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«Les forces armées doivent être dépendantes du pouvoir politique»
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 15 - 03 - 2015


Hugo Moreno. docteur en histoire sociale
«Les forces armées doivent être dépendantes du pouvoir politique»
El Watan le 14.03.15
Hugo Moreno est un réfugié polique argentin en France depuis la dernière dictature militaire dans son pays. Docteur en histoire sociale, il nous livre son analyse sur les difficiles transitions démocratiques en Amérique du Sud et le comportement des armées de ces pays. En effet, les années 1980 ont sonné le glas du long engrenage généré par les dictatures militaires en Amérique latine, où le retrait forcé des armées du pouvoir face à la pression des aspirations démocratiques des peuples ne s'est pas fait dans certains cas sans heurts.
-Beaucoup de pays d'Amérique latine ont connu ce qu'on appelle une «transition démocratique», qui se décline par le passage d'un système de dictature militaire à une démocratie. Comment cela s'est-il produit ?
A partir des années 1980, c'est la fin d'un long cycle de dictatures militaires dans presque la totalité des pays de l'Amérique latine, en particulier dans le Cône Sud (Argentine, Chili, Brésil, Bolivie, Uruguay, Paraguay). Le retrait des forces armées du pouvoir et l'ouverture d'une transition démocratique furent le produit d'une combinaison de facteurs.
On peut dire que, sauf dans le cas de l'Argentine, les militaires ont quitté le pouvoir une fois leur tâche accomplie. Tout d'abord, l'écrasement du mouvement populaire ouvrier et paysan, des syndicats et des partis de l'opposition radicale (divers gauche et organisations révolutionnaires).
Ensuite, l'implantation du modèle social et économique néo-libéral. Il faut rappeler que les dictatures des années 1970 s'installèrent avec l'intervention directe de la Maison-Blanche, des ambassades américaines et de la CIA. Henry Kissinger, l'homme fort de cette période — conseiller du président des Etats-Unis depuis 1969 et secrétaire d'Etat entre 1973 et 1977 — l'a reconnu dans ses Mémoires, un accablant témoignage sur l'Administration américaine de l'époque.
Kissinger fait référence explicitement à sa participation directe dans le coup d'Etat au Chili contre le président Salvador Allende, le 11 septembre 1973. Cela a inauguré le cycle où les «Chicago boys» occupèrent une place de premier plan sous la dictature du général Augusto Pinochet.
-Le cas argentin est-il particulier ?
L'Argentine est un cas particulier. Les dictatures militaires de ce pays ont exercé le pouvoir depuis le coup d'Etat de 1930 jusqu'à l'année 1983. Aucun gouvernement civil de cette période ne put arriver jusqu'à la fin de son mandat, à l'exception du premier gouvernement de Juan Peron (1946-1951) renversé néanmoins en 1955 lors de sa seconde présidence.
Les militaires s'installèrent au pouvoir encore une fois en mars 1976, en imposant jusqu'en 1982 une des dictatures les plus sinistres de l'Amérique latine. Ils réussirent à anéantir les organisations révolutionnaires et à écraser toute opposition.
Au début de 1980, apparurent les premières manifestations de mécontentement populaire, y compris au niveau syndical, avec la reprise des grèves. La dictature lance alors l'aventure des Malouines, en occupant militairement ces îles du Sud en possession de la Grande-Bretagne. Madame Thatcher en profite et saisit l'opportunité pour redorer son blason. L'occupation argentine entraîna l'entrée en guerre des Anglais.
Deux mois après, la défaite des forces argentines, mal préparées, sans équipements ni logistique appropriés, et surtout dirigées par un commandement incapable, fut l'élément moteur de la chute du régime. Discrédités et isolés, les militaires furent obligés de quitter le pouvoir. L'ouverture d'un processus électoral rétablit alors un régime constitutionnel, avec l'élection de Raul Alfonsin comme président. Malgré toutes sortes de difficultés et de gouvernements divers, ce régime resta en place.
C'est un véritable record historique. A partir de ce moment, l'Argentine accomplit, entre autres, une tâche historique : le jugement et la condamnation des responsables de la dictature (plus de 500 condamnés à de lourdes peines de prison, y compris les plus hauts chefs militaires), cas inédit dans toute l'Amérique latine et dans le monde.
-Y a-t-il lieu de comparer les systèmes politiques dans les pays d'Amérique latine et les pouvoirs installés en post-indépendance dans les pays de l'Afrique du Nord par exemple ?
Il est assez difficile d'établir une comparaison. Il y a tout d'abord une donnée : les pays d'Amérique latine sont arrivés à leur indépendance politique entre 1810 et 1825, comme résultat des guerres de libération contre l'Empire espagnol. La seule exception fut Cuba qui est restée sous domination espagnole jusqu'à 1898, pour devenir ensuite une sorte de «protectorat» des Etats-Unis jusqu'à la Révolution de 1959-1960.
L'indépendance politique des pays latino-américains fut inachevée. Elle ne fut pas accompagnée d'une unification nationale ni même régionale — qui était le rêve des principaux chefs politiques et militaires, comme le général San Martin en Argentine ou Simon Bolivar dans la Grande Colombie.
La question capitale de la propriété terrienne ne fut pas résolue non plus. Il faudra attendre la Révolution mexicaine (1910-1920) pour obtenir un succès dans ce sens. Entre-temps, une pléiade d'Etats se constituèrent. Seul le Brésil, le plus grand pays d'Amérique latine, réussit à conserver son unité territoriale.
L'installation de la cour du Portugal à Rio de Janeiro, suite à l'invasion napoléonienne en 1807, fut un facteur décisif. L'héritier du trône portugais, Pierre Ier, proclame lui-même l'indépendance sous la forme d'un Empire. Après une période de guerres civiles, la première République est née en 1889 et dure jusqu'à 1930. Il faudra attendre la Révolution de 1930, avec l'arrivée au pouvoir de Getulio Vargas (1930-1945) pour que le Brésil essaye un développement national indépendant.
Un fait d'importance est que l'indépendance d'Amérique latine était politique, les pays étaient souverains, mais restaient cependant sous l'emprise des puissances de l'époque (la Grande-Bretagne, puis les Etats-Unis). En plus, l'essentiel du pouvoir économique restait intact dans les mains des riches propriétaires qui consolidaient leur fortune et leur pouvoir autour des cycles économiques déterminés par l'exportation des matières premières au marché mondial.
Autour de ces nouveaux maîtres s'affirme la nouvelle classe dominante, l'armée jouant un rôle primordial pour garder l'unité du pays. Il y a donc des différences considérables avec l'Afrique du Nord et l'Algérie en particulier. Comme nous le savons, l'indépendance de l'Algérie fut le fruit d'une longue guerre de Libération nationale.
L'Etat indépendant algérien est né dans ces conditions. Il porte un lourd héritage, quelle que soit l'appréciation qu'on peut faire de la période post-coloniale.
Oui, mais sortir d'une dictature et prendre le chemin de la démocratisation fait consentir les mêmes efforts partout..
La démocratisation de la vie politique est un long et bien difficile chemin. Et la question essentielle reste toujours le degré de participation des masses populaires. Sans elles, l'installation d'un régime de type démocratique est extrêmement ardue, pour ne pas dire impossible.
Un autre cas très important dans l'Afrique du Nord est celui de l'Egypte.
La «Révolution des colonels» en 1952 renversant la monarchie fut d'une importance historique colossale. La figure de Gamal Abdel Nasser apparut alors comme l'incarnation du mouvement national arabe. Son influence sur le reste du Maghreb et l'ensemble du «Tiers-monde» fut incontestable. C'était l'époque du grand tournant de l'après-Seconde Guerre mondiale : l'éclosion des luttes pour la libération nationale : l'Algérie, le Vietnam l'Indonésie, l'Angola …) qui ont eu une influence énorme sur l'Amérique latine.
Dans les armées de l'Amérique latine, par exemple, apparurent des courants nationalistes anti-impérialistes, qui se réclamaient explicitement comme «nassériens». Leur rôle fut rapidement écarté, mais ils existèrent concrètement, par exemple, au Pérou, avec le général Velasco Alvarado, et en Bolivie avec le général Juan José Torres au début des années 1970.
Ces tendances souhaitaient un développement indépendant avec des réformes sociales très importantes, comme les expropriations des entreprises et des banques étrangères, ainsi qu'une réforme agraire qui reste toujours une question capitale non résolue pour de nombreux pays.
-L'armée peut-elle organiser son propre retour aux casernes et ne plus s'impliquer dans les questions politiques ?
Tout est possible. Cela dépend des relations des forces sociales à l'intérieur de chaque pays. Les armées qui détiennent depuis longtemps le pouvoir et le contrôle économique du pays se prêtent difficilement à quitter leurs privilèges. Les nouvelles classes dominantes se sont formées précisément autour de ce pouvoir militaire-politique-économique.
La défense des privilèges pèse souvent plus fort que d'autres considérations. Mais les armées sont des institutions de l'Etat.
Leur rôle essentiel est la défense nationale et l'intégrité territoriale des pays. Il est possible qu'à certains moments apparaissent des courants militaires «modernistes» qui considèrent qu'une ouverture démocratique est la seule issue. Ce fut le cas dans plusieurs pays d'Amérique latine.
-L'Algérie, à l'instar de pays comme l'Argentine ou le Chili, est passée par une période du tout sécuritaire qui s'est accompagnée d'exactions et de violence au nom de l'éradication du terrorisme. Les cas de disparitions forcées sont très nombreux. Comment des pays comme le Chili et l'Argentine ont-ils pu dépasser ce traumatisme et aller vers un consensus démocratique ?
Au Chili ou en Argentine, si un consensus démocratique est largement partagé, l'armée est toujours présente, mais sans détenir le pouvoir d'autrefois. Le cas de l'Argentine est particulier par le fait que les responsables de la dictature, de la torture, de l'assassinat et de la «disparition» de milliers de personnes — y compris le vol des enfants nés dans les prisons clandestines — ont été jugés et condamnés. Dans d'autres pays, par contre, c'est une question encore non résolue.
Le passage de la dictature à la transition démocratique, semble-t-il, ne peut se faire que sur une forme graduelle, sauf dans le cas de révolutions qui ne sont pas à l'ordre du jour. Cela implique la formation d'une large majorité politique, l'existence de partis et d'institutions, la liberté de la presse, l'indépendance des pouvoirs et l'éducation populaire démocratique. C'est la base d'un consensus pour la défense des principes républicains et démocratiques. Cela est valable certainement pour nos pays d'Amérique latine et aussi partout dans le monde.
-Est-il important que les Constitutions post- transition consacrent la non-implication de l'armée dans les affaires politiques ?
Sans doute. Les forces armées dans leur ensemble doivent être dépendantes du pouvoir politique. Le principe reste la souveraineté du peuple et l'égalité des citoyens, hommes et femmes. C'est le peuple qui décide par des mécanismes démocratiques établis.
Les forces armées doivent être à leur service. C'est une garantie contre toute tentative de retour à des formes de dictature. La consolidation des régimes constitutionnels est aussi la seule garantie pour éviter le danger de guerres civiles.
Nadjia Bouaricha
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