Le Carrefour d'Algérie 31 mars 2010 Si l'on arrive à Ghardaïa pour la première fois, avec en tête une carte postale représentant une ascension de maisons étagées, solidairement construites, surmontées d'une tour visible de loin, on risque à coup sûr d'être déçu, une fois le panneau annonçant la ville dépassé. Après avoir traversé le centre de Berriane, à une dizaine de kilomètres plus en avant, et son important service d'ordre stationné le long de la rue principale, signe de turbulences sociales, la capitale du M'zab paraît certes paisible, mais ne révèle pas encore tout de ses secrets. C'est en y séjournant même pour peu de temps, que la ville vous incite à mieux la connaître, à en découvrir ses charmes aussi discrets que ses habitants, à s'offrir comme une fleur du désert aux passagers à la recherche d'une histoire particulière semée de quelques légendes agréables à raconter. Nous sommes à plus de 600 km d'Alger et de son stress, de ses administrations centrales, de ses bruits confus et de la crispation de ses habitants. Ici, tout est sourire et chacun se fait un devoir de vous montrer votre chemin, voire de vous y accompagner. Il vous suffit juste de l'aborder. Fait vestimentaire frappant, le haïk blanc porté par les femmes et le pantalon traditionnel ample avec une calotte claire sur la tête pour les hommes. On vous expliquera très rapidement que les femmes aux visages découverts sont célibataires et que celles qui serrent le haïk au milieu du visage, ne laissant qu'un œil découvert, sont mariées. Un code social qui permet de poser les limites de l'intention. C'est qu'ici nous sommes dans le territoire privilégié du rite ibadite et les coutumes sont conservées aussi bien dans la vie familiale qu'à l'extérieur. Les Ibadites représentent moins de 1% des Musulmans dans le monde et fondent leur rite sur les principes de la foi, du travail et surtout de l'égalité, des valeurs perdues dans l'ensemble du pays. Un Islam « pratiqué dans la vie » pour paraphraser un britannique qui se serait intéressé à la question. Cela dure depuis un millénaire et la pentapole érigée dans le creux de l'Oued M'zab, à 500m d'altitude sur un terrain rocheux, arbore avec fierté ses cinq cités. Celle dont on parle le plus, la benjamine Beni Izguene, vole quelque peu la vedette par le nombre de visiteurs qui la sillonnent sous la conduite d'un guide, qui avertit chaque groupe d'éviter de prendre des photos sauf des endroits autorisés et de laisser passer les femmes en serrant à droite, lors de l'escalade de ruelles étroites semblables à celles des médinas maghrébines. Les puits qui s'égrènent le long de l'itinéraire, jouxtent un palier chacun. Chacun des palmiers est destiné par sa production à fournir l'argent nécessaire à l'entretien de la mosquée. L'importance de l'eau, et de son économie dans cette région aride, fait partie de la culture locale, son gaspillage est fortement contrôlé par toute la communauté. Un exemple à suivre particulièrement dans un pays où le rapport à l'eau est confus et coûte en investissements de quoi faire face à d'autres priorités. La société ibadite puise son ingéniosité et l'intelligence d'une bonne gouvernance spatiale dans un mode religieux privilégiant la durabilité des ressources et la transmission des valeurs fondatrices. Cela ne va pas sans une discipline qui peut paraître épuisante pour qui n'y est pas né. En fait, les Mozabites sont éduqués dès le jeune âge à respecter les conditions d'une vie commune, proche des concepts du socialisme ou dirons-nous d'un solidarisme typiquement ibadite. L'enfant apprend dès le jeune âge à utiliser son temps entre l'école publique et l'école coranique sans perdre un seul instant. L'apprentissage du Coran est sacré, et la langue arabe occupe une place prépondérante au côté de la langue berbère, ce qui n'empêche personne d'apprendre aussi d'autres langues. On peut penser que la liberté des femmes est restreinte à la seule procréation et l'éducation des enfants, si l'on porte un regard occidental sur la condition féminine. Mais il faut savoir que celle des hommes se termine au seuil du foyer. La femme mozabite est réellement le chef de la famille et c'est d'elle qu'émanent les décisions dans l'organisation familiale. D'ailleurs, un conseil des femmes se tient chaque année dans l'un des ksours et on y débat de tout ce qui concerne la vie sociale. Au terme de cette réunion, les recommandations sont totalement prises en compte par le comité des sages, organe suprême de l'organisation politique de la cité. Par ailleurs, les mariages sont organisés collectivement et regroupent aussi bien les concernés que les invités en une soirée qui se passe de tout gaspillage propre aux mariages des autres villes et dans la ferveur religieuse. La dot est la même pour tous les couples et les contrevenants sont dénoncés publiquement au risque d'une excommunion. La communauté ibadite est la seule où la population par son action de solidarité ne connaît pas le chômage sans pour cela que l'Etat n'intervienne dans les équilibres sociaux. D'ailleurs, il est rare de rencontrer des mendiants dans la ville de Ghardaïa. Ces derniers appartiennent en réalité à d'autres communautés ou alors viennent d'autres villes. La ville adopte la sieste comme hygiène de vie et pour ceux parmi les touristes, qui désirent faire des achats particulièrement d'articles d'artisanat, il est bon de suivre le rythme de la ville où les commerces ouvrent à partir de neuf heures pour fermer avant la prière de l'Asr et rouvrir vers 16 ou 17 heures pour fermer à nouveau vers 19 heures. La vie est rythmée par la prière, condition d'appartenance à la communauté musulmane tout autant qu'ibadite. Les petits projets bénéficient depuis quelques années de crédits sans intérêt en provenance d'une banque algéro-suisse, dont le conseil d'administration comprend les notables de la ville. Cette formule obéit à la démarche de ce qu'il convient d'appeler la finance islamique mais avait trouvé un terrain fertile de développement dans les enseignements du rite dominant dans la région. Le plus significatif dans cette région où des conflits préfabriqués entre communautés de rites différents ont envenimé les relations sociales, c'est la capacité des uns et des autres à faire passer l'intérêt général avant l'intérêt communautaire. C'est de cette capacité à vouloir appartenir à un espace géographique commun que naît l'esprit de grandeur propre à la région de Ghardaïa. C'est ce qui nous permet de dire en la quittant qu'il ne s'agit pas seulement d'une simple ville d'Algérie mais plutôt d'un exemple qui pourrait inspirer toute l'Algérie.