Mouloud Feraoun : Intellectuel blacklisté El Watan, 16 mars 2012 Quatre jours de plus et Mouloud Feraoun aurait connu l'Algérie indépendante. Il a été assassiné le 15 mars 1962 par l'OAS à Ben Aknoun. Depuis hier et jusqu'à demain, un colloque international est organisé à Alger pour revisiter son œuvre. Son fils et d'autres intellectuels ont décidé de créer la Fondation Feraoun en avril prochain. Qui est Mouloud Feraoun ? C'est un poète… «Non, c'est le nom d'un collège où est scolarisé mon cousin à Tizi Ouzou !» Au collège Wahiba Kebaïli, El Kahina ou au lycée Baba Aroudj d'Alger-Centre, rares sont les élèves qui connaissent l'intellectuel engagé, ses écrits, son enseignement. La littérature algérienne d'expression française, ce n'est pas leur point fort. «Je pense que Feraoun n'a pas été estimé à sa juste valeur dans nos écoles. Il aurait fallu s'arrêter sur son œuvre», explique Kamilia Oukil, maître assistante à l'Ecole normale supérieure de Bouzaréah. A l'exception du palier moyen où elle évoque vaguement Feraoun, l'école ignore totalement cette figure tant enseignée pendant les années du colonialisme. «Même chose à l'université, enchaîne Fadila Oulebsir, maître assistante à l'université d'Alger II. Si nous connaissons Feraoun aujourd'hui, c'est parce que nous l'avons hérité de nos parents. L'école ne nous a pas inculqué les valeurs de Feraoun. Elle ne nous a pas transmis sa culture. Elle ne lui a pas réservé la place qu'il mérite. Il a été – consciemment ou inconsciemment – mis à l'écart sans qu'il soit interdit de l'enseigner.» Pour les jeunes, Mouloud Feraoun se résume à Fouroulou ou au Fils du pauvre. «Je sais seulement qu'il a écrit La terre et le… pauvre et qu'il est né en Kabylie», répond Sihem, étudiante en première année de littérature française à Bouzaréah. Une fresque «C'est regrettable, poursuit Mme Oulebsir. Car lire son œuvre, c'est découvrir une fresque, un tableau d'une Algérie que cette génération n'a pas connue. Lire Feraoun c'est, entre autres, s'imprégner de la culture, du mode de vie et de l'idéologie de ce peuple à un moment de son histoire. Plus concrètement et sur le plan pédagogique, Feraoun est un initiateur à la lecture de par ses travaux sur la lecture élémentaire.» Nawal Krim, maître de conférences à l'université d'Alger II, généralise le problème : «Feraoun n'est pas le seul à être absent des programmes scolaires ! On voit bien que nos écrivains ne sont pas médiatisés, qu'on ne prend pas la peine de leur consacrer des journées, des débats ou des rubriques dans les journaux.» Conséquence logique de cette absence : les recherches et les thèses universitaires sont rares. «Nous ne trouvons pas de travaux sur Feraoun ou sur son œuvre et cela revient aussi au choix des directeurs de recherche et des étudiants», constate Fadila Oulebsir. Nawal Krim nuance : au département de français du moins, «il y a plusieurs travaux sur cet auteur. Je sais que nous avons des enseignants chercheurs qui ne demandent qu'à travailler et à participer à des journées internationales, surtout quand il s'agit de nos auteurs». Pour elle, la présence écrasante des Français qui interviennent au colloque d'Alger pour le cinquantenaire de la disparition de Feraoun n'est pas fortuite. «Je ne trouve pas normal que l'université d'Alger ne soit pas au courant ! s'énerve-t-elle. Nous avons des intellectuels, mais ils ne sont pas sollicités.» A voir : Le Journal de Feraoun théâtralisé par Dominique Durcel. Intitulé Le contraire de l'amour. La pièce est prévue le dimanche 22 avril à Tizi Ouzou, lundi 23 à Alger, mercredi 25 à Oran et vendredi 27 à Annaba. Nassima Oulebsir ============================================================================= Ali Feraoun. Fils de l'auteur Le FLN voulait écarter mon père El Watan Week-end le 16.03.12 - L'un des fils des victimes tuées avec votre père a dit que le temps du deuil est révolu et qu'il est temps maintenant de passer aux revendications… Quelles revendications ? Les Français ont tué mon père dans une guerre. Nous avons tourné la page sans la déchirer, comme disait Boumediène. Nous ne comptons pas pardonner. Notre deuil n'est pas fini. Ma mère est morte il y a deux ans. Et nous sommes toujours frustrés par la disparition de notre père, parti dans un moment d'inattention. Si j'arrive à en parler, ma grande sœur ne réussit toujours pas à le faire. Ce qui est grave, c'est qu'après l'Indépendance, nous n'avons pas été épaulés. Nous avons été chassés de notre villa Djnahlakhdar. La kasma du Clos Salembier a tout fait pour nous faire sortir. De 1962 à octobre 1964, il a fallu l'intervention de Mohand Issad et d'Aït Ahmed auprès de Ben Bella pour y rester. Et puis, toujours sous la pression de la kasma, et sous prétexte de loger des chefs d'Etat de la conférence des 77, nous avons été obligés de quitter les lieux. La villa est restée inoccupée jusqu'à 1972 avant de devenir une école de couture. C'est de la méchanceté et de la rancune envers mon père. Il avait en effet, en 1958, dénoncé le FLN en écrivant à El Moudjahid qu'il était déçu par l'élite qui menait la guerre : «Pauvres montagnards, les ennemis de demain seront pires que ceux d'aujourd'hui.» - De quoi accusait-il le FLN ? Il avait mis à nu les calculs des FLNistes qui cherchaient à occuper des postes importants à l'indépendance. Dès que le FLN a pris le pouvoir, il a tout fait pour écarter le nom de Feraoun. D'ailleurs, il y a toujours eu des résistances à donner son nom à une rue ou un collège. Sous pression du FLN, on a même refusé, en 1993, de baptiser l'université Tizi Ouzou à son nom. Même l'instruction du ministre de la Culture de nommer la salle El Mougar Mouloud Feraoun, a rencontré des oppositions. Et on a toujours enseigné à toute une génération que Feraoun était partagé entre la France et l'Algérie. Christiane Achour voulait se spécialiser dans l'écriture de Feraoun en se basant sur les textes du livre Le Journal. Or, Le Journal a été publié sans que Feraoun puisse le corriger. Il ne voulait pas afficher sa position clairement vis-à-vis de la Révolution pour ne pas éveiller les soupçons des Français. Je n'avais pas hésité à répondre à Christiane Achour qu'elle était la fille de Chaulet, qui était un Français, et que c'est son père qui avait trahi son pays en mettant la tenue de l'ALN et non pas mon père. On reprochait à mon père de ne pas s'être engagé dans la Révolution. Or, aujourd'hui, je détiens la preuve qu'il était membre de l'ALN. - Racontez-nous la journée du 15 mars 1962… La veille, nous avons eu de longues discussions en famille. Nous avons évoqué tous ses livres et sa vie. Nous avons bavardé de notre vie en Kabylie, car nous n'avons jamais aimé Alger. La Kabylie nous manquait, mais nous étions obligés de la fuir, car l'armée française avait menacé mon père. De ma chambre, j'ai entendu dire mon père à ma mère le matin avant qu'il sorte : «N'envoie pas les enfants à l'école, car il se pourrait qu'un jour on ne te les rende pas.» A 10h, on a sonné à la porte. C'était mon ami Bouzid Hanafi. Il m'a dit : «Il paraît qu'il y a eu un attentat, mais je pense que ton père n'est pas mort.» Aussitôt, j'ai couru avec ma mère au rectorat (actuel ministère de l'Education). Arrivés sur place, le recteur nous a ouvert ses bras en présentant ses condoléances. Il nous a dit que mon père était à la morgue… - On a l'impression que les chercheurs algériens sont peu intéressés par les recherches sur l'écriture feraounienne… Depuis l'indépendance, seule une dizaine d'étudiants ont fait des recherches sur Feraoun. Et entre-temps, j'ai eu à répondre à plusieurs demandes des chercheurs japonais, américains et français qui ont réalisé des études. Chez nous, rares sont ceux qui le connaissent réellement. Il faut dire que les Algériens ne lisent pas. Même les écrivains ont lu peu de livres de Feraoun. Nous n'avons pas encore de référant et le sens des valeurs. - C'est peut-être dû à l'école qui n'a pas réussi à inculquer le sens de la littérature algérienne. Feraoun est absent de nos manuels scolaires… Dans un livre du primaire, il y a un extrait de Feraoun décrivant Alger à partir de la mer. L'écolier a donc une fausse idée de Feraoun, car cela ne le représente aucunement. On aurait pu choisir d'autres passages pour faire comprendre à toute une génération la situation de l'époque. Cette génération, ou peut-être d'autres, est incapable de vous citer un livre de Feraoun, de Kateb Yacine ou de Dib. Peut-être un jour que la donne changera. Notre société cherche encore ses repères. Il faut que l'école puisse inculquer aux élèves l'esprit d'analyse et de réflexion.