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«Aragon était un homme compliqué… il s'allie au stalinisme contre Hitler»
DANIEL BOUGNOUX, EDITEUR, SPECIALISTE D'ARAGON AU MIDI LIBRE
Publié dans Le Midi Libre le 03 - 04 - 2010

Daniel Bougnoux est philosophe, professeur émérite en théories de la communication à l'Institut de la communication et des médias (Université Stendhal – Grenoble 3). Spécialiste d'Aragon, il dirige la collection consacrée à cet écrivain dans la «Bibliothèque de la Pléiade». Il s'intéresse particulièrement aux sciences de l'information-communication, discipline dans laquelle il a soutenu en 1988 sa thèse d'Etat, consacrée à la communication circulaire et aux jeux de l'auto-référence. En 1976, il fonde la revue trimestrielle Silex avant de prendre part, aux côtés de Régis Debray, à l'aventure des Cahiers de médiologie, devenus aujourd'hui la revue Médium. Cette sensibilité ou curiosité médiologique l'a conduit à écrire une dizaine d'ouvrages notamment L«'Introduction aux sciences de la communication», coll. Repères, publié chez La Découverte, et dernièrement «La Crise de la représentation» chez le même éditeur. Nous l'avons rencontré en marge de la conférence qu'il avait animée au Centre culturel français d'Alger (CCFA) sur l'écrivain français Louis Aragon. Ici pleins feux sur Aragon. Daniel Bougnoux revient sur les œuvres du poète romancier, mais également sur les différents événements qui ont marqué l'existence de l'auteur de «Fou d'Elsa».
Daniel Bougnoux est philosophe, professeur émérite en théories de la communication à l'Institut de la communication et des médias (Université Stendhal – Grenoble 3). Spécialiste d'Aragon, il dirige la collection consacrée à cet écrivain dans la «Bibliothèque de la Pléiade». Il s'intéresse particulièrement aux sciences de l'information-communication, discipline dans laquelle il a soutenu en 1988 sa thèse d'Etat, consacrée à la communication circulaire et aux jeux de l'auto-référence. En 1976, il fonde la revue trimestrielle Silex avant de prendre part, aux côtés de Régis Debray, à l'aventure des Cahiers de médiologie, devenus aujourd'hui la revue Médium. Cette sensibilité ou curiosité médiologique l'a conduit à écrire une dizaine d'ouvrages notamment L«'Introduction aux sciences de la communication», coll. Repères, publié chez La Découverte, et dernièrement «La Crise de la représentation» chez le même éditeur. Nous l'avons rencontré en marge de la conférence qu'il avait animée au Centre culturel français d'Alger (CCFA) sur l'écrivain français Louis Aragon. Ici pleins feux sur Aragon. Daniel Bougnoux revient sur les œuvres du poète romancier, mais également sur les différents événements qui ont marqué l'existence de l'auteur de «Fou d'Elsa».
Midi Libre : Comment vous est venue la passion pour Aragon alors que vous êtes philosophe mais également spécialiste des théories en communication ?
Daniel Bougnoux : Effectivement, j'aurai pu m'intéresser à d'autres écrivains comme Proust ou comme Valérie, mais je crois qu'Aragon est le plus grand des écrivains français, pas seulement du XXe siècle, mais un très grand écrivain à l'échelle même des autres littératures. Il y a en même temps une relative méconnaissance de ses œuvres, pourtant, comme je le disais dans ma conférence, Hugo a couvert tout le XIXe siècle et Aragon tout le XXe. Tout autant que Hugo, Aragon est un grand poète doublé d'un romancier, mais Aragon était aussi un essayiste ; il a beaucoup écrit sur la peinture, sur la littérature des autres. Il a beaucoup défendu les écrivains mineurs mais très importants comme Lautréamont ou Rimbaud, qui sont majeurs aujourd'hui mais pas à l'époque où ils écrivaient leurs livres. Il a été un découvreur, un lecteur, autant qu'un créateur et essayiste.
C'était un militant et un dirigeant du Parti communiste français, il a servi comme journaliste, on lui a confié la direction de deux publications : Ce soir puis Les Lettres françaises. Cette expérience a duré vingt ans, de 1952 à 1972, date à laquelle le parti a décidé d'interrompre le journal. Une décision politique qui a durement éprouvé Aragon. Son œuvre, très riche, trahit une personnalité très complexe de l'homme qui a eu à exercer dans une multitude d'activités, non seulement parallèles mais également qui s'entrecroisent. Aragon écrit ses romans à partir de ses poèmes, à partir aussi de ses articles de journaux et à partir de sa situation de militant dans le parti. Donc, c'est assez fascinant de chercher les croisements entre sa position de dirigeant et de militant et son œuvre proprement dite. C'est un homme assez compliqué. Si vous aimez la simplicité, si vous aimez le noir et blanc, si vous aimez les idées simples, ne lisez pas Aragon. Mais il fascine justement par l'ambiguïté et la confusion qu'il entretient au niveau de l'expression. Pour Aragon, il n'y a pas de genre, de poésies, de théorie, de philosophie, il n'y a pas de journalisme, «tout m'est également parole», aime-t-il à dire. Il postule l'existence d'une parole qui circule entre tout cela. Aragon a une parole extraordinairement précise, brillante, surprenante et créative. Cette parole avec son style singulier a séduit mon ouie à travers, notamment, la chanson. C'est en écoutant certains poèmes chantés par Jean Ferrat ou par Léo Ferré avant lui, qu'Aragon est rentré dans ma vie. A partir de là, je voulais lire l'homme qui avait écrit de pareils textes, puis j'ai lu les romans dont je suis devenu l'éditeur. En tant que philosophe, cela m'a énormément intéressé car avant d'entamer ce travail, je m'intéressais aux conditions de la parole, à la linguistique, à ce qu'on appelle la sociolinguistique, la pragmatique, la réflexion sur l'efficacité de la parole, les effets de vérité de la parole, la réalité qui vient par la parole. Chez Aragon, le réalisme, la poésie très exigeante, la mémoire compliquée qu'expriment ses romans et ses poèmes m'ont fait entrevoir le niveau d'élaboration d'une parole incomparable. La parole chez Aragon est d'une richesse, d'une somptuosité et d'une profondeur de pensée impressionnante.
Vous dites souvent que «Aragon est une figure méconnue, terriblement insultée» que vous vouliez le défendre…
Oui, effectivement. Le défendre en le lisant d'abord et en faisant connaître l'étendue de cette œuvre qui comporte quatre-vingt volumes et une diversité d'approches incroyable, qui va du surréalisme au réalisme, en passant par la poésie, le roman, l'essai et les articles de journaux. Il a quand même couvert le siècle, puisqu'il a commencé à écrire en 1917, et il est mort en 1982. Bien sûr, il n'a pas écrit la même chose au fil du siècle, parce que justement son écriture n'a pas cessé de changer puisque les choses n'ont pas cessé d'évoluer. C'est cela aussi le réalisme, c'est être sensible à l'histoire des hommes. C'est écrire pour les hommes qui font cette histoire sans le savoir. Il faut montrer à ces hommes qui sont pris dans le tourbillon de l'histoire d'où celle-ci vient et jusqu'où elle va, c'est sûr jusqu'à un certain point, nul n'est devin. Il n'y a pas de boule de cristal et il n'y a pas ici de science de l'histoire. Reste que le roman d'une certaine façon est un moyen qui permet de raconter autrement l'histoire. De la raconter pour mieux éclairer les hommes, pour les toucher autrement que les touche la science historique.
Es-ce que cette adaptation au changement qu'on constate chez Aragon est due à ses idées communistes ?
Oui, beaucoup. Aragon a écrit en 1926 un livre intitulé Le mouvement perpétuel. Ce titre définit assez bien Aragon. Il n'a pas arrêté de changer. Parfois d'une façon très déconcertante pour ses amis, notamment lorsqu'il quitte le groupe surréaliste en 1932. Mais il devient réaliste et communiste d'une manière extrêmement disciplinée, ouvriériste, gauchiste et radicale. Tout cela est étrange pour une personne qui a écrit Le paysan de Paris ou des chefs- d'œuvre surréalistes. Il y a un mouvement Aragon, comme il y a un mouvement d'une horloge, ou un mouvement politique. Il y a un élan, il y a une ardeur et un enthousiasme propre à Aragon qui est, en effet, passé par des combats multiples, notamment contre les siens, contre les surréalistes, puis contre les communistes au sein même du parti. Aragon s'est battu contre ses camarades pour imposer une autre esthétique, d'autres choix politiques et culturels. C'est un homme qui a vécu dans le mouvement. Il a été un extraordinaire bon vivant et parfois on le retrouve là où on l'attendait pas, comme dans cette position d'homosexualité à la fin de sa vie.
Il ne s'est pas figé dans des formules, des recettes apprises, dans des codes esthétiques bien rodés, gagnés d'avance. Il était un inventeur. Il était un briseur de routine et de savoir fossile. Il était un chercheur, un prospecteur.
En tant que figure littéraire, Aragon n'est-il pas celui qui a le mieux mis en évidence le lien étroit existant entre l'idéologie et le mouvement littéraire et artistique ?
En effet, Aragon s'est fait le devoir, par rapport au mot d'ordre surréaliste «changer la vie avec Rimbaud, changer le monde avec Marx», de rester conséquent avec lui-même. Un mot d'ordre assez contradictoire. Aragon pensait sérieusement qu'on ne pourrait pas changer le monde sans le parti communiste et sans la révolution soviétique. Les forces qui pouvaient changer le monde, arrêter la Guerre de 1939 ou lutter contre Hitler ne s'incarnaient pas à ses yeux dans la bourgeoisie qui endurait en France le joug du Front populaire et qui espérait la venue d'Hitler pour s'en débarrasser. Changer le monde pour Aragon s'était s'allier avec l'URSS. Or cette alliance s'est avérée catastrophique sur le plan de l'espérance révolutionnaire parce que l'URSS était une force extrêmement réactionnaire et reposant sur le diktat. Malgré lui, Aragon s'est battu dans le mauvais camp en prenant ouvertement le parti des socialistes prosoviétiques. Mais les circonstances historiques ont fait qu'en 1940, c'était le seul choix possible pour vaincre le nazisme qui, à ses yeux, constituait un danger bien plus important que le stalinisme.
Donc, ses choix n'ont jamais été faciles, ce sont des choix qui se sont opérés sur fond de tragédie, les communistes au nom du bien ont fait du mal, au nom de la liberté, ils ont favorisé l'oppression.
Aragon n'est pas, bien sûr, responsable de la politique des pays communistes mais de celle du Parti communiste français dont il était l'un des idéologues puisqu'il dirigeait le journal Les Lettres françaises, partisan d'une politique et d'une culture non crétinisante, ouverte, exigeante, libératrice, et non d'oppression, d'invention et non aux ordres. Donc, Aragon a été minoritaire dans son propre camp, il était même haï par ses propres camarades dans beaucoup de circonstances.
Vous ne pensez pas que par le fait de rester dans le PCF, Aragon est devenu l'otage du parti sacrifiant sa vie d'écrivain et de créateur à l'exigence du militant, contrairement à Jean Paul Sartre qui s'était montré plus jaloux de sa liberté ?
Justement, je dirais que l'opposition entre Sartre et Aragon est assez diamétrale. Sartre parle d'une liberté inconditionnelle, qu'on peut dire métaphysique, alors qu'Aragon pose les conditions d'une liberté concrète, c'est dire que la liberté s'inscrit toujours dans une force contre une autre. L'individu ne peut rien, ou l'inconscient de l'individu ne peut rien contre l'ordre de l'histoire. L'individu doit se solidariser avec une organisation pour lutter contre d'autres organisations oppressantes. Il faut s'allier avec le Parti communiste pour faire reculer les capitalistes. Il fallait s'allier avec l'URSS pour faire reculer le colonialisme, notamment en Algérie. Aragon jouait des alliances toute sa vie, déjà avec les surréalistes en soutenant André Breton et des camarades qui n'étaient pas du tout tendres et qui faisaient régner une discipline de fer. Mais sur le plan culturel et esthétique, Aragon n'a nullement été l'otage de ces gens-là, au contraire, il était créatif et il a même donné des leçons de liberté à son parti à travers ses œuvres. Je pense que pour comprendre Aragon il faut lire ses textes. Son œuvre est celle d'un homme libre.
En tant que professeur, comment évaluez-vous l'enseignement des textes d'Aragon à l'université ?
Bonne question. Aujourd'hui, Aragon est mieux considéré. Lorsque j'ai déposé mon sujet de thèse sur Aragon, je n'ai pas trouvé de directeur pour m'encadrer, car sauf une ou deux personnes, il n'y avait pas en France de professeurs qui s'intéressaient à cet écrivain. Aragon était un écrivain sous-estimé dont il était difficile de faire admettre l'enseignement au niveau officiel. Fort heureusement aujourd'hui, les études à son sujet se sont multipliées. Je dirais que les études vont bien. Reste que dans le grand public, on a pardonné à l'écrivain Céline son antisémitisme et sa collaboration avec les nazis, alors que s'agissant d'Aragon, on continue de lui tenir rigueur pour ses prises de position en faveur du stalinisme. Il n'y a pas de prescription. Il y a une espèce d'objet passionnel autour d'Aragon qui fait que beaucoup se détournent de lui. Je trouve que cela est assez injuste.
Le nom d'Aragon est lié à jamais à celui de Jean Ferrat, pourtant vous dites que vous n'aimez pas «le kitch amoureux de Ferrat» ?
Je pense, effectivement, qu'il y a indéniablement une affinité entre la mélodie généreuse de Ferrat, son idéalisation facile de l'amour, sa sensualité, sa tendresse et le texte Elsa. Les détracteurs d'Aragon, justement, lui reprochent cette idéalisation amoureuse.
Pourtant, si on lisait mieux Aragon on trouverait dans ses romans, des ressources extrêmement noires et critiques concernant la même idéalisation et le même kitch. Il faut lire d'une manière très équilibrée et séparément les poèmes et les romans.
Ferrat y a puisé le miel, alors que Ferré y a puisé la moquerie, la rage, le côté moqueur et mordant. Il faut Ferré pour corriger Ferrat, et vice versa. Mais Ferra a beaucoup mis en musique Aragon que Ferré.
Vous affirmiez qu'Aragon a soutenu la guerre d'Algérie, ne trouvez-vous pas que c'est contraire aux positions de son parti ?
Oui, c'était très compliqué. Aragon n'a pas exprimé un soutien explicite, il n'a pas signé, d'ailleurs, le Manifeste des 121. Reste qu'il était hostile à ce qu'on a appelé la politique d'accommodement. D'ailleurs, en écrivant Le fou d'Elsa, il a voulu de son propre chef tendre la main aux peuples du sud de la Méditerranée pour leur dire le respect qu'il avait pour leur civilisation et leur culture. Il a voulu corriger la mauvaise image de l'Islam en France et dans le monde. Le fou d'Elsa est une œuvre assez unique, puisqu'elle tend la perche à la culture de l'adversaire. Aragon fut l'artisan de ce rapprochement fraternel entre les uns et les autres. Le fou d'Elsa est une œuvre d'amour envers l'Algérie. Les intellectuels arabes ont exprimé, d'ailleurs, leur gratitude à l'égard d'Aragon pour avoir écrit le Fou d'Elsa. C'est dire combien le Fou d'Elsa symbolise le rapprochement entre les peuples. K. H.
Midi Libre : Comment vous est venue la passion pour Aragon alors que vous êtes philosophe mais également spécialiste des théories en communication ?
Daniel Bougnoux : Effectivement, j'aurai pu m'intéresser à d'autres écrivains comme Proust ou comme Valérie, mais je crois qu'Aragon est le plus grand des écrivains français, pas seulement du XXe siècle, mais un très grand écrivain à l'échelle même des autres littératures. Il y a en même temps une relative méconnaissance de ses œuvres, pourtant, comme je le disais dans ma conférence, Hugo a couvert tout le XIXe siècle et Aragon tout le XXe. Tout autant que Hugo, Aragon est un grand poète doublé d'un romancier, mais Aragon était aussi un essayiste ; il a beaucoup écrit sur la peinture, sur la littérature des autres. Il a beaucoup défendu les écrivains mineurs mais très importants comme Lautréamont ou Rimbaud, qui sont majeurs aujourd'hui mais pas à l'époque où ils écrivaient leurs livres. Il a été un découvreur, un lecteur, autant qu'un créateur et essayiste.
C'était un militant et un dirigeant du Parti communiste français, il a servi comme journaliste, on lui a confié la direction de deux publications : Ce soir puis Les Lettres françaises. Cette expérience a duré vingt ans, de 1952 à 1972, date à laquelle le parti a décidé d'interrompre le journal. Une décision politique qui a durement éprouvé Aragon. Son œuvre, très riche, trahit une personnalité très complexe de l'homme qui a eu à exercer dans une multitude d'activités, non seulement parallèles mais également qui s'entrecroisent. Aragon écrit ses romans à partir de ses poèmes, à partir aussi de ses articles de journaux et à partir de sa situation de militant dans le parti. Donc, c'est assez fascinant de chercher les croisements entre sa position de dirigeant et de militant et son œuvre proprement dite. C'est un homme assez compliqué. Si vous aimez la simplicité, si vous aimez le noir et blanc, si vous aimez les idées simples, ne lisez pas Aragon. Mais il fascine justement par l'ambiguïté et la confusion qu'il entretient au niveau de l'expression. Pour Aragon, il n'y a pas de genre, de poésies, de théorie, de philosophie, il n'y a pas de journalisme, «tout m'est également parole», aime-t-il à dire. Il postule l'existence d'une parole qui circule entre tout cela. Aragon a une parole extraordinairement précise, brillante, surprenante et créative. Cette parole avec son style singulier a séduit mon ouie à travers, notamment, la chanson. C'est en écoutant certains poèmes chantés par Jean Ferrat ou par Léo Ferré avant lui, qu'Aragon est rentré dans ma vie. A partir de là, je voulais lire l'homme qui avait écrit de pareils textes, puis j'ai lu les romans dont je suis devenu l'éditeur. En tant que philosophe, cela m'a énormément intéressé car avant d'entamer ce travail, je m'intéressais aux conditions de la parole, à la linguistique, à ce qu'on appelle la sociolinguistique, la pragmatique, la réflexion sur l'efficacité de la parole, les effets de vérité de la parole, la réalité qui vient par la parole. Chez Aragon, le réalisme, la poésie très exigeante, la mémoire compliquée qu'expriment ses romans et ses poèmes m'ont fait entrevoir le niveau d'élaboration d'une parole incomparable. La parole chez Aragon est d'une richesse, d'une somptuosité et d'une profondeur de pensée impressionnante.
Vous dites souvent que «Aragon est une figure méconnue, terriblement insultée» que vous vouliez le défendre…
Oui, effectivement. Le défendre en le lisant d'abord et en faisant connaître l'étendue de cette œuvre qui comporte quatre-vingt volumes et une diversité d'approches incroyable, qui va du surréalisme au réalisme, en passant par la poésie, le roman, l'essai et les articles de journaux. Il a quand même couvert le siècle, puisqu'il a commencé à écrire en 1917, et il est mort en 1982. Bien sûr, il n'a pas écrit la même chose au fil du siècle, parce que justement son écriture n'a pas cessé de changer puisque les choses n'ont pas cessé d'évoluer. C'est cela aussi le réalisme, c'est être sensible à l'histoire des hommes. C'est écrire pour les hommes qui font cette histoire sans le savoir. Il faut montrer à ces hommes qui sont pris dans le tourbillon de l'histoire d'où celle-ci vient et jusqu'où elle va, c'est sûr jusqu'à un certain point, nul n'est devin. Il n'y a pas de boule de cristal et il n'y a pas ici de science de l'histoire. Reste que le roman d'une certaine façon est un moyen qui permet de raconter autrement l'histoire. De la raconter pour mieux éclairer les hommes, pour les toucher autrement que les touche la science historique.
Es-ce que cette adaptation au changement qu'on constate chez Aragon est due à ses idées communistes ?
Oui, beaucoup. Aragon a écrit en 1926 un livre intitulé Le mouvement perpétuel. Ce titre définit assez bien Aragon. Il n'a pas arrêté de changer. Parfois d'une façon très déconcertante pour ses amis, notamment lorsqu'il quitte le groupe surréaliste en 1932. Mais il devient réaliste et communiste d'une manière extrêmement disciplinée, ouvriériste, gauchiste et radicale. Tout cela est étrange pour une personne qui a écrit Le paysan de Paris ou des chefs- d'œuvre surréalistes. Il y a un mouvement Aragon, comme il y a un mouvement d'une horloge, ou un mouvement politique. Il y a un élan, il y a une ardeur et un enthousiasme propre à Aragon qui est, en effet, passé par des combats multiples, notamment contre les siens, contre les surréalistes, puis contre les communistes au sein même du parti. Aragon s'est battu contre ses camarades pour imposer une autre esthétique, d'autres choix politiques et culturels. C'est un homme qui a vécu dans le mouvement. Il a été un extraordinaire bon vivant et parfois on le retrouve là où on l'attendait pas, comme dans cette position d'homosexualité à la fin de sa vie.
Il ne s'est pas figé dans des formules, des recettes apprises, dans des codes esthétiques bien rodés, gagnés d'avance. Il était un inventeur. Il était un briseur de routine et de savoir fossile. Il était un chercheur, un prospecteur.
En tant que figure littéraire, Aragon n'est-il pas celui qui a le mieux mis en évidence le lien étroit existant entre l'idéologie et le mouvement littéraire et artistique ?
En effet, Aragon s'est fait le devoir, par rapport au mot d'ordre surréaliste «changer la vie avec Rimbaud, changer le monde avec Marx», de rester conséquent avec lui-même. Un mot d'ordre assez contradictoire. Aragon pensait sérieusement qu'on ne pourrait pas changer le monde sans le parti communiste et sans la révolution soviétique. Les forces qui pouvaient changer le monde, arrêter la Guerre de 1939 ou lutter contre Hitler ne s'incarnaient pas à ses yeux dans la bourgeoisie qui endurait en France le joug du Front populaire et qui espérait la venue d'Hitler pour s'en débarrasser. Changer le monde pour Aragon s'était s'allier avec l'URSS. Or cette alliance s'est avérée catastrophique sur le plan de l'espérance révolutionnaire parce que l'URSS était une force extrêmement réactionnaire et reposant sur le diktat. Malgré lui, Aragon s'est battu dans le mauvais camp en prenant ouvertement le parti des socialistes prosoviétiques. Mais les circonstances historiques ont fait qu'en 1940, c'était le seul choix possible pour vaincre le nazisme qui, à ses yeux, constituait un danger bien plus important que le stalinisme.
Donc, ses choix n'ont jamais été faciles, ce sont des choix qui se sont opérés sur fond de tragédie, les communistes au nom du bien ont fait du mal, au nom de la liberté, ils ont favorisé l'oppression.
Aragon n'est pas, bien sûr, responsable de la politique des pays communistes mais de celle du Parti communiste français dont il était l'un des idéologues puisqu'il dirigeait le journal Les Lettres françaises, partisan d'une politique et d'une culture non crétinisante, ouverte, exigeante, libératrice, et non d'oppression, d'invention et non aux ordres. Donc, Aragon a été minoritaire dans son propre camp, il était même haï par ses propres camarades dans beaucoup de circonstances.
Vous ne pensez pas que par le fait de rester dans le PCF, Aragon est devenu l'otage du parti sacrifiant sa vie d'écrivain et de créateur à l'exigence du militant, contrairement à Jean Paul Sartre qui s'était montré plus jaloux de sa liberté ?
Justement, je dirais que l'opposition entre Sartre et Aragon est assez diamétrale. Sartre parle d'une liberté inconditionnelle, qu'on peut dire métaphysique, alors qu'Aragon pose les conditions d'une liberté concrète, c'est dire que la liberté s'inscrit toujours dans une force contre une autre. L'individu ne peut rien, ou l'inconscient de l'individu ne peut rien contre l'ordre de l'histoire. L'individu doit se solidariser avec une organisation pour lutter contre d'autres organisations oppressantes. Il faut s'allier avec le Parti communiste pour faire reculer les capitalistes. Il fallait s'allier avec l'URSS pour faire reculer le colonialisme, notamment en Algérie. Aragon jouait des alliances toute sa vie, déjà avec les surréalistes en soutenant André Breton et des camarades qui n'étaient pas du tout tendres et qui faisaient régner une discipline de fer. Mais sur le plan culturel et esthétique, Aragon n'a nullement été l'otage de ces gens-là, au contraire, il était créatif et il a même donné des leçons de liberté à son parti à travers ses œuvres. Je pense que pour comprendre Aragon il faut lire ses textes. Son œuvre est celle d'un homme libre.
En tant que professeur, comment évaluez-vous l'enseignement des textes d'Aragon à l'université ?
Bonne question. Aujourd'hui, Aragon est mieux considéré. Lorsque j'ai déposé mon sujet de thèse sur Aragon, je n'ai pas trouvé de directeur pour m'encadrer, car sauf une ou deux personnes, il n'y avait pas en France de professeurs qui s'intéressaient à cet écrivain. Aragon était un écrivain sous-estimé dont il était difficile de faire admettre l'enseignement au niveau officiel. Fort heureusement aujourd'hui, les études à son sujet se sont multipliées. Je dirais que les études vont bien. Reste que dans le grand public, on a pardonné à l'écrivain Céline son antisémitisme et sa collaboration avec les nazis, alors que s'agissant d'Aragon, on continue de lui tenir rigueur pour ses prises de position en faveur du stalinisme. Il n'y a pas de prescription. Il y a une espèce d'objet passionnel autour d'Aragon qui fait que beaucoup se détournent de lui. Je trouve que cela est assez injuste.
Le nom d'Aragon est lié à jamais à celui de Jean Ferrat, pourtant vous dites que vous n'aimez pas «le kitch amoureux de Ferrat» ?
Je pense, effectivement, qu'il y a indéniablement une affinité entre la mélodie généreuse de Ferrat, son idéalisation facile de l'amour, sa sensualité, sa tendresse et le texte Elsa. Les détracteurs d'Aragon, justement, lui reprochent cette idéalisation amoureuse.
Pourtant, si on lisait mieux Aragon on trouverait dans ses romans, des ressources extrêmement noires et critiques concernant la même idéalisation et le même kitch. Il faut lire d'une manière très équilibrée et séparément les poèmes et les romans.
Ferrat y a puisé le miel, alors que Ferré y a puisé la moquerie, la rage, le côté moqueur et mordant. Il faut Ferré pour corriger Ferrat, et vice versa. Mais Ferra a beaucoup mis en musique Aragon que Ferré.
Vous affirmiez qu'Aragon a soutenu la guerre d'Algérie, ne trouvez-vous pas que c'est contraire aux positions de son parti ?
Oui, c'était très compliqué. Aragon n'a pas exprimé un soutien explicite, il n'a pas signé, d'ailleurs, le Manifeste des 121. Reste qu'il était hostile à ce qu'on a appelé la politique d'accommodement. D'ailleurs, en écrivant Le fou d'Elsa, il a voulu de son propre chef tendre la main aux peuples du sud de la Méditerranée pour leur dire le respect qu'il avait pour leur civilisation et leur culture. Il a voulu corriger la mauvaise image de l'Islam en France et dans le monde. Le fou d'Elsa est une œuvre assez unique, puisqu'elle tend la perche à la culture de l'adversaire. Aragon fut l'artisan de ce rapprochement fraternel entre les uns et les autres. Le fou d'Elsa est une œuvre d'amour envers l'Algérie. Les intellectuels arabes ont exprimé, d'ailleurs, leur gratitude à l'égard d'Aragon pour avoir écrit le Fou d'Elsa. C'est dire combien le Fou d'Elsa symbolise le rapprochement entre les peuples. K. H.


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