À peine consommée l'euphorie légitime suite à la fuite de Ben Ali, nombre de Tunisiens ayant participé aux révoltes initiées fin décembre dans les provinces déshéritées du centre et du sud du pays, se sont sentis floués par la constitution du gouvernement d'union nationale, avec à sa tête Mohamed ElGhannouchi, Premier ministre de l'ex-dictateur pendant plus de dix ans. Près de deux semaines après sa nomination, et contraint à un remaniement, force est de constater que ce gouvernement a cristallisé toutes les craintes et les espoirs des Tunisiens. Alors que le peuple tunisien avait salué d'une seule voix, au soir du 14 janvier 2011, la chute d'un régime autoritaire et corrompu, il paraît évident que la présence de membres éminents du RCD aux ministères-clés du gouvernement dit «de transition» a ouvert une brèche entre les différents groupes sociogéographiques du pays. Aux cris de «ils ont volé nos richesses, ils ne voleront pas notre révolution», des milliers de manifestants des zones rurales déshéritées du centre et du sud du pays ont entrepris le siège du Premier ministère dans le but de «faire tomber les derniers restes de la dictature». Les membres de l'ancien gouvernement, qu'il s'agisse des caciques de l'ancien régime ou d'ex-opposants, justifiaient leur présence afin d'éviter «le vide total» et taxent les grévistes d' «irresponsables». En phase avec ces propos, largement relayés par une presse nationale acquise à la cause des dirigeants – quels qu'ils soient –, quelques centaines de manifestants s'étaient réunis mardi 25 janvier à Tunis pour soutenir la première équipe formée par El Ghannouchi. Leur mot d'ordre : «Oui à la démocratie, non au chaos». Moins partisans du gouvernement que d'un retour au calme, ces mécontents s'insurgeaient contre l'immobilisation économique du pays. Une véritable campagne visant à disqualifier les grévistes et les manifestants antigouvernement s'est largement développée notamment via facebook. De nombreux groupes soutenant le gouvernement et réunissant plusieurs dizaines de milliers de sympathisants se sont employés à stigmatiser le radicalisme des insurgés. Maniant une rhétorique de la peur et du vide, ces internautes ont opéré un renversement des valeurs lorsqu'ils décrivent les émeutiers – ceux qui ont contribué par leurs actes à faire chuter Ben Ali – comme des fauteurs de troubles menant le pays vers le chaos. Les individus véhiculant une telle vision, si l'on en juge par la disproportion entre le nombre d'internautes «engagés» sur facebook (plus de 50 000) et ceux qui ont manifesté devant le Théâtre national (quelques centaines), semblent plus enclins à lutter derrière leur ordinateur qu'à braver la matérialité de la rue. Cette même rue – dans laquelle évoluent les acteurs originels de la révolte – ne s'est d'ailleurs pas faite prier pour perturber ces chantres du retour «à la normale» en leur enjoignant de quitter les lieux en ces termes : «Dégagez, vermines !». Ces jours-ci, en Tunisie, le débat politique ayant pour socle le gouvernement d'union nationale se caractérise par sa dimension sociale. Le schéma serait donc le suivant : les pauvres contre / les classes moyenne et bourgeoise, pour. Cette vision, pour manichéenne qu'elle soit, n'en est pas moins révélatrice de la scission en œuvre dans la société tunisienne. Ce hiatus s'est en partie manifesté dans l'utilisation simpliste et erronée du concept de «e-révolution» dans de nombreux médias. Mises à part les réserves que le manque de recul et la sémantique nous obligent à adopter concernant le vocable «révolution», il convient de s'interroger sur le caractère «numérique» réel de la révolte tunisienne. Loin de minorer le rôle manifeste d'Internet en tant que vitrine nationale et internationale, il convient de garder à l'esprit que la chute de Ben Ali n'est pas le fait des internautes mais bien des déshérités de la Tunisie rurale. Il est intéressant de constater qu'une frange de la classe moyenne urbaine, dont l'avènement fut prôné par Ben Ali, contribue dans une certaine mesure à perpétuer son empreinte par sa défense du gouvernement d'union nationale et son refus de s'engager dans une lutte radicale auprès des classes populaires. Cette classe moyenne, qui s'est sincèrement réjouie du départ de Ben Ali et des siens et qui aspire à la démocratie, n'en demeure pas moins prisonnière de la mécanique parfaitement huilée de la domination par l'économie et la peur instaurée depuis des décennies tant par Ben Ali que par Bourguiba. Il serait inexact de croire que les anciens régimes tunisiens reposaient uniquement sur la répression. Ces pouvoirs ont donné l'illusion d'un pacte social entre l'Etat et la société garantissant la relation d'assujettissement du peuple tunisien dans son ensemble. C'est sans doute parce que le champ économique représentait leur unique prérogative du temps de la dictature, que les classes moyennes s'expriment aujourd'hui moins en termes politiques qu'économiques. Ce stratagème, les laissés-pour-compte de la dictature économique, pour leur part, à défaut de l'avoir analysé dans toute sa complexité, l'ont rejeté par instinct politique et social. À l'opposé, de la même manière qu'elles avaient jadis gardé le silence en raison de la menace islamiste, les classes moyenne et bourgeoise des grandes villes de Tunisie semblent plutôt enclines à faire preuve de mutisme politique si toutefois l'ordre social et la stabilité économique l'emportaient sur le vide, l'incertitude et le chaos. Note : 1- Mentionnons notamment les groupes «Pour laisser El Ghannouchi accomplir son devoir national» (50 000 sympathisants), «Pour que El Ghannouchi ne démissionne pas» (15 600 sympathisants), ou encore «Contre ceux qui paralysent le pays pour servir leur intérêt politique» (9 000 sympathisants). 2- À ce propos, se référer à Michel Camau et Vincent Geisser (eds.), Habib Bourguiba : la trace et l'héritage, Paris, Karthala, 2004, 664 p. 3- Voir Béatrice Hibou, La force de l'obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Découverte, 2006, 363 p.