Le Quotidien d'Oran, jeudi 9 mai 2013 Akram Belkaïd L'hospitalisation à Paris d'Abdelaziz Bouteflika n'a pas fini de faire réagir les Algériens. Il y a d'abord les questions plus que légitimes qu'elle pose à propos de la capacité du chef de l'Etat à assumer sa mission voire à briguer ce fameux quatrième mandat présidentiel. A cet égard, il est effarant de voir à quel point ce sujet est évacué du débat public où, encore une fois, seuls les réseaux sociaux et la presse jouent leur rôle tandis que la classe politique – appelons-la ainsi même si c'est lui faire beaucoup d'honneur – rivalise en mutismes gênés ou en déclarations serviles de soutien à l'intéressé. Dans un pays normal, avec une société consciente des enjeux du moment, qu'ils soient internes ou externes, les incertitudes à propos du président devraient pourtant générer des analyses en boucle. Au lieu de cela, c'est le silence radio et on se croirait revenu à l'époque de la maladie de Houari Boumediene où tout le monde ou presque avait fini par être au courant sans que personne n'ose en parler publiquement... Nombreux sont les Algériens qui n'admettent pas le fait que leur président soit soigné à l'étranger, et plus spécialement en France alors que tant de leurs compatriotes endurent le martyr dans les hôpitaux du pays quand ils n'y laissent pas tout simplement la vie faute de soins ou d'équipements adéquats cela sans parler d'une hygiène des plus déplorables. La colère et l'indignation des Algériens – car c'est bien de cela qu'il s'agit – sont donc compréhensibles. En effet, comment leur donner tort quand on sait la misère et la crasse dans laquelle s'est enfoncé le système de santé public algérien ? Mais ce n'est pas tant le fait que Bouteflika se soigne à l'étranger qui devrait déranger et provoquer des polémiques. Après tout, nombreux sont les chefs d'Etats, y compris occidentaux, qui se déplacent hors de chez eux pour bénéficier de l'avis des meilleurs spécialistes et traitements mondiaux. Admettons donc qu'il s'agit-là de l'un des nombreux privilèges de la fonction présidentielle. En réalité, le vrai problème dans l'affaire, c'est la sombre situation du système algérien de santé publique. Une situation qui n'est rien d'autre que l'un des échecs majeurs de cette Algérie qui fête le cinquantième anniversaire de son indépendance. A la suite de ce qui précède, on pourrait se précipiter pour mettre en accusation les responsables de cette triste situation où, exemple parmi tant d'autres, il faut avoir de l'argent et de l'épaule pour espérer être convenablement soigné. Pour autant, il est d'abord nécessaire de convenir qu'il y a bien échec de l'Algérie en la matière. Or, chose curieuse, c'est tout sauf évident. Ne parlons pas de la voix officielle qui nie complètement le problème. Pour elle, tout va très bien et l'Algérie est un pays envié et admiré par des milliards de terriens... Délabrement des hôpitaux publics, agonie organisée de la médecine gratuite, pratiques indues des cliniques privées, conflits d'intérêts chez des mandarins accrochés à leurs postes depuis des décennies (et ayant dégoûté des générations entières de jeunes médecins), déversement de médicaments contrefaits grâce à la libéralisation du commerce extérieur, voilà autant de dossiers qui alimentent pourtant la chronique et qui prouvent que l'idée d'une bonne médecine pour tous a vécu comme tant d'autres idéaux de l'indépendance. Il est donc effarant, pour ne pas dire plus, de voir nombre d'Algériens nier la réalité de cet échec majeur. Dans les sphères privées, dans les discussions à bâtons rompus, on se complaît dans une étrange schizophrénie. On en veut au pouvoir, on le critique avec virulence pour l'état des hôpitaux (et pour tant d'autres choses…) mais, dans le même temps, on se gargarise de grandes déclarations, on se félicite de l'excellente formation des médecins algériens, on loue leur valeur marchande et on rappelle que les hôpitaux français, canadiens ou autres, se les disputent. Ce faisant, on contribue à éluder le problème et à reconnaître la gravité de la situation. Ce qui, dans la foulée, évite aussi d'avoir à se poser les bonnes questions sur les raisons de ce naufrage de l'hôpital en Algérie. « Le Val de Grâce pour tous »... Tel a été l'un des slogans mobilisateurs sur la Toile pour protester contre l'hospitalisation de Bouteflika en France. D'autres internautes n'ont pas manqué de suggérer l'idée d'une pétition nationale pour exiger l'annulation du projet de grande mosquée d'Alger et son remplacement par un grand hôpital pour la capitale. Mais un grand hôpital pour quoi faire ? a-t-on envie de demander. Pour qu'il se délabre en deux trois ordonnances ? Pour que ses équipements flambants neufs tombent rapidement en panne ce qui permettra leur réforme rapide suivie par une discrète revente à quelques cliniques privées du coin ? Ce n'est pas le mur ou l'infrastructure qui font le système de santé mais les hommes et les femmes qui en sont responsables ainsi que la politique qui le définit et l'encadre. Croire que les problèmes de santé des Algériens vont être réglés parce que l'on va « importer » le Val-de-Grâce, c'est commettre une erreur d'appréciation. C'est, pour user d'une analogie informatique, confondre le software et le hardware. C'est continuer de croire que c'est la technologie qui transforme les mentalités alors que ce sont ces dernières qui peuvent la rendre inutile. L'emploi des jeunes, l'éducation, l'agriculture et le système de santé devraient constituer les chantiers prioritaires de la nécessaire refondation de l'Algérie. Or, pour qu'il y ait refondation, il doit d'abord y avoir reconnaissance de l'échec en la matière. Et cela passe par l'abandon des discours d'autoglorification qui ne servent qu'à fuir la réalité et à s'inventer un beau pays qui n'existe que dans les imaginations chauvines ou naïves. _