- L'un des fils des victimes tuées avec votre père a dit que le temps du deuil est révolu et qu'il est temps maintenant de passer aux revendications… Quelles revendications ? Les Français ont tué mon père dans une guerre. Nous avons tourné la page sans la déchirer, comme disait Boumediène. Nous ne comptons pas pardonner. Notre deuil n'est pas fini. Ma mère est morte il y a deux ans. Et nous sommes toujours frustrés par la disparition de notre père, parti dans un moment d'inattention. Si j'arrive à en parler, ma grande sœur ne réussit toujours pas à le faire. Ce qui est grave, c'est qu'après l'Indépendance, nous n'avons pas été épaulés. Nous avons été chassés de notre villa Djnahlakhdar. La kasma du Clos Salembier a tout fait pour nous faire sortir. De 1962 à octobre 1964, il a fallu l'intervention de Mohand Issad et d'Aït Ahmed auprès de Ben Bella pour y rester. Et puis, toujours sous la pression de la kasma, et sous prétexte de loger des chefs d'Etat de la conférence des 77, nous avons été obligés de quitter les lieux. La villa est restée inoccupée jusqu'à 1972 avant de devenir une école de couture. C'est de la méchanceté et de la rancune envers mon père. Il avait en effet, en 1958, dénoncé le FLN en écrivant à El Moudjahid qu'il était déçu par l'élite qui menait la guerre : «Pauvres montagnards, les ennemis de demain seront pires que ceux d'aujourd'hui.» - De quoi accusait-il le FLN ? Il avait mis à nu les calculs des FLNistes qui cherchaient à occuper des postes importants à l'indépendance. Dès que le FLN a pris le pouvoir, il a tout fait pour écarter le nom de Feraoun. D'ailleurs, il y a toujours eu des résistances à donner son nom à une rue ou un collège. Sous pression du FLN, on a même refusé, en 1993, de baptiser l'université Tizi Ouzou à son nom. Même l'instruction du ministre de la Culture de nommer la salle El Mougar Mouloud Feraoun, a rencontré des oppositions. Et on a toujours enseigné à toute une génération que Feraoun était partagé entre la France et l'Algérie. Christiane Achour voulait se spécialiser dans l'écriture de Feraoun en se basant sur les textes du livre Le Journal. Or, Le Journal a été publié sans que Feraoun puisse le corriger. Il ne voulait pas afficher sa position clairement vis-à-vis de la Révolution pour ne pas éveiller les soupçons des Français. Je n'avais pas hésité à répondre à Christiane Achour qu'elle était la fille de Chaulet, qui était un Français, et que c'est son père qui avait trahi son pays en mettant la tenue de l'ALN et non pas mon père. On reprochait à mon père de ne pas s'être engagé dans la Révolution. Or, aujourd'hui, je détiens la preuve qu'il était membre de l'ALN. - Racontez-nous la journée du 15 mars 1962… La veille, nous avons eu de longues discussions en famille. Nous avons évoqué tous ses livres et sa vie. Nous avons bavardé de notre vie en Kabylie, car nous n'avons jamais aimé Alger. La Kabylie nous manquait, mais nous étions obligés de la fuir, car l'armée française avait menacé mon père. De ma chambre, j'ai entendu dire mon père à ma mère le matin avant qu'il sorte : «N'envoie pas les enfants à l'école, car il se pourrait qu'un jour on ne te les rende pas.» A 10h, on a sonné à la porte. C'était mon ami Bouzid Hanafi. Il m'a dit : «Il paraît qu'il y a eu un attentat, mais je pense que ton père n'est pas mort.» Aussitôt, j'ai couru avec ma mère au rectorat (actuel ministère de l'Education). Arrivés sur place, le recteur nous a ouvert ses bras en présentant ses condoléances. Il nous a dit que mon père était à la morgue… - On a l'impression que les chercheurs algériens sont peu intéressés par les recherches sur l'écriture feraounienne… Depuis l'indépendance, seule une dizaine d'étudiants ont fait des recherches sur Feraoun. Et entre-temps, j'ai eu à répondre à plusieurs demandes des chercheurs japonais, américains et français qui ont réalisé des études. Chez nous, rares sont ceux qui le connaissent réellement. Il faut dire que les Algériens ne lisent pas. Même les écrivains ont lu peu de livres de Feraoun. Nous n'avons pas encore de référant et le sens des valeurs. - C'est peut-être dû à l'école qui n'a pas réussi à inculquer le sens de la littérature algérienne. Feraoun est absent de nos manuels scolaires… Dans un livre du primaire, il y a un extrait de Feraoun décrivant Alger à partir de la mer. L'écolier a donc une fausse idée de Feraoun, car cela ne le représente aucunement. On aurait pu choisir d'autres passages pour faire comprendre à toute une génération la situation de l'époque. Cette génération, ou peut-être d'autres, est incapable de vous citer un livre de Feraoun, de Kateb Yacine ou de Dib. Peut-être un jour que la donne changera. Notre société cherche encore ses repères. Il faut que l'école puisse inculquer aux élèves l'esprit d'analyse et de réflexion.