Le 5 octobre fut une véritable explosion. Pour diminuer de son importance, on dit que les émeutes ne furent pas spontanées. La belle affaire, mais bien sûr qu'elles ne furent pas spontanées : la rue grondait depuis le mois de septembre, et la coupe était pleine. Quant à savoir qui tirait les ficelles… Le 5 octobre fut une véritable explosion. Pour diminuer de son importance, on dit que les émeutes ne furent pas spontanées. La belle affaire, mais bien sûr qu'elles ne furent pas spontanées : la rue grondait depuis le mois de septembre, et la coupe était pleine. Quant à savoir qui tirait les ficelles… Chahut de gamins, rupture, révolution, émeutes de la semoule : les grandes manifestations du 5 Cctobre, que d'aucuns ont pudiquement qualifiées « d'événements d'octobre » ont été analysées sous toutes les coutures, à la manière dont la presse coloniale avait traité de la guerre d'indépendance en Algérie, « la sale guerre ! » . Une chose est sûre, à partir de cette date, les choses ne seront plus comme avant. Une nouvelle ère avait commencé, dont l'onde de choc n'a pas fini de produire ses effets, au plan positif comme au plan négatif. Pour sa part, Ahmed Ouyahia, chef du gouvernement, déclarait récemment aux journalistes, dans les travées du palais Zirout Youcef, que le 5 octobre 1988 n'était pas un événement spontané. Pour lui, c'était une manipulation fomentée par des clans au pouvoir. En réalité, il ne sera pas le premier chef du gouvernement à avoir une telle appréciation du « chahut de gamins » qui a changé le cours de l'histoire en Algérie. Depuis cette date, et à différents niveaux, des responsables (ministres, leaders de parti) ont tous fait la même analyse. Or, en vérité, ce qu'on peut dire, c'est qu'après trois décennies de parti unique, la situation était mûre, en Algérie, pour le changement. Un point c'est tout. Déjà en 1986, Chadli Bendjedid avait voulu réviser en profondeur la Constitution et la Charte nationale, mais il dut battre en retraite sous la pression des clans influents du pouvoir (notamment au sein du comité central du FLN). Et l'histoire retiendra, surtout, que Chadli Bendjedid n'est pas l'homme du changement. Les vicissitudes de l'époque avaient fait que l'Algérie n'était pas sortie indemne du régime du parti unique. Ça laisse forcément des traces. Lorsqu'on bafoue pendant des décennies les principes du pluralisme politique et ceux de la liberté de la presse, il n'est pas facile, du jour au lendemain, de changer d'orientation. Spontané, dites-vous ? Mais lorsque des responsables, au plus haut sommet de l'Etat, en viennent à dénier aux émeutes du 5 octobre leur caractère de spontanéité, il y a à se poser des questions. Ça veut dire quoi « Spontané » ?! On sait tous, d'un côté, que la génération spontanée, ça n'existe pas, il faut toujours qu'il y ait un bouillon de culture dans lequel se préparent les conditions du changement. De l'autre côté, développer une telle analyse, c'est commettre un déni de démocratie et un mépris de l'opinion. Alors que Larbi Ben M'hidi disait : « Mettez la révolution dans la rue, elle sera portée par le peuple » les différents dirigeants algériens estiment au contraire que le peuple n'a pas droit à la parole. Ecoutons plutôt le témoignage d'un citoyen qui était âgé de 38 ans en 1988 : « Aux environs de 18 heures, je descendais à Reghaia du train qui venait d'Alger. Sur la route qui menait de la gare à la cité où j'habitais, je me suis soudain trouvé face à un groupe d'adolescents (de 15 à 25 ans environ) qui brûlaient la kasma du FLN et un bâtiment public. Je me suis mêlé à eux et je leur ai demandé de cesser cette action violente. » Il leur a conseillé de fabriquer des banderoles et de manifester pacifiquement dans la rue. « Non, les manifestations, ça ne donne rien. Ils ne comprennent que le langage de la violence ». On a éduqué des générations d'Algériens au langage de la violence, voilà tout le drame. Il n'y pas de courroie de transmission entre la base et le sommet. Pas de canal de discussion. Nos dirigeants (parmi eux, beaucoup de premiers ministres) ont été formatés dans ce moule. Ils n'ont pas d'autres visions. Pour eux, le peuple est incapable, par le biais de ses associations ou de ses représentants, de s'organiser pour manifester une opinion sous une forme intelligible. C'est bien simple, pour eux, le peuple n'a pas d'opinion et n'a pas à en avoir une. Espace public et sphère privée A l'opposé, il y a eu toute une littérature (de Lehaouari Addi à Abderrahmane Mebtoul, en passant par Sadek Hadjerès) qui ont abordé les « événements » d'octobre sous l'angle de la rupture avec les pratiques du passé, en donnant de la valeur justement à l'opinion du peuple. Si le jargon communiste, où la langue de bois se taille la part du lion, a trop abusé d'expressions trop floues, comme celles de « masses populaires », d'autres analystes ont considéré, à juste titre, que la nature du régime mis en place depuis 1962 a fait que l'exercice du pouvoir a été « privatisé » par un ou plusieurs clans, sous couvert de populisme et de déma gogie, la devise étant « par le peuple et pour le peuple », alors même que le peuple est exclu et n'a pas voix au chapitre. De ce fait, ont-ils estimé, le 5 octobre 1988 est une effraction de l'espace public dans ce qui était considéré jusque-là, comme une sphère privée (de l'exercice du pouvoir). Autre chose : l'ouverture au pluralisme stipulé dans la constitution de 1989 était encadré : il s'agissait de faciliter un tant soit peu la création de simples associations politiques, pour permettre à des courants qui étaient déjà présents au FLN (islamistes, démocrates, communistes, sociaux démocrates) de pourvoir agir à l'air libre. Mais les antagonismes et les contradictions du pouvoir ont vite fait de faire craqueler ce cadre : alors qu'en union soviétique, la théorie élaborée par Gorbatchev (glasnost transparence et perestroïka restructuration) avait permis de situer les enjeux et de tracer le chemin à suivre, en Algérie aucune réflexion théorique n'avait précédé l'explosion du 5 octobre. On s'est retrouvé un peu dans la situation de 1954 : on déclenche la guerre de libération, et ensuite on organise un congrès (de la Soummam) pour jeter les fondements de la révolution. C'est un peu limite. Des partis de 15 personnes Ainsi donc, après l'ouverture sur le pluralisme, des partis politiques en bonne et due forme verront le jour, en contournant la loi fondamentale. Il suffisait que 15 personnes présentent un dossier au ministère de l'intérieur pour qu'elles se voient attribuer un local, une subvention, et prendre l'appellation de parti politique. Plus de 60 partis obtiendront leur agrément en l'espace de quelques mois. La plupart, sans assise politique et sans base sociale. Ce vide sera mis à profit par les islamistes de l'ex-fis pour occuper tout cet espace public : il remportera les élections municipales en juin 1990. Transformées en mairies islamiques (baladia islamia) ces mairies seront des bastions pour la conquête du pouvoir aux législatives de décembre 1991. L'ex-FIS n'avait fait qu'exploiter les contradictions du système et les failles constatées dans l'application d'un article de la Constitution. Au point qu'à son arrivée à la tête du HCE, le président Mohamed Boudiaf a voulu revoir ces trop grandes largesses accordées, au mépris de la loi, aux formations politiques. Il est inutile de revenir sur tous les drames qui se sont produits depuis cette date. On retiendra seulement que la constitution fut modifiée, en 1996, interdisant de créer un parti politique sur des bases régionales, linguistiques ou religieuses. La loi sur les partis, adoptée par la suite, oblige les partis à changer d'appellation, à présenter un programme et à organiser un congrès pour se conformer aux dispositions de la nouvelle loi. Botter en touche Une décantation a été opérée depuis ; beaucoup de partis n'ont pas organisé leur congrès et ont donc disparu d'une scène politique qu'ils avaient encombrée par un silence trop assourdissant. Des dispositions encore plus draconiennes ont été introduites par Yazid Zerhouni à la loi électorale : un parti qui n'obtient pas au moins 5% des voix à une élection sera pénalisé. Il y eut une nouvelle levée de boucliers, mais M. Zerhouni a tenu bon et à l'occasion de la confection de la nouvelle loi électorale, le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales a érigé d'autres barrières, à la lumière desquelles il a pu affirmer que le nombre des partis qui échapperont aux mailles de la nouvelle version de la loi électorale est aisé à établir, ajoutant que : "les données dont nous disposons font paraître que 9 partis politiques sortent d'une manière assez constante du lot pour avoir obtenu un score supérieur à 4% des suffrages exprimés répartis dans 25 wilayas et à raison de plus de 2.000 voix par wilaya." Il est facile après ça, de les identifier, et de dire qu'il s'agit du FLN, RND, MSP, RCD, PT, FFS, MRN, Ennahda et le FNA. Trois de ces partis font partie de l'alliance présidentielle. En l'état actuel des choses, on peut constater qu'on est sorti du chaos provoqué par l'explosion du 5 octobre 1988, mais que la démocratie et l'expression de l'opinion populaire ne sont pas encore réellement ancrées dans les mœurs, puisque des responsables continuent de botter en touche, en insistant sur le caractère spontané ou non de ces émeutes, alors que le débat est ailleurs. Pendant ce temps, des jeunes, dans toutes les villes d'Algérie, ne trouvent que l'émeute comme moyen d'action politique. Ou la fuite en avant, au sens propre et figuré de l'expression. R. M. Chahut de gamins, rupture, révolution, émeutes de la semoule : les grandes manifestations du 5 Cctobre, que d'aucuns ont pudiquement qualifiées « d'événements d'octobre » ont été analysées sous toutes les coutures, à la manière dont la presse coloniale avait traité de la guerre d'indépendance en Algérie, « la sale guerre ! » . Une chose est sûre, à partir de cette date, les choses ne seront plus comme avant. Une nouvelle ère avait commencé, dont l'onde de choc n'a pas fini de produire ses effets, au plan positif comme au plan négatif. Pour sa part, Ahmed Ouyahia, chef du gouvernement, déclarait récemment aux journalistes, dans les travées du palais Zirout Youcef, que le 5 octobre 1988 n'était pas un événement spontané. Pour lui, c'était une manipulation fomentée par des clans au pouvoir. En réalité, il ne sera pas le premier chef du gouvernement à avoir une telle appréciation du « chahut de gamins » qui a changé le cours de l'histoire en Algérie. Depuis cette date, et à différents niveaux, des responsables (ministres, leaders de parti) ont tous fait la même analyse. Or, en vérité, ce qu'on peut dire, c'est qu'après trois décennies de parti unique, la situation était mûre, en Algérie, pour le changement. Un point c'est tout. Déjà en 1986, Chadli Bendjedid avait voulu réviser en profondeur la Constitution et la Charte nationale, mais il dut battre en retraite sous la pression des clans influents du pouvoir (notamment au sein du comité central du FLN). Et l'histoire retiendra, surtout, que Chadli Bendjedid n'est pas l'homme du changement. Les vicissitudes de l'époque avaient fait que l'Algérie n'était pas sortie indemne du régime du parti unique. Ça laisse forcément des traces. Lorsqu'on bafoue pendant des décennies les principes du pluralisme politique et ceux de la liberté de la presse, il n'est pas facile, du jour au lendemain, de changer d'orientation. Spontané, dites-vous ? Mais lorsque des responsables, au plus haut sommet de l'Etat, en viennent à dénier aux émeutes du 5 octobre leur caractère de spontanéité, il y a à se poser des questions. Ça veut dire quoi « Spontané » ?! On sait tous, d'un côté, que la génération spontanée, ça n'existe pas, il faut toujours qu'il y ait un bouillon de culture dans lequel se préparent les conditions du changement. De l'autre côté, développer une telle analyse, c'est commettre un déni de démocratie et un mépris de l'opinion. Alors que Larbi Ben M'hidi disait : « Mettez la révolution dans la rue, elle sera portée par le peuple » les différents dirigeants algériens estiment au contraire que le peuple n'a pas droit à la parole. Ecoutons plutôt le témoignage d'un citoyen qui était âgé de 38 ans en 1988 : « Aux environs de 18 heures, je descendais à Reghaia du train qui venait d'Alger. Sur la route qui menait de la gare à la cité où j'habitais, je me suis soudain trouvé face à un groupe d'adolescents (de 15 à 25 ans environ) qui brûlaient la kasma du FLN et un bâtiment public. Je me suis mêlé à eux et je leur ai demandé de cesser cette action violente. » Il leur a conseillé de fabriquer des banderoles et de manifester pacifiquement dans la rue. « Non, les manifestations, ça ne donne rien. Ils ne comprennent que le langage de la violence ». On a éduqué des générations d'Algériens au langage de la violence, voilà tout le drame. Il n'y pas de courroie de transmission entre la base et le sommet. Pas de canal de discussion. Nos dirigeants (parmi eux, beaucoup de premiers ministres) ont été formatés dans ce moule. Ils n'ont pas d'autres visions. Pour eux, le peuple est incapable, par le biais de ses associations ou de ses représentants, de s'organiser pour manifester une opinion sous une forme intelligible. C'est bien simple, pour eux, le peuple n'a pas d'opinion et n'a pas à en avoir une. Espace public et sphère privée A l'opposé, il y a eu toute une littérature (de Lehaouari Addi à Abderrahmane Mebtoul, en passant par Sadek Hadjerès) qui ont abordé les « événements » d'octobre sous l'angle de la rupture avec les pratiques du passé, en donnant de la valeur justement à l'opinion du peuple. Si le jargon communiste, où la langue de bois se taille la part du lion, a trop abusé d'expressions trop floues, comme celles de « masses populaires », d'autres analystes ont considéré, à juste titre, que la nature du régime mis en place depuis 1962 a fait que l'exercice du pouvoir a été « privatisé » par un ou plusieurs clans, sous couvert de populisme et de déma gogie, la devise étant « par le peuple et pour le peuple », alors même que le peuple est exclu et n'a pas voix au chapitre. De ce fait, ont-ils estimé, le 5 octobre 1988 est une effraction de l'espace public dans ce qui était considéré jusque-là, comme une sphère privée (de l'exercice du pouvoir). Autre chose : l'ouverture au pluralisme stipulé dans la constitution de 1989 était encadré : il s'agissait de faciliter un tant soit peu la création de simples associations politiques, pour permettre à des courants qui étaient déjà présents au FLN (islamistes, démocrates, communistes, sociaux démocrates) de pourvoir agir à l'air libre. Mais les antagonismes et les contradictions du pouvoir ont vite fait de faire craqueler ce cadre : alors qu'en union soviétique, la théorie élaborée par Gorbatchev (glasnost transparence et perestroïka restructuration) avait permis de situer les enjeux et de tracer le chemin à suivre, en Algérie aucune réflexion théorique n'avait précédé l'explosion du 5 octobre. On s'est retrouvé un peu dans la situation de 1954 : on déclenche la guerre de libération, et ensuite on organise un congrès (de la Soummam) pour jeter les fondements de la révolution. C'est un peu limite. Des partis de 15 personnes Ainsi donc, après l'ouverture sur le pluralisme, des partis politiques en bonne et due forme verront le jour, en contournant la loi fondamentale. Il suffisait que 15 personnes présentent un dossier au ministère de l'intérieur pour qu'elles se voient attribuer un local, une subvention, et prendre l'appellation de parti politique. Plus de 60 partis obtiendront leur agrément en l'espace de quelques mois. La plupart, sans assise politique et sans base sociale. Ce vide sera mis à profit par les islamistes de l'ex-fis pour occuper tout cet espace public : il remportera les élections municipales en juin 1990. Transformées en mairies islamiques (baladia islamia) ces mairies seront des bastions pour la conquête du pouvoir aux législatives de décembre 1991. L'ex-FIS n'avait fait qu'exploiter les contradictions du système et les failles constatées dans l'application d'un article de la Constitution. Au point qu'à son arrivée à la tête du HCE, le président Mohamed Boudiaf a voulu revoir ces trop grandes largesses accordées, au mépris de la loi, aux formations politiques. Il est inutile de revenir sur tous les drames qui se sont produits depuis cette date. On retiendra seulement que la constitution fut modifiée, en 1996, interdisant de créer un parti politique sur des bases régionales, linguistiques ou religieuses. La loi sur les partis, adoptée par la suite, oblige les partis à changer d'appellation, à présenter un programme et à organiser un congrès pour se conformer aux dispositions de la nouvelle loi. Botter en touche Une décantation a été opérée depuis ; beaucoup de partis n'ont pas organisé leur congrès et ont donc disparu d'une scène politique qu'ils avaient encombrée par un silence trop assourdissant. Des dispositions encore plus draconiennes ont été introduites par Yazid Zerhouni à la loi électorale : un parti qui n'obtient pas au moins 5% des voix à une élection sera pénalisé. Il y eut une nouvelle levée de boucliers, mais M. Zerhouni a tenu bon et à l'occasion de la confection de la nouvelle loi électorale, le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales a érigé d'autres barrières, à la lumière desquelles il a pu affirmer que le nombre des partis qui échapperont aux mailles de la nouvelle version de la loi électorale est aisé à établir, ajoutant que : "les données dont nous disposons font paraître que 9 partis politiques sortent d'une manière assez constante du lot pour avoir obtenu un score supérieur à 4% des suffrages exprimés répartis dans 25 wilayas et à raison de plus de 2.000 voix par wilaya." Il est facile après ça, de les identifier, et de dire qu'il s'agit du FLN, RND, MSP, RCD, PT, FFS, MRN, Ennahda et le FNA. Trois de ces partis font partie de l'alliance présidentielle. En l'état actuel des choses, on peut constater qu'on est sorti du chaos provoqué par l'explosion du 5 octobre 1988, mais que la démocratie et l'expression de l'opinion populaire ne sont pas encore réellement ancrées dans les mœurs, puisque des responsables continuent de botter en touche, en insistant sur le caractère spontané ou non de ces émeutes, alors que le débat est ailleurs. Pendant ce temps, des jeunes, dans toutes les villes d'Algérie, ne trouvent que l'émeute comme moyen d'action politique. Ou la fuite en avant, au sens propre et figuré de l'expression. R. M.