PAR VINCENT GEISSER« La politique de l'émotion et la stratégie du chaos : seul horizon pour la gauche tunisienne ? » La très grande majorité des citoyens ordinaires, des acteurs politiques, des militants associatifs, des dirigeants ont été sincèrement émus et touchés émotionnellement par l'assassinat lâche qui a frappé une nouvelle fois un démocrate tunisien : après Chokri Belaïd, Mohamed Brahimi... et demain ? On peut craindre en effet, que ces crimes odieux ne soient que les deux premiers d'une longue série planifié machiavéliquement par des barbouzes. Qui peut vraiment se réjouir d'un tel crime qui touche non seulement la famille de la gauche et des progressistes mais aussi, au plus profond de sa chair, le peuple tunisien attaché à la construction d'une société démocratique libérée définitivement de la peur et de l'arbitraire ? Aujourd'hui, la colère, l'émotion et la tristesse sont des sentiments légitimes. La critique de l'absence de protection des personnalités politiques tunisiennes est compréhensible. La dénonciation de certaines incohérences et dysfonctionnements de l'appareil sécuritaire est utile. L'appel à l'accélération des réformes économiques et sociales est nécessaire. Mais une fois passé le temps de l'émotion et du recueillement que faire ? J'entends des voix, parmi lesquelles des amis(es) que je respecte profondément pour les avoir côtoyés intimement en exil et dans l'opposition intérieure à Ben Ali, demander l'arrêt du processus de transition, la dissolution de l'Assemblée nationale constituante, la démission du gouvernement et du Président de la République, la remise en cause du calendrier électoral : POUR ALLER VERS OU ? Un gouvernement de technocrates dans le pur style de l'ère dictatoriale cautionné par le FMI et la Banque mondiale ? Une assemblée nationale auto-désignée par quelques personnalités ? Un homme providentiel qui, à l'instar d'un « Ben Ali à visage humain », viendrait sauver miraculeusement le pays ? Un appel à l'armée et au généralissime comme garants de la transition démocratique ? Encore une fois, comme en novembre 1987, ou dans les années 1990-1991 (grande vague de répression), une partie de la gauche aveuglée par son anti-islamisme croit trouver dans les réflexes sécuritaires et autoritaires une VOIE DE SALUT POUR LE PAYS. On sait dans le passé où cette voie a mené : l'une des pires dictatures du monde arabe, l'un des régimes policiers les plus féroces du continent et le gouvernement permanent d'une mafia et d'une clique familiale qui a déshonoré la patrie par son affairisme et sa cupidité. La gauche démocratique tunisienne est face à une épreuve historique. Son opposition au gouvernement de la troïka est une nécessité vitale pour la démocratie tunisienne. Mais cette critique doit être aussi la base d'une stratégie de reconquête démocratique du pouvoir et d'un renforcement des institutions légitimes et non de leur destruction et de leur démantèlement. On sait que par le passé cette stratégie du chaos a servi les pires desseins autoritaires. Elle a préparé la voie à l'autoritarisme, au verrouillage sécuritaire de la société civile et à la dérive maffieuse. La gauche tunisienne ne doit pas douter d'elle-même car, contrairement aux autres gauches arabes, elle a un vrai ancrage social et populaire. Elle compte parmi ses militants et ses dirigeants des personnalités à l'intelligence rare. C'est en pariant sur les institutions démocratiques et en soutenant le processus constitutionnel en cours, en remplissant son rôle de véritable opposition à la troïka que la gauche tunisienne peut espérer jouer un rôle historique. A défaut, elle deviendra un auxiliaire involontaire d'un nouvel autoritarisme vaguement démocratique ou, pire, elle sera condamnée au silence.