Lettre ouverte au Premier Ministre Caïd Essebsi « Aucun autocrate n'aura plus jamais de prise sur notre destinée » Monsieur le Premier ministre, Notre peuple s'apprête à vivre ses premières élections libres. Ceci n'est pas pour plaire à ceux qui ont été accoutumés à des élections dont les résultats sont connus d'avance. Face à cette grande inconnue, certains paniquent et complotent contre l'unique institution légitime à naître après la révolution. Ceux d'entre eux qui sont au-devant de la scène s'ingénient à trouver des subterfuges pour limiter son mandat, sa législature et ses compétences. Ceux qui se tiennent dans l'ombre nous menacent de scénarios à l'algérienne, mobilisant les bandits du défunt RCD ainsi que les criminels de la police politique pour fomenter des actes de violences maquillés en attaques de « salafistes », dans une tentative d'accréditer la thèse éculée de Ben Ali, du rempart contre l'extrémisme islamiste. La tentation de prolonger la vie de votre gouvernement provisoire au-delà du 23 octobre est explicable, le pouvoir est séducteur et corrupteur. Mais la volonté du peuple doit être respectée et votre gouvernement s'était engagé à le faire, même si l'adage veut que les promesses n'engagent que ceux qui les reçoivent. Vous auriez tort d'oublier que notre peuple a fait une révolution contre un régime dictatorial et n'est pas près de se laisser usurper sa liberté par les nostalgiques de l'ancien régime. Ce fut une révolution pacifique, une marque distinctive qui lui valut le respect du monde entier. La passation s'est faite en douceur et notre pays n'a pas eu à déplorer de coupure d'électricité ou d'eau, d'insécurité grave, de paralysie des transports, de cessation de l'activité économique ou de banqueroute ; notre peuple s'est remis au travail, malgré tous les sabotages organisés par la vieille garde de Ben Ali sous couvert de syndicalisme, et a traversé cette période dangereuse dans la vie des peuples sans trop de dégâts, Dieu merci. Cela a été réalisé dès la première quinzaine de la transition. Votre gouvernement provisoire avait eu pour tâche de poursuivre ce travail et de gérer les affaires courantes jusqu'à l'élection de la première institution légitime et légale, la Constituante. Après sept mois d'exercice, nous ne voyons aucune transparence dans la gestion de votre gouvernement. Et tout le monde sait que la démocratie c'est d'abord et avant tout la transparence dans la prise de décision. Monsieur le Premier ministre, Sous réserve de réalisations cachées, votre bilan parait peu reluisant : Vous étiez supposé prendre des mesures urgentes pour protéger nos archives de la prédation. Il s'agissait de préserver la mémoire de notre pays à travers ces documents qui vont permettre au peuple de demander des comptes aux vrais criminels, aujourd'hui libres de leurs mouvements et aussi puissants que sous l'ancien régime ; au lieu de livrer à la vindicte publique ces pauvres « mounachidin » pour taire les voix qui réclament justice. Ceux qui ont osé tirer la sonnette d'alarme contre la destruction de nos archives se sont retrouvés devant les tribunaux tandis que ceux qui les ont détruites sont promus à des postes de responsabilité. Vous étiez supposé prendre des mesures urgentes pour encourager la liberté d'expression, réformer les médias, éliminer les responsables traditionnels de la propagande et donner les moyens aux médias étatiques et privés d'accompagner la démocratie en marche. Au lieu de cela, les médias sont sous contrôle et les nouveaux Abdelwahab Abdallah veillent au grain, faisant la guerre aux médias indépendants, comme Radio Kalima qui n'a toujours pas de licence malgré vos promesses. Que de temps perdu par une INRIC légalement consultative, transformée en instance de lobbying et à l'occasion en autorité autoritaire de régulation. Les élections seront couvertes par un audiovisuel entièrement mis en place sous Ben Ali. C'est, indéniablement, une réalisation à mettre au crédit de votre gouvernement convaincu par la conversion des barons des médias de Ben Ali en « révolutionnaires-démocrates ». Vous étiez supposé prendre des mesures urgentes pour libérer l'institution judiciaire du carcan des mandarins qui l'ont gouvernée et dévoyée de sa fonction première en la soumettant aux diktats des puissants. Au lieu de cela, vous avez maintenu en place l'équipe de Tekkari qui s'est appliquée à protéger les criminels de l'ancien régime et à abuser l'opinion en offrant des mascarades de procès, comme celui de Ben Ali, indigne de la Tunisie révolutionnaire par son non-respect des normes d'un procès équitable. Les rares affaires enrôlées à l'initiative de vos deux commissions d‘investigation alibi, retenaient des charges ridicules (consommation de drogues ou infraction aux règles de change) tandis que l'essentiel des dossiers, et notamment celui des assassins de nos martyrs, des exactions et des spoliations commises tout au long des deux décennies Ben Ali, était traité dans l'opacité la plus totale. Vous étiez supposé prendre des mesures urgentes pour réformer la police, permettre à cet appareil sécuritaire de se purger des criminels qui l'ont mis au service d'une mafia et de se restructurer afin de répondre aux exigences de la Tunisie post-révolutionnaire. Mais vous avez limogé le seul vrai réformateur, Farhat Rajhi, et nommé un ministre de la réforme dont le rôle est d'enterrer toute réforme. Mises à part les entreprises de déstabilisation menées par les vestiges de l'ancien régime, le bilan sécuritaire est plutôt positif. L'armée tunisienne, qui est une armée républicaine, a joué un rôle décisif pour la protection de notre révolution et la sécurisation de nos frontières menacées par les hordes de Kadhafi. Le peuple a salué son rôle à plusieurs reprises, mais il n'acceptera jamais que l'armée se mêle de politique ou soit tentée par le pouvoir. L'opinion publique ne voit pas d'un bon œil la nomination de militaires à la tête d'entreprises publiques, d'institutions économiques ou des gouvernorats. Et j'espère que ces rumeurs qui donnent le général Ammar comme le nouvel homme fort de la Tunisie sont infondées. Durant ces sept mois d'exercice, vous avez longuement communiqué mais jamais vous n'avez rendu compte au peuple de ce que faisait votre gouvernement avec l'argent public et celui alloué par la communauté internationale pour le redressement de la Tunisie. Vous n'avez jamais dit quelles initiatives vous avez prises pour réduire le chômage, favoriser le développement des régions marginalisées, redresser nos hôpitaux ou sauver nos écoles. Bien au contraire, votre gouvernement provisoire a légiféré à tour de bras, là où il ne devrait pas et sans débat public, engageant l'avenir de notre pays bien au-delà de ce que votre mandat vous octroie. Vos prises de paroles ont été une série d'injonctions à renoncer à notre liberté d'expression, acquise de haute lutte, à cesser les manifestations publiques et les sit-in de protestations contre l'inaction de votre gouvernement face aux dossiers brûlants toujours en instance. Vous vous êtes mis au service de la restauration et de nombreux corrompus notoires sont revenus aux affaires avec votre bénédiction. Tout ce que vous avez réussi à communiquer au peuple, c'est que les snipers sont des fantômes, les martyrs des dommages collatéraux et la révolution une erreur de parcours. Monsieur le Premier ministre, Vous avez dernièrement prononcé le discours le plus musclé de votre mandat et menacé d'appliquer à la lettre l'état d'urgence. Notre peuple a fait cette révolution pour que l'Etat de droit soit respecté et la loi appliquée ; menacer d'« appliquer la loi » laisse entendre que votre gouvernement est en train de faillir à son respect. De nombreux observateurs ont vu dans votre dernier discours des menaces qui me sont personnellement adressées. Outre qu'il s'agit de propos diffamatoires qui tombent sous le coup de la loi, je serais curieuse de savoir de quel crime vous m'accusez? Celui de refuser de me taire sur les méfaits de ceux qui complotent contre la révolution de notre peuple ? Ou d'avoir continué mon activité de militante de droits humains dans les sphères de contre-pouvoir de la société civile, loin de tous les honneurs et les privilèges accordés à la vieille garde de Ben Ali ? Je mets au défi quiconque – et notamment les services de la police politique qui sont en train de ficeler des dossiers préfabriqués sur moi comme sur d'autres militants patriotes – de fournir un seul fait, un seul acte, un seul élément de preuve non falsifié, établissant mon implication dans une quelconque action de subversion contre mon pays, contre mon peuple et sa glorieuse révolution ou une quelconque activité illégale punissable par la loi tunisienne. Je ne pourrais pas en dire autant de ceux qui vous entourent et qui se sont improvisés les nouveaux maîtres de la Tunisie révolutionnaire, pensant que les Tunisiens sont amnésiques et ne savent pas qui ils sont véritablement, ni leur niveau d'implication dans l'édification de la dictature de Ben Ali. Ceux-là qui se sentent aujourd'hui lésés par mon activité citoyenne, en même temps qu'ils multiplient leurs campagnes vénéneuses et mensongères contre moi et les révolutionnaires loyaux, s'auto-désignent comme les rescapés du régime de Ben Ali dont ils cherchent à restaurer les privilèges et les passe-droits. Je n'ai jamais eu d'autre ennemi que ce régime despotique et mafieux. Ils ont toujours, durant des deux décennies, tenté de me salir dans leurs journaux aux ordres ; aujourd'hui encore leurs mercenaires de la plume multiplient leurs campagnes de diffamation dans leurs nouveaux journaux de caniveau comme El Massaa. Ce sont les mêmes qui ont monté une série de dossiers préfabriqués et m'ont accusée ainsi que Hamma Hammami de « mener le pays droit au mur ». J'avoue n'avoir saisi le sens de cette formule que bien plus tard, lorsque je l'ai vu répétée in extenso dans les PV de police falsifiés, accusant injustement des manifestants qui s'étaient exprimés pacifiquement contre les politiques répressives de votre gouvernement, ou des journalistes honnêtes qui avaient eu le malheur de filmer la barbarie policière réprimant les manifestants. Ce terme avait pris tout son sens lorsqu'il a été réutilisé lors des « aveux » filmés extorqués au jeune Oussama Achouri en détention et diffusés sur vos « deux chaînes nationales » Nessma et El Watanya, m'accusant de payer des jeunes hooligans pour organiser des violences et piller les magasins en y mettant le feu. Le lendemain Al Jazzera diffusait le témoignage de ce même jeune, affirmant que ces « aveux » avaient été extorqués sous la torture et qu'il avait été contraint de signer des PV où il me désignait, avec Hamma Hammami, comme l'instigatrice des troubles. Evidemment, votre chaîne nationale qui ne s'est jamais excusée pour ce « reportage » préfabriqué, m'a dénié un droit de réponse, arguant du fait que je n'avais pas été explicitement nommée et m'a interdite d'antenne depuis! Lorsque le juge Rajhi avait dénoncé un « gouvernement de l'ombre », ces mêmes services m'avaient accusée de l'avoir incité à faire ces déclarations, comme si ce magistrat avait besoin d'un maître à penser pour agir ; la suite des événements a montré l'inconsistance de ces accusations. En fait, ce qu'ils n'ont jamais admis, c'est que le Conseil National pour les libertés en Tunisie (CNLT) s'engage activement dans un processus de réforme de la police, ce que Rajhi, durant son mandat de ministre de l'Intérieur, a favorisé, conscient du fait que cette réforme ne pouvait être menée à bien sans la participation de la société civile. Monsieur le Premier ministre, Certains parmi ceux qui vous entourent ont été « heurtés » de voir les représentants du CNLT traverser les couloirs du ministère de l'Intérieur et « accéder » prétendument aux archives de la police politique ; A ceux-là, je voudrais rappeler que c'est le rôle des ONG de droits humains de traiter avec ce ministère qui gère les principaux dossiers relatifs aux violations des libertés fondamentales héritées de l'ancien régime comme celles commises actuellement. Que le dialogue avec les autorités compétentes est une chose naturelle dans les pays démocratiques – et nous nous en sommes félicités lorsque ce dialogue existait. Concernant l'accès aux archives, qui est un droit, ni le CNLT ni toute autre représentant de la société civile n'y a été autorisé, malgré nos alertes sur les risques de destruction dont on avait eu vent au lendemain de la révolution; Et nous sommes tristes d'apprendre que les premiers à avoir eu récemment accès aux geôles du ministère de l'Intérieur, ce furent des étrangers et non pas les Tunisiens qui ont un légitime droit de regard. Affirmer que nous interférons d'une quelconque manière dans la vie du syndicat des forces de sécurité est un pur mensonge destiné à faire diversion. Cependant, le CNLT a déclaré publiquement que le droit syndical, pour les agents de police, est un droit fondamental garanti par les instruments internationaux. Un syndicat peut constituer un rempart propre à protéger nos policiers contre les dérives sécuritaires dont ils ont souffert durant l'ancien régime et les prémunir des « instructions » illégales qu'ils avaient reçu de leurs supérieurs pour violer la loi en toute impunité; les menacer de dissoudre leur syndicat n'est vraiment pas d'inspiration heureuse. Nous avons essayé de promouvoir un processus de justice transitionnelle, dont notre pays a douloureusement besoin ; non seulement pour exiger des comptes des criminels qui ont tué, torturé et violé la loi, faire éclater la vérité sur les assassins de nos martyrs et réhabiliter les victimes, mais aussi afin de tourner au plus tôt la page de cette dictature et engager notre pays dans un processus de réconciliation. C'est l'objectif du Centre de justice transitionnelle fondé avec des femmes et des hommes venus de bords différents, autant de la dissidence que du système lui-même, avec en commun un désir sincère de servir notre pays. Mais votre entourage a réagi par une levée de boucliers, en cherchant à la saboter et en suscitant d'autres « initiatives » commanditées, à la manière de Ben Ali. Ces gens-là oublient que la révolution est passée par là et que toute tentation conspiratrice est vouée à l'échec. Monsieur le Premier ministre, Si vous en avez le désir, vous savez ce qu'il vous reste encore à faire pour laisser aux Tunisiens un souvenir positif de votre passage aux commandes de notre pays. Quoiqu'il en soit, sachez, monsieur le Premier Ministre, que la peur a déserté l'esprit et le cœur des Tunisiens et qu'aucun autocrate n'aura plus jamais de prise sur notre destinée. Sihem Bensedrine