Share Dans la logique du système colonial, les sujets doivent accepter, sans rechigner, la loi du plus fort. Ainsi, depuis l'occupation de l'Algérie en 1830, toute velléité d'émancipation des « indigènes » fut réprimée, sans vergogne, dans le sang. Quoi qu'il en soit, bien que chaque révolte ait été réprimée sévèrement, celle de mai 1945 dépasse, en sauvagerie, toutes les précédentes. Tout compte fait, là où le bât blesse c'est que, cette fois-ci, l'oppresseur sort des cinq pénibles années d'une domination nazie. Une domination qui fut –et c'est le moins que l'on puisse dire –humiliante et dévalorisante. Or, avec la victoire des alliés, dont la France fut partie prenante, celle-ci aurait pu concéder un peu de liberté aux peuples sous sa domination. Hélas, malgré l'apport indéniable des « indigènes », la politique coloniale n'a pas évolué d'un iota. Décrivant la politique coloniale de la France dans ses mémoires de guerre, Hocine Ait Ahmed écrit : « La liberté d'expression qu'il suppose est inconciliable avec le fait colonial : on ne discute pas avec un peuple qui n'existe pas. Quant à capituler devant les indigènes, mieux vaut passer pour un bourreau que pour un lâche. » Du coup, les militants nationalistes avaient « le sentiment d'être de nouveau piégés et encerclés par la guerre », écrit Hocine Ait Ahmed dans « l'esprit d'indépendance ». Cependant, pour affirmer l'existence du peuple algérien, le mouvement nationaliste, le PPA (Parti du peuple algérien), interdit depuis 1939, appelle à des manifestations, dans les grandes villes notamment, pour célébrer la fête du Travail. Bien que l'arsenal de guerre soit ostensiblement montré, le 1er mai 1945, les Algériens sont sortis massivement à Alger. « Deux cortèges, l'un partant de Belcourt et l'autre de la Casbah, devaient converger vers la Grande poste et le Palais du Gouvernement général, c'est-à-dire le cœur administratif de la capitale », note le dernier chef historique de la révolution algérienne encore en vie. D'une façon générale, les nationalistes savaient que la police allait réprimer, avec une grande sévérité, leur manifestation. En effet, au moment où les deux cortèges devaient faire jonction, la police française tira sur les manifestants. « On devait relever sept morts et des dizaines de blessés », témoigne Hocine Ait Ahmed. Parmi les blessés, il y avait Ouali Bennai, un membre actif du district du Djurdjura. Après la répression, encore plus aveugle, du 8 mai 1945, ce dernier songe à un combat direct. Pour ce faite, il sensibilise les jeunes militants sur la riposte à donner aux exactions des autorités coloniales. Ainsi, le 15 mai 1945, Ouali Bennai sollicite la section lycéenne de Ben Aknoun pour qu'elle fournisse les volontaires capables de mener le combat révolutionnaire. D'après Hocine Ait Ahmed, « le soir même, un taxi nous déposait tous les cinq (Ouali Bennai nous accompagnait) à Tizi Ouzou ; le véhicule appartenait à Mohamed Zekkal, un vieux militant du quartier Belcourt. » Les quatre autres sont : Laimeche Ali, Omar Oussedik, Hocine Ait Ahmed et Amar Ould Hamouda. Arrivés à Tizi Ouzou, les cinq rejoignent instamment la réunion du conseil du district. C'est le responsable du district, Halit, qui ouvre le débat. Dans cette réunion, l'agent de liaison du bureau politique, Arezki Djemaa, annonce la décision de la Direction clandestine du PPA : « La Direction décide l'insurrection générale pour la date du jeudi 23 mai 1945, à partir de zéro heure », a-t-il dit. De toute évidence, une telle décision mérite de plus amples explications et des instructions précises. « Nous attendions de la Direction des directives élaborées, voire une ébauche de plan général. Nous attendions un bilan sérieux en cadres militaires, effectifs, armement. Nous n'avons rien entendu là-dessus. Et nous étions qu'à une semaine du soulèvement », regrette Hocine Ait Ahmed le manque d'information ayant suivi la prise de décision de l'action armée. Quoi qu'il en soit, bien que la Direction ait agi sans préparer minutieusement l'action, le district du Djurdjura s'est apprêté à suivre le mot d'ordre. À cet effet, quatre grandes régions sont ainsi créées : Fort National (Larbaa Nath Irathen), Azazga, Dellys-Tigzirt et Michelet (Ain El Hammam). Les responsables sont respectivement Laimeche Ali, Bennai Ouali, Omar Oussedik et enfin Hocine Ait Ahmed et Amar Ould Hamouda. Cependant, après la répartition des responsabilités, les cinq décident de se voir le 19 mai à Larbaa Nath Irathen pour faire le point. « Le 19 mai, nous nous retrouvons donc près des hautes murailles de la forteresse, et nous mettons en commun nos constatations. La première, et la plus importante, c'est que les effectifs annoncés au conseil du district ont fondu au soleil, car ils n'existent pratiquement pas », note Hocine Ait Ahmed. En effet, ceux qui cotisent ne sont pas forcément des militants. Du coup, en peu de temps, les organisateurs doivent réunir les troupes nécessaires pour être prêt le jour J. Recrutant son commando à Ath Ouacif, Ait Ahmed rassemble une centaine d'hommes. « Et voici arrivée la journée du 22 mai. Je passe toute la matinée au grand marché rural de Beni-Ouacif, pour les ultimes préparatifs. Cinquante membres du commando sont prêts ; aucun de ceux qui ont été choisis ne s'est dérobé », relate Hocine Ait Ahmed. Finalement, avec des moyens infimes, le groupe des cinq est prêt à lancer l'insurrection à 21heures 30. Mais à 18 heures, Laimeche Ali a appelé Hocine Ait Ahmed au téléphone pour lui dire que l'opération avait été annulée. « Ne viens pas, la fête est reportée », tel est le message codé annonçant la non-exécution du plan prévu. Toutefois, « En Haute Kabylie, et, en basse Kabylie, dans la région d'Azeffoun, la situation politique fut rapidement et totalement maitrisée après le message d'annulation… En revanche, dans la zone qui va de Boghni à Tigzirt, les choses se gâtèrent », note Hocine Ait Ahmed. En tout état de cause, bien que la précipitation ait caractérisé la préparation de l'insurrection, les paysans ont répondu, après un travail de proximité des cinq, à l'appel de la Direction. Mais là où le contrordre n'est pas parvenu, des actions de sabotage (poteaux téléphoniques, voies ferrées, etc.) ont été enregistrées. Néanmoins, à ces actions des nationalistes, la répression coloniale s'est manifestée aussitôt grâce notamment au travail de délation des collabos. En somme, ce mois de mai 1945 a enseigné aux Algériens une chose primordiale : le recouvrement de leur liberté nécessite des sacrifices colossaux. En ce sens, le projet de la lutte armée, en novembre 1954, a pris ses racines dans les événements de mai 1945. Share Nombre de lectures: