In Maghreb Emergent 14 juin 2011 Autoroute Est-Ouest, métro d'Alger, Tramway d'Alger, les grands chantiers ont tous débordé de leurs délais. A la source, le plus souvent, une entrave commune, les litiges autour du paiement de situation. Un passage en revue des contentieux révèle que la fonction recouvrement est devenue un énorme nid de corruption entre sociétés et maîtres d'œuvre publics. Mais aussi parfois directement entre sociétés. Le métro d'Alger va être livré en novembre prochain. Parole de Jean-Pierre Raffarin. A une des tables du dîner de gala du forum d'affaires algéro-français, à l'hôtel Hilton, les langues des «professionnels» se délient au fil du menu : «c'est loin d'être gagné. J'ai vu tout à l'heure les gars de chez Vinci. Il y a toujours une tranche de paiement en litige. Il n'est pas dit du tout que le chantier ne va pas s'arrêter à nouveau dans les semaines qui viennent». Confirmation à la table voisine. Le ministre des Transports algérien a bien «sauté» un DG de l'EMA, l'entreprise du métro d'Alger, parce qu'il prenait trop de temps à avaliser les états du consortium conduit par le français Vinci qui a repris le chantier en 2006. Cela n'a rien changé. «Le règlement se fait toujours avec de très gros retards à cause de points de détails inextricables» se plaignent les entreprises intervenantes. «Les étrangers qui exécutent des grands contrats d'équipement en Algérie n'arrivent pas à se faire payer dans des délais de marché. L'administration est tatillonne. Le maître d'œuvre direct n'est jamais libre de ses décisions. Les tutelles jouent un rôle pas clair de censeurs» explique un consultant auprès d'un grand cabinet conseil international implanté en Algérie. Conséquence, tous les grands chantiers se sont enlisés. La seconde rocade autoroutière autour d'Alger (68 km), 22 mois de retard, Tramway d'Alger 26 mois de retard, tronçon Est de l'autoroute Est-Ouest 29 mois et risque de résiliation, tronçon centre de la même autoroute 26 mois de retard ; et la liste est longue dans les secteurs de l'hydraulique, des travaux maritimes, des transports. Les entreprises de réalisation impliquées dans les litiges de règlement sont pourtant bien diverses : françaises (Vinci, Alstom, Siemens France ), consortium portugo-espagnol (OHL), japonaises (Consortium Cojaal) et même chinoises (Citic CRCC). «La récurrence des litiges sur le paiement des tranches de situations de chantiers peut s'expliquer par l'importance des montants en jeu sur de tels contrats. L'expérience a montré malheureusement que cela n'est pas toujours le cas» explique le consultant. Le non-paiement des créances par les maîtres d'ouvrages publics, a, dans de nombreux cas, créé des situations de blocage qui libèrent le terrain devant les grands réseaux de trafic d'influence. «Des réseaux existent à Alger chargés de vous faire obtenir le règlement de vos factures auprès de qui de droit. Ils ne peuvent prospérer que parce que l'administration se charge de bloquer». Comment les chinois ont «acheté du temps» C'est bien sûr l'affaire des Chinois de CITIC qui a exhumé l'importance de ce business du recouvrement. Le réseau présumé de Chani Medjdoub-Addou Sid Ahmed a été mis en accusation pour avoir «aidé» la holding chinoise partenaire de CRCC en Algérie, à obtenir auprès du cabinet de Amar Ghoul, ministre des Travaux publics, le versement, notamment, des avances et des premiers états du chantier des deux tronçons Centre et Ouest de l'autoroute Est-Ouest. Le total des commissions a atteint le montant astronomique de 200 millions d'euros, dont la traçabilité n'a pas encore permis d'identifier les autres bénéficiaires à Alger. Pour le consultant proche des «grands contrats», «les Chinois ont fait un calcul économique simple. Ils ont évalué les pénalités de retard qu'ils subiraient du fait du retard du chantier faute de trésorerie pour le faire avancer. Ils les ont rapportées à la marge opérationnelle qu'il allait réaliser sur le contrat et ont sorti la dépense d'accompagnement qu'ils pouvaient tolérer pour acheter du temps». Recouvrer pour les sociétés engagées dans une course de délais sur un chantier est exceptionnellement profitable. Or tous les grands contrats cités sont assortis de clauses, pénalités de retard, censées se retourner contre les maîtres d'ouvrages qui ne maîtrisent pas leur planning. Une clause qui en fait de gros gibier à pots-de-vin. Un cercle vicieux qui fini en pot de vins En réalité l'utilisation des retards dans le recouvrement pour obtenir, en dessous de table, des «commissions» des prestataires et fournisseurs est une pratique ancienne qui s'est étoffée en Algérie. L'essor du secteur privé, dans la réalisation en bâtiment et autres fournitures à des donneurs d'ordre publics a étendu le trafic d'influence «pour régler les factures en suspens». Les scandales en série dans le secteur public sont venus assombrir le tableau. A Oran, un groupe d'une dizaine de PME est en difficultés faute d'avoir recouvré ses créances auprès de Sonatrach Aval. Elles se sont laissé enflammer par les contrats autour du sommet mondial du GNL 16. Puis tout s'est bloqué avec la chute du haut management de Sonatrach. «Nous détenons une créance de plusieurs dizaines de millions de dinars pour la fourniture d'un équipement électronique de pointe et le réseau y attenant. Le recouvrement nous épuise nerveusement. Je ne parle pas des préjudices sur le développement de notre entreprise» explique le directeur d'un électronicien connu dans la région. L'éclatement des affaires de pots-de- vin liées au recouvrement a rendu plus compliqué le règlement des factures ordinaires dans le secteur public. «Une partie des retards vient de la crainte d'être accusé de collusion avec le fournisseur ou le maître d'œuvres. Lorsque le retard devient trop grand il ouvre vraiment la porte à la corruption. C'est un cercle vicieux. La peur de l'accusation du dessous-de-table fini par créer les conditions du pot-de-vin» explique le chef d'une petite entreprise du bâtiment à Sidi Bel Abbes. Les grands comptes du secteur privé aussi font de grands retards de règlement des factures de leurs prestataires. Mais c'est là un autre «chantier». Lectures: