Je pense que le problème du changement devient plus simple à appréhender si on le pose comme changement de système de gouvernement. L'Algérie va mal parce qu'elle a un mauvais système de gouvernement. Elle ne pourra aller mieux si elle ne change pas de système. Cette question a deux volets : (1) comment mettre fin au système actuel défaillant et (2) par quel autre système le remplacer? La première question pose le problème des acteurs du changement. Comme ce fut le cas durant la période coloniale, quand il s'agissait de mettre fin au système colonial profondément injuste, les acteurs du changement émergent progressivement et commencent à diffuser l'idée du changement de système au sein de la société. Ce sont toujours de petits groupes d'individus conscients et motivés qui initient le processus. Aujourd'hui, avec les moyens de communication sophistiqués dont nous disposons, ce processus de mise en place des acteurs du changement, qui a pris 30 ans durant la période coloniale, peut se dérouler en quelques mois. En effet, de nos jours, les idées se propagent quasi-instantanément d'un bout à l'autre de la planète et peuvent toucher des centaines de millions de personnes au même moment. Les personnes qui perçoivent le message peuvent se mettre en phase, communiquer entre elles et se mettre à agir sur le champ. Alors, pourquoi ce processus ne se met-il pas en place dans notre pays? Il est difficile de répondre de manière claire et définitive à cette question. Une des raisons majeures me semble être ce que j'appellerai le « brouillage ». Le signal qu'envoient les groupes qui veulent initier le processus de changement est « parasité » par d'autres signaux envoyés par les tenants du système en place. Une seconde raison est le « ce n'est pas moi, c'est l'autre », c'est-à-dire la tendance qu'a tout individu à rejeter la responsabilité sur les autres, sans faire un bilan critique et impartial de son propre comportement. Ce sont toujours les autres qui sont fainéants, sals, menteurs, hypocrites, agressifs, etc. Le message du pouvoir tendant à dire la même chose, même de manière implicite – c'est le peuple qui est incapable, fainéant, instable, irresponsable, etc. –, la responsabilité du système s'en trouve dégagée et l'idée que le changement ne sert à rien, puisque personne ne peut faire mieux, fait son chemin. Une autre raison est que le changement fait toujours peur, car on craint toujours un dérapage vers le pire – la tragédie des années 90 venant renforcer cette crainte. Le changement est toujours le résultat de la confrontation entre deux catégories d'élites : les élites du système qui dirigent le pays et sont solidaires entre elles de fait et les élites qui veulent mettre fin au système. Les premiers ont un avantage certain sur les seconds, car ils ont à leur disposition toute la puissance de l'appareil de l'Etat. Les seconds ne peuvent compter que sur la masse du peuple pour constituer une force qui s'oppose à la puissance de l'Etat-pouvoir. Il est clair que dans ce combat les élites du système disposent d'un très grand avantage par rapport aux élites de l'opposition et le combat est inégal. Dans notre pays, le système dispose d'un trésor – la rente pétrolière – qui lui permet de corrompre une grande partie des élites hésitantes et du peuple et d'acheter la paix dans la médiocrité et l'injustice. Mais, se demandera-t-on, pourquoi les élites du système ne reconnaissent-elles pas leur échec et leur incapacité à trouver de vraies solutions aux multiples problèmes que connaît notre pays dans le cadre du système actuel? La réponse est que l'être humain est guidé le plus souvent par l'intérêt matériel et ceux qui se sont construit des cocons dorés en servant le système ne peuvent pas y renoncer facilement. Pour eux, changer de système, c'est voir leur monde s'écrouler. La réponse à la seconde question – par quoi remplacer le système en place? – est tout aussi difficile. Il y a plusieurs réponses possibles et cette ambigüité est au cœur de la compétition entre groupes dans le champ politique. Le blocage que connaît aujourd'hui le processus de changement en Libye, par exemple, et ce malgré le fait que l'ancien système ait été balayé par une révolte populaire appuyée par l'OTAN, est révélateur. La vérité de base qu'il faut garder à l'esprit est celle-ci : dans une situation où aucun groupe n'arrive à s'imposer par la force à tous les autres, la seule solution pour sortir de l'impasse est l'élaboration d'un contrat. Tous les groupes qui rejettent le système en place se doivent de s'entendre sur un minimum de règles de fonctionnement du futur système qu'ils veulent mettre en place. Ce minimum doit inclure les règles de compétition pour le pouvoir : comment un groupe donné, porteur d'un projet donné peut-il accéder au pouvoir et gouverner le pays? Quels sont les groupes qui essaient d'initier le changement dans notre pays aujourd'hui? De quels projets sont-ils porteurs? Peuvent-ils s'entendre sur un minimum de règles et élaborer un contrat? Peuvent-ils faire front commun contre le système mafieux? Voilà des questions auxquelles il est urgent de répondre si on veut mettre en branle la dynamique du changement.