Par Sid Ahmed Hammouche et Thierry Jacolet | La Liberté | 19/02/2011 | 15H36 Partager: Malika (prénom d'emprunt) risque gros, très gros, en répondant à ces questions par téléphone depuis Tripoli. « En vous parlant, je regarde à travers la fenêtre et je demande si quelqu'un ne va pas venir frapper à ma porte », confie cette jeune commerçante. Elle a malgré tout accepté de témoigner de la situation en Libye, où la colère de la rue enfle toujours plus depuis le milieu de la semaine. 84 morts en Libye Selon un décompte fait par l'ONG Human Rights Watch ce samedi, les forces de sécurité libyennes ont fait au moins 84 morts depuis mardi, début des manifestations. « Les médias n'en parlent pas, mais il faut dire que les mouvements de protestation existent. Il faut raconter notre calvaire. Parce qu'en Libye se déroule un massacre à huis clos », insiste-t-elle. La Liberté : Que se passe-t-il à Tripoli ? Malika : Tout est bouclé. L'armée et les forces de sécurité sont partout. On n'arrive pas à sortir dans la rue et les moindres faits et gestes sont contrôlés. Les gens doivent montrer leur carte d'identité et expliquer chaque déplacement. Green Square, la plus grande place de la ville, est interdite à la circulation. Elle est entourée par les forces de l'ordre. Ce qui n'empêche pas la population de manifester… On ne sait pas combien il y a de manifestants mais ils sont bien là. Dans les quartiers et les banlieues de Tripoli, il y a des mouvements de jeunes qui réclament la chute du pouvoir et le départ de Kadhafi. Y a-t-il des affrontements ? Oui, en ce moment, en plein cœur de Tripoli, il y a des heurts entre de très jeunes gens et les forces des Comités populaires [les piliers du régime, ndlr]. Mais je n'ai pas encore entendu de tir. On a vu jeudi des hélicoptères qui ne cessaient de tournoyer dans le ciel en produisant un bourdonnement harassant. Il y a aussi beaucoup de petits bandits qui attaquent les jeunes. Mais les gens sortent dehors et risquent leur vie malgré l'interdiction de manifester. J'ai vu les Comités populaires qui approchaient les jeunes pour leur dire qu'ils leur donneraient de l'argent s'ils rentraient chez eux. Ces jeunes ont répondu qu'on ne pourrait pas leur acheter leur liberté et leur révolte. Le régime paie aussi des gens pour contrer les manifestants. Il a ramené des Touareg du Sud qui parlent français. Ils sont armés de bâtons et de machettes et attaquent les manifestants pour les disperser. Je suis rentrée de la ville de Zantan, où la localité est aux mains de la population. Il y a beaucoup de morts, plus de 60 victimes. Benghazi enregistre plus de 100 morts. Des Libyens tués par balles. A Tripoli, le régime a raflé plus de 20 000 personnes. En même temps, la télévision libyenne montre la propagande du défilé du colonel et sa garde rapprochée. Les Libyens semblent déterminés à en finir avec Kadhafi. Vraiment, il faut nous comprendre : il nous prive de l'enseignement, de nos libertés, de la santé. Un exemple : si on tombe malade, il n'y a pas de soins. Pour se faire soigner, il faut aller en Tunisie, en Jordanie ou ailleurs. J'ai un commerce et même cette activité est difficile. Tous les gens des Comités populaires nous rackettent. Le régime a créé un système mafieux qui permet de nous reprendre ce que l'on gagne en quelques semaines ou en quelques mois. On en a marre de Kadhafi. Il faut son départ. On veut respirer car on étouffe dans ce pays. Aujourd'hui, on se bat avec des moyens dérisoires, juste avec notre corps, notre cœur, pour sortir dans la rue et avoir le courage de dire : « On veut la liberté, on ne veut plus de ce régime. » Mais vous utilisez aussi Facebook ou YouTube pour crier votre colère… Internet est notre unique arme, mais ce n'est pas suffisant. On veut que les médias viennent pour montrer ce qui se passe. Car il n'y a personne ici. Où est la presse internationale ? Pourquoi ne venez-vous pas dans ce pays pour témoigner ? Où est l'Europe, l'Amérique ? Pourquoi vous n'essayez pas de rentrer pour casser cet embargo sur l'information ? Où sont les agences de presse ? Où sont les ONG ? On est sorti pacifiquement pour demander notre liberté et les forces de l'ordre nous chargent, tirent à balles réelles sur nous. Ils nous terrorisent. Le monde s'est solidarisé avec les Egyptiens et les Tunisiens. Et pourquoi pas pour les Libyens ? On veut que l'Amérique dise qu'il ne faut pas toucher à ce peuple qui demande la liberté. On est peut-être le peuple au monde qui en a le plus besoin. Le peuple égyptien a pu s'appuyer sur l'armée en Egypte. Les Libyens peuvent-ils espérer qu'une partie de l'armée se retourne et soutienne la population ? Le point faible du régime de Kadhafi, c'est qu'entre les forces spéciales de Kadhafi et les unités de l'armée qui sont issues du peuple, il y a de grandes failles. On espère que les militaires, qui sont les enfants du pays, vont écouter l'appel à l'aide du peuple. On va réussir. Je l'espère. Photo : un manifestant tient une pancarte anti-Kadhafi devant l'ambassade libyenne à Londres, le 17 février (Stefan Wermuth/Reuters). Lectures: