Le parti islamiste Ennahdha est arrivé en tête à Tunis et dans de nombreuses grandes villes à l'issue des premières municipales démocratiques de Tunisie, un résultat qui ne lui garantit cependant pas de contrôler ces villes à défaut de majorité. A l'échelle du pays, ce sont les listes indépendantes qui ont remporté le plus grand nombre de sièges, avec 2.367 élus, soit 32,9% des sièges. Ennahdha arrive deuxième, avec 28,6% des sièges (2.135 élus) et le parti présidentiel Nidaa Tounès troisième avec 22,17% des sièges (1.595 élus). Selon les données et estimations compilées par plusieurs ONG dont Les cahiers de la liberté, Ennahdha arrive en tête dans 155 municipalités sur 350, les indépendants dans 96 municipalités et Nidaa Tounès dans 83. "Ces résultats montrent une émergence réelle des listes indépendantes comme nouvel acteur qui va forcément rabattre les cartes sur la scène politique", estime Selim Kharrat, politologue et président de l'ONG Bawasala, observatoire de la politique tunisienne. "Mais on ne pourra voir si cela se concrétise qu'une fois les maires élus", car en cas de coalition entre Ennahdha et Nidaa "ils pourraient être renvoyés dans l'opposition". Le scrutin de dimanche a été marqué par une abstention massive - 64,4% selon les chiffres mis à jour mercredi par l'instance chargée d'organiser les élections, l'Isie. Ennahdha est également arrivé en tête à Sfax, pôle économique et deuxième ville du pays, ainsi qu'à Bizerte, Gafsa, Gabès, ou encore Kairouan -- mais là encore, sans majorité. Les négociations se déroulent entre les chefs de partis, soucieux d'éviter un bras de fer qui pourrait peser sur l'équilibre politique au niveau national, reposant depuis 2014 sur une alliance de circonstance entre Ennahdha et Nidaa Tounès. "La véritable carte politique dépendra de la capacité d'Ennahdha à négocier et rallier des coalitions à l'échelon local", poursuit M. Kharrat. Le parti islamiste a obtenu 21 sièges sur 60 dans la capitale, et Nidaa Tounès 17. Si la candidate d'Ennahdha à Tunis, Souad Abderrahim, parvenait à emporter l'adhésion d'une majorité absolue de conseillers municipaux, elle deviendrait la première femme maire de la capitale, un poste jusque-là attribué par le président de la République. Cette pharmacienne non-voilée de 53 ans, ancienne député Constituante (2011-2014), est une compagne de route des islamistes de longue date, et atout dame d'un parti cherchant à rassurer et faire valoir sa modération.
Scission Mais plusieurs responsables de Nidaa Tounès ont rejeté cette perspective -- l'un d'eux, Foued Bouslema, a argué des traditions "islamiques", avant d'être désavoué par la direction du parti. Un autre cadre de Nidaa Tounès, Wissem Saïdi, a exclu une alliance avec Ennahdha, assurant que son candidat, Kamel Idir, pouvait réunir la coalition nécessaire pour devenir maire de Tunis. M. Idir, lui aussi pharmacien, est l'ancien président de l'une des principales équipes de foot du pays, le Club africain, et s'est lancé en politique en 2011 après avoir administré une municipalité de la périphérie de Tunis en 2004-2005. La question d'une alliance avec les islamistes divise le parti, déjà soumis à de nombreuses dissensions du fait d'une querelle de chefs. Sorti vainqueur des législatives et présidentielle en 2014 sur une plateforme anti-islamiste, Nidaa Tounès avait ensuite scellé une alliance avec Ennahdha, toujours en vigueur à ce jour. La direction du parti islamiste a indiqué à plusieurs reprises qu'elle souhaitait prolonger cette alliance à l'échelon local. Mais pour M. Kharrat c'est "forcément une période de tensions qui s'ouvre, cela va donner le coup de départ à la scission entre Nidaa Tounès et Ennahdha à l'approche des scrutins de 2019": législatives et présidentielle. Les électeurs ont en effet sanctionné, par l'abstention et un vote non-partisan, l'alliance entre les deux partis dominants. Signe que le renouvellement attendu de la classe politique semble se concrétiser, au moins partiellement: en vertu d'une loi sur la parité, 47% des élus sont des femmes, dont 573 sont des têtes de listes (soit 29,5% des têtes de listes). En outre, plus d'un tiers des élus (37%) ont moins de 35 ans. Les 7.212 conseillers municipaux élus dimanche dans les 350 municipalités du pays ont jusqu'à juillet pour élire leurs maires. Ces élections, le premier scrutin local de l'après révolution de 2011, sont cruciales pour enraciner la démocratie, et lancer la décentralisation du pouvoir prévue par la Constitution. En Tunisie, pays très centralisé, les municipalités étaient jusque-là peu autonomes, dépendantes d'une administration centrale souvent clientéliste.