02 septembre 2011 Syrie, Algérie. Deux des derniers pays arabes vraiment «frères». Une géographie les sépare, mais beaucoup de petites histoires les unissent. Liste des affinités et plus. Kamel Daoud Deux officiers syriens sont morts dans l'attentat-suicide qui a frappé l'école militaire de Cherchell, à Alger, le 18 août 2011. Il y a quelques semaines, le 25 juin, la télévision algérienne a brièvement filmé, par accident, quelques dizaines de soldats syriens en Algérie, en formation dans les écoles militaires du pays. C'était lors de la cérémonie de sortie de trois promotions et de remise de grade par Bouteflika lui-même. Parmi les «honorés», des officiers syriens, justement. Il y a quelques années, l'image aurait à peine intéressé. Aujourd'hui, elle sonne comme un immense aveu, mais aussi comme une surréaliste impudence. L'armée syrienne, accusée de tous les crimes contre l'humanité, auteur de 2.500 assassinats en Syrie, est donc aussi hébergée, formée et nourrie en Algérie, sans que cela fasse ciller. D'autres points communs? Le Baath syrien et le baathiste du FLN Le baathisme est l'un des piliers idéologiques du système politique algérien. «On est arabe, on est arabe, on est arabe», avait annoncé l'ancien président algérien, Ahmed Benbella, les premiers jours de l'indépendance, en 1962. Plus arabe que les arabes, le pouvoir en Algérie a donc traité par la déculturation la Kabylie algérienne et ses printemps, écrivains, cultures, chants et autres signes identitaires. Les autres minorités seront réduites à des folklores par la «culture nationale» et les violences de «l'authenticité» et des «retours aux sources» des années 70, décennie du panarabisme triomphant. Autant que le Baath syrien (FNP, Front national progressiste, créé en 1972 par le père de Bachar al Assad), le Front de libération national (FLN) algérien reste un parti unique, malgré le multipartisme de façade. Son président d'honneur reste Bouteflika, son secrétaire général est son ministre d'Etat et son représentant personnel. Le FLN reste aussi la machine de cooptation électorale agréée depuis toujours. Il croit, comme le Baath syrien, à l'arabité et sa renaissance, à l'islam comme religion d'Etat, à l'idéologie du «moi ou le chaos» et à celle du tutorat sur le pays, «dans son intérêt». Ce n'est pas un parti d'ailleurs, mais un appareil, un système. Le FNP syrien a été créé pour absorber le «multipartisme» et le rendre impossible. Le FLN en fera de même à l'indépendance de l'Algérie puis comme parti unique et, enfin, comme parti favori après le jeu de dupes du multipartisme algérien des années 90. Les Moukhabarates et le DRS C'est l'un des points communs les plus frappants entre les deux régimes: la mainmise des «Services» et de la police politique sur la politique et l'économie du pays. Les Moukhabarates syriennes comme le Département du renseignement et de la sécurité algérien (DRS, héritier de la Sécurité militaire) désignent, en toute souveraineté, les chefs de partis, mènent les journaux à la baguette, contrôlent les élections et les parlements, «maquent» les milieux d'affaires et les patronats, gèrent les rentes et les agences d'aide de l'Etat, donnent des ordres aux juges et veillent sur la vie nationale par des centres de collectes d'infos et de bulletins partout dans le pays. Dans chaque ministère, mairie, journal, préfecture, équipe de foot ou association, il existe un officier du DRS ou l'un de ses agents. Autant en Syrie. Les Moukhabarates sont le noyau dur du pouvoir et son centre de décision. Les habitants disent que quand trois Syriens se rencontrent, au moins un fait partie des Moukhabarates. Les services des deux pays étaient craints par leurs proches voisins (Maroc, Tunisie, Liban, Irak) et accusés de tous les sales coups. La cooptation des présidents au nom de la stabilité Bachar al Assad a été nommé président héritier de son père à 34 ans, en juillet 2000. Pour ce faire, le «système» a amendé la Constitution, baissé l'âge légal de prise de fonction et nommé l'héritier général en chef des forces armées syriennes. La recette donnera des idées à Moubarak, Kadhafi, Ali Salah et leurs fils; à Abdelaziz Bouteflika et son frère. En Algérie, ce dernier (désigné en 99) et ses prédécesseurs ont tous été «parachutés» par l'armée et les Moukhabarates; jamais élus par le peuple. La raison? La même qu'en Syrie: la doctrine de la stabilité et la nécessité de sauver le système et d'en assurer la pérennité. La présidence dépend d'équilibres entre officiers, familles et intérêts. C'est une affaire trop sérieuse pour être laissée au peuple. La main étrangère pour justifier le pied du dictateur C'est une sorte de légitimité par défaut pour s'assurer l'union des rangs, en Syrie et en Algérie. En Algérie, les crises avec la France sont cycliques et entretenues, autant qu'avec des pays arabes: main iranienne durant les années de la menace islamiste, ambitions marocaines, etc. Le but est évident: l'ennemi externe soude les troupes internes et permet une sorte d'état d'urgence (faussement levée en février 2011 en Algérie et en avril en Syrie) qui permet de «militariser» encore plus la vie nationale, de limiter les libertés et de sursoir à la concurrence politique au nom d'impératifs nationaux et de priorités toutes aussi nationales. La «main étrangère», le complot, les parties étrangères, les plans de déstabilisation internationaux, sont des topiques classique de la propagande pour les deux pays: au nom du front de refus contre Israël ou du refus de l'ingérence et de l'hypernationalisme en Algérie. L'habileté dans les fausses réformes L'Algérie a été l'un des premiers pays arabes à user avec brio des recettes de la fameuse démocratie contrôlée dès les années 90: faux multipartisme contrôlé par un parti unique dit «majoritaire». Le parti majoritaire est «vendu» à l'opinion sous la forme d'une alliance de trois partis (le FLN, son petit frère le RND et des islamistes soft avec le Mouvement de la société pour la paix) clonés et qui contrôlent la majorité dans le Parlement et le sénat. Seconde formule: des élections truquées à la source (on ne bourre plus les urnes mais on contrôle les candidatures à la racine par une administration et des Services vigilants). Troisième phase, l'assimilation des islamistes et leur intégration dans l'économie de rente. En dernier, l'alibi de la presse privée pour illustrer la démocratisation en marche. La Syrie de Bachar n'a pas fait de même, mais promet déjà de s'y atteler face à la menace du Printemps. Bachar a promis une révision de la Constitution, une loi pour le multipartisme contrôlé, le droit à la manifestation, un dialogue national (le pouvoir en Algérie en a lancé un en 1992 et un autre après la fuite de Ben Ali, mais entre les «siens»), des élections propres mais le tout mené par ses hommes et selon les intérêts de la famille régnante et de leurs affidés. Dans le réel, cela donne des situations à l'algérienne: les manifestants syriens ont, sur le papier, le droit de manifester, mais en pratique c'est autre chose. Dans la rue, on les tue. En Algérie, on a le même droit mais les autorisations de marches sont refusées —même quand Bouteflika dit le contraire. Le complot étranger, le déni et le refus de l'ingérence L'ingérence est le maître mot de la propagande dans les deux pays. Le refus de l'ingérence sert à stigmatiser non seulement les pressions étrangères, mais aussi les oppositions internes qui sont systématiquement présentées comme des appendices de l'Occident, d'Israël, de l'impérialisme, etc. Le discours sur l'ingérence s'accompagne, généralement, d'un usage médiatique du déni qui laisse pantois: en Algérie, la télévision publique est envoyée filmer les manifestations des Algériens après la dispersion de la foule par la force. Le but: montrer que les manifestants étaient douze et non 3.000. En Syrie, le déni va plus loin: on filme des aveux «arrachés» par la torture, des pseudo terroristes, et des armes sont déposées dans les mosquées avant d'être «découvertes»… Du bon usage des «groupes terroristes» La formule fait école depuis des années en Algérie et sert à presque tout. En Syrie, le régime a fait plus fort: l'armée lutte contre le terrorisme et ne tue pas les civils; les civils morts sont des hommes armés abattus, pas des civils assassinés; l'armée n'assiège pas les villes ni ne les saccage; ce sont les populations locales qui lui demandent de l'aide contre les «groupes armées»… Les cadavres de soldats morts ne sont pas ceux de soldats exécutés parce qu'ils ont refusé de tirer sur les civils, mais les victimes de ces «groupes armés» embusqués parmi des civils. En Algérie, la mémoire est encore vive sur le sens exact de «lutte contre le terrorisme» durant les années 90. La grossièreté de la propagande C'est l'une des affinités fortes entre les deux «frères»: on ne recule ni devant le ridicule, ni devant l'impensable pour les bonnes œuvres de la propagande. En Algérie, la télévision reste «unique», étatique et sous contrôle strict du pouvoir. Elle sert à répéter ce que dit le président Bouteflika et à discréditer ses opposants ou leur interdire la voix et l'image. L'obsession de l'information et de son contrôle est commune aux deux régimes, avec des formules identiques pour faire croire le contraire: des journaux inquiétés, contrôlés ou soumis au diktat de l'agrément. En Syrie, la grossièreté est passée au chef-d'œuvre de l'outrecuidance. La formule est presque nazie, mais elle y est vraie: plus le mensonge est gros, plus il passe. Les exactions des soldats filmées au téléphone portable sont systématiquement démenties par les voix officielles: «ce sont des clips de l'armée irakienne», soutient-on sans sourire. La fratrie et la famille En Syrie, on parle des alaouites et de la petite famille de Bachar al Assad: Ramy Makhlouf, son oncle, parrain de l'économie; Maher son frère, patron de l'armée qui tue et terrorise. En Algérie, la tentation existe de remplacer l'actuel président par son frère, Saïd Bouteflika. Un parti a été lancé, mais vite réduit en mode veille. L'idée trop monarchiste heurtait un peu la dictature républicaine. Le pouvoir n'est pas démocrate mais il aime l'alternance entre ses clans. Et l'économie? Elle reste contrôlée par des «familles» et des centres de décision. Les investisseurs étrangers qui ont cru aux avantages de l'investissement en Algérie ont été nombreux à ne pas comprendre les règles et ont mis des années à trouve des réponses brèves aux bonnes questions: «Qui décide»? Qui doit-on payer? Qui corrompre en premier?» Le jeu de la ruse avec les puissances «Si tu me touches, le Moyen-Orient s'effondre dans le chaos», dit le Syrien. «Si tu me déstabilise, al-Qaida fera des ravages dans la région», dit l'Algérien. «Je suis le garant de la sécurité de l'approvisionnement», ajoute l'Algérien. «Je suis le garant de la sécurité d'Israël, malgré les apparences», répond le Syrien. Pour les deux pays, l'Occident est à la fois craint, manipulé, rejeté, invité, contourné, allié et accusé. Si en matière de politique interne les deux régimes sont violents, grossiers et fourbes, ils démontrent depuis des années une incroyable intelligence à gérer les pressions étrangères. Pouvoir réel/pouvoir apparent C'est le cas des deux régimes frères. En Algérie, le pouvoir est dit bipolaire: entre les «Services» qui ne disent rien et font tout, et la présidence qui dit tout mais ne fait rien. Cette dernière fonctionne parfois comme porte-parole de ces centres occultes du pouvoir ou s'engage dans des promesses qu'elle ne peut pas tenir, puisque ce n'est pas elle qui décide entièrement. On peut donc relire les déclarations et les promesses de Bachar al Assad depuis des mois, sous cet éclairage: il parle, promet l'arrêt des répressions et de l'usage des balles réelles, mais son armée, celle de son frère, fait le contraire ou simplement ce qu'elle veut. Y a-t-il une différence? Oui. Dans le bilans des morts. Le pouvoir en Syrie tue les gens. En Algérie, depuis des années, le pouvoir tue le temps par des promesses de réformes. Kamel Daoud Lectures: 8