance islamique devrait notamment être soutenu par des avancées dans les pays non musulmans, en particulier l'Europe de l'ouest. Ils citent la France, l'Italie et Malte. Toutefois, ils soulignent que des interrogations demeurent quant à la véritable capacité d'implantation de la finance islamique dans cette zone. L'agence cite, à ce propos, les obstacles réglementaires, notamment en matière fiscale et les incertitudes concernant la demande pour les produits conformes aux principes de la Charia. "La visibilité manque quant à l'intérêt des musulmans pour l'offre de banque islamique et la capacité de ces produits à attirer des non musulmans", note S&P dans l'étude.