Il y avait dans l'Algérie de l'époque coloniale trois projets de société en gestation et en compétition – en plus du projet colonialiste qui était celui de la grande bourgeoisie d'origine européenne. On retrouve ces projets, avec des nuances, dans la plupart des pays musulmans de l'époque moderne. Ces trois projets de société sont le projet marxiste (PCA), le projet libéral ou social-démocrate (Ferhat Abbas) et le projet islamiste (Ben Badis). Les deux derniers projets sont ceux des couches bourgeoises indigènes en voie de formation. Le premier est, en théorie, celui de la classe ouvrière, également en voie de formation. La faiblesse de la bourgeoisie et celle de la classe ouvrière ont fait qu'un outsider est venu occuper le terrain, en faisant des emprunts aux trois projets et en s'adressant à toutes les classes sociales. Cet intrus, c'est, bien sûr, le parti de Messali Hadj (ENA, devenue PPA puis MTLD). Après l'échec de tous les courants politiques dans leurs tentatives d'arracher pacifiquement au colonisateur les droits fondamentaux réclamés depuis la fin de la première Guerre Mondiale par le peuple algérien (musulman), toutes classes sociales confondues), les militants activistes du PPA-MTLD (anciens de l'OS) décident de déclencher la lutte armée et créent le FLN. On sait que la plupart des personnalités politiques finiront par rejoindre le FLN, à l'exception des messalistes, qui seront désormais considérés comme des traîtres à la nation algérienne et combattus. Mais que se passa-t-il après l'indépendance? Le projet « populiste » du PPA-MTLD (mêlant nationalisme, socialisme, modernisme, arabisme et islam) s'imposa et prit, avec Boumediene, une forte coloration « soviétique ». C'était un projet moderniste socialiste de type soviétique (parti unique, économie planifiée dominée par le secteur d'Etat), mais sans l'athéisme déclaré de l'idéologie marxiste orthodoxe. Ceci pour dire que ce projet était donc aussi, objectivement et en grande partie, celui de Bachir Hadj Ali et Sadeq Hadjeres, le romantisme révolutionnaire marxiste en moins. Les grands perdants dans l'affaire furent les représentants modernistes des couches bourgeoises (petite, moyenne et grande bourgeoisie) en cours de formation (Ferhat Abbas, Aït-Ahmed, Boudiaf, Benkhedda, mais aussi Tamzali, Bengana, etc.), qui furent tous progressivement écartés ou éliminés. On sait que les communistes se rallièrent au projet de Boumediene à partir du moment où ce dernier décida de nationaliser les hydrocarbures et d'appliquer la révolution agraire. Le projet socialiste boumedieniste ayant échoué (comme ont échoué tous les projets socialistes de type soviétique dans le monde, mais ceci est une autre histoire), après la mort de Boumediene et, surtout, après la chute des prix du pétrole en 1985 et la crise aigüe qui s'en suivit avec le surendettement du pays, les projets concurrents, écartés de la scène depuis 1962 (ou 1965), reviennent en force. Ainsi, le projet « islamiste » (stricte application de la chariaa islamique à tous les niveaux) et le projet moderniste libéral (ou social-démocrate), qui prend avec le FFS et le RCD une coloration identitaire berbériste, reprennent avec force pied dans la société algérienne, essayant de mettre dehors le projet socialiste de type soviétique qui a échoué. Même au sein du FLN, un courant bourgeois, représenté notamment par Chadli et ses alliés, fait son apparition et veut éliminer le courant socialiste (ce courant bourgeois donnera plus tard naissance au RND, parti des généraux et du DRS). Les représentants des différents groupes de la mouvance islamiste se disputent eux aussi le contrôle de ce courant (Frères Musulmans, Salafistes, Djaz'ara) et le FIS refera le parcours du FLN de 54-62 en réunissant lui aussi les représentants de toutes les couches sociales. Ce sera toutefois l'élément plébéien qui dominera ce parti, tout comme ce fut le cas au sein du PPA-MTLD de Messali Hadj. Les Djaz'aristes modérés (représentant la petite et moyenne bourgeoisie) réussirent à s'imposer après l'emprisonnement de Abbasi et Benhadj, mais perdirent le contrôle au profit des radicaux, partisans de la lutte armée, après le putsch de janvier 92. Pourquoi la situation a-t-elle dérapé en 92? Adel HERIK Selon moi, c'est le FIS qui a été l'« intrus » que le jeu politique démocratique qui se mettait progressivement en place n'a pas réussi à intégrer. La démocratie parlementaire reste le régime politique de la bourgeoisie, ne l'oublions pas. S'il n'y a pas une bourgeoisie forte capable de dominer économiquement – et culturellement – le pays et désireuse d'assoir définitivement sa domination en conquérant le pouvoir politique, il ne peut pas y avoir de démocratie parlementaire (dans laquelle la bourgeoisie règlemente le jeu politique et permet aux autres classes sociales de s'exprimer tant qu'elles ne remettent pas en cause ou plutôt ne menacent pas son hégémonie). Or, en Algérie, la bourgeoisie a toujours été faible et les régimes de Ben Bella et Boumediene l'ont affaiblie encore plus. Les nouveaux riches apparus du temps de Chadli voulaient justement « officialiser » leur nouveau statut et se débarrasser du carcan boumedieniste. Seulement, ces nouveaux riches étaient « occidentalisés », ce qui, aux yeux du petit peuple, aggravait leur cas – puisqu'ils étaient déjà détestés car fortement soupçonnés de s'être enrichis en puisant dans les caisses de l'Etat. Face à la bourgeoisie « occidentalisée », ancienne (le livre de Wassila Tamzali, Une éducation algérienne, est très instructif) et nouvelle, se dresse, à la fin des années 80, la bourgeoisie « traditionnaliste » (ancienne et nouvelle également) qui arrive à prendre la tête de la contestation regroupant également les couches plébéiennes, au nom de la tradition islamique et la lutte contre l'occidentalisation des mœurs. La bourgeoisie « occidentalisée » (avec ses alliés modernistes petit-bourgeois de tous bords, marxistes compris) prend peur devant la montée en puissance du FIS – qui prend un ton menaçant et affiche ouvertement ses prétentions révolutionnaires – et, finalement, les généraux – barons du régime et protecteurs de la nouvelle bourgeoisie militaro-bureaucratique – prennent la décision de barrer la route au FIS. Nous avons donc trois acteurs : les couches bourgeoises « occidentalisée » (anciennes et nouvelles), les couches bourgeoises « traditionnalistes » (également anciennes et nouvelles) et les couches défavorisées. Ce sont les couches bourgeoises « traditionnalistes » qui ont réussi à mobiliser le plus grand nombre parmi les couches défavorisées (au nom de l'islam) et qui étaient en 92 sur le point d'imposer leur hégémonie au reste de la population. Les généraux – forts de l'appui des puissances occidentales, hostiles à l'« islamisme » – ont cependant réussi à stopper le processus de conquête du pouvoir par ces couches bourgeoises « traditionnalistes » et leurs alliés plébéiens. Notons également que Chadli, Hamrouche et tous les réformateurs qui étaient favorables à un compromis et un partage du pouvoir avec le FIS durent céder le terrain aux éléments les plus hostiles au FIS – tout comme le FLN de Mehri et le FFS d'ailleurs. Quelle est la solution? Ce sera certainement une solution à la turque : la bourgeoisie « occidentalisée » et la bourgeoisie « traditionnaliste » devront forcément, un jour ou l'autre, trouver un terrain d'entente et cohabiter ensemble dans le même pays. Ce processus a commencé en Algérie avec l'intégration du MSP au gouvernement. Le FIS, ayant subi de plein fouet la répression dans les années 90, du fait du choix fait par ce parti de vouloir abattre le régime en place par les armes, reste la pierre d'achoppement. Les couches bourgeoises « occidentalisées » sont, bien entendu, les grandes gagnantes et des fortunes colossales se sont constituées depuis 1992, à l'ombre du « terrorisme pédagogique ». Certains pays musulmans ont réussi mieux que d'autres à négocier le virage de la « désoccidentalisation » (réislamisation, diront certains). Ainsi, la Malaisie et la Turquie sont souvent présentées comme des modèles de réussite dans le mariage entre tradition et modernité, dont s'inspirent aujourd'hui les nouvelles élites « islamistes » marocaines, tunisiennes, libyennes ou égyptiennes. Le modèle salafiste saoudien ultraconservateur et le modèle chiite-étatiste iranien sont en perte de vitesse. C'est donc, encore une fois, la bourgeoisie qui sera le pilier de la démocratie parlementaire, même en terre d'islam. Mais pour réussir dans sa tâche – et être acceptée par les couches défavorisées –, cette bourgeoisie devra revêtir l'« habit islamique ». C'est une fois que cette bourgeoisie « islamique » prendra le contrôle de l'Etat que la parenthèse coloniale (occidentalisation) sera définitivement fermée. La modernité introduite de force par la colonisation aura pris racine en terre d'islam.