Les quinze dernières années ont vu le triomphe de ce que l'on a appelé le «consensus de Washington». Il s'agissait, après la crise de la dette des années 1980, et dans une période d'hyper-inflation, de passer d'économies autocentrées à des économies ouvertes. Avec plus ou moins de rapidité, tous les pays ont adopté le même modèle de développement : une croissance fondée sur les échanges avec l'extérieur, accompagnée d'une réduction drastique du rôle de l'Etat en tant qu'acteur économique direct et de politiques budgétaires extrêmement rigoureuses. Ces politiques ont partout permis de juguler les processus inflationnistes, mais n'ont pas empêché des crises monétaires terribles au Mexique en 1994, au Brésil en 1999 et en Argentine en 2001. Ces crises ont fait tache d'huile et ont entraîné une phase de récession ainsi qu'un appauvrissement brutal des classes moyennes. Certes, la nouvelle Amérique latine se distingue par une capacité de récupération étonnante, ce que certains ont appelé le «yo-yo». Certes, depuis 2003, la région a renoué avec des taux de croissance largement positifs. Mais, globalement, durant cette période, la pauvreté s'est accrue et les inégalités se sont accentuées. Les populations attendaient de la démocratie qu'elle leur apporte la prospérité. Il ne faut pas oublier que la chute des dictatures militaires – à l'exception du Chili – s'explique, pour une large part, par leur échec en matière économique. Or l'espoir fut de courte durée. Les enquêtes annuelles du «Latinobarometro» sont, sur ce point, particulièrement explicites : dans tous les pays, sauf au Venezuela, le soutien à la démocratie a diminué. En 2005, il ne se situait plus qu'à 53%. La question de la pauvreté La première raison de cette désaffection est à rechercher dans la persistance et dans l'exacerbation de la pauvreté. Celle-ci, dans la plupart des pays, a continué à s'étendre durant les quinze années passées, la croissance économique ayant été inférieure à celle de la population. L'écart entre les deux déciles extrêmes sur l'échelle de Gini (celui des plus pauvres et celui des plus riches) a continué à se creuser. Les chiffres fournis par le Panorama social, que publie chaque année la Cepal, montrent que les améliorations liées à une forte reprise de la croissance depuis 2003 sont loin de compenser la détérioration de la période précédente. En 2004, 42,9% des Latino-Américains étaient classés dans la catégorie «pauvres» et 18,6% dans celle des «très pauvres», soit une nette augmentation par rapport à l'an 2000. En 2002, on comptait 21 millions de pauvres de plus qu'en 1990 et, parmi ceux-ci, 4 millions se trouvaient dans un état de pauvreté extrême. Ce phénomène a touché tous les pays, hormis le Chili où, de 1990 à 2003, la pauvreté et l'indigence ont diminué de moitié, passant respectivement de 38,6% à 18,8% et de 12,9% à 4,7%.Il est évident que cette dégradation des conditions de vie ne peut que plonger dans le désarroi des populations qui, répétons-le, attendaient de la démocratie qu'elle résolve leurs problèmes d'emploi et leur procure une existence plus facile. Fait nouveau cependant, ce désarroi ne s'est pas traduit par des jacqueries, par une explosion des guérillas ou par des coups d'Etat à répétition, encore moins par un retour de l'autoritarisme. Le temps des mouvements armés (sauf dans le cas colombien) comme celui des régimes militaires semblent révolus. Toutes les tentatives séditieuses (Venezuela, Equateur, Paraguay, Pérou, Guatemala, Haïti, Argentine) se sont immédiatement heurtées soit à la réaction de la rue, soit à l'hostilité du voisinage (autres pays latino-américains), soit à celle des Etats-Unis et de l'Europe. La norme aujourd'hui, pour changer d'équipe dirigeante, ce sont les élections ou la destitution des présidents dans le respect des formes légales. Au cours des quinze années écoulées, dix présidents démocratiquement élus ou leurs successeurs constitutionnels respectifs ne sont pas arrivés au terme de leur mandat, qu'ils aient démissionné ou qu'ils aient été démis de leurs fonctions sous la pression populaire. Ces démissions sont avant tout le signe d'une crise profonde des mécanismes de représentation politique et, plus généralement, des partis. La crise des partis politiques Curieusement, les partis politiques, qui furent presque partout des agents essentiels du retour à la démocratie, n'ont pas su prendre la mesure de la nouvelle donne régionale. Ces bouleversements résultaient de la conjonction de trois phénomènes : la fin des dictatures, la chute du mur de Berlin et l'ouverture des économies à la mondialisation. La fin des dictatures et les réformes structurelles de l'économie ont véritablement «libéré» le vote, l'électeur n'ayant plus à faire allégeance à quiconque. Quant à la chute du mur de Berlin, elle a rendu toutes les formations de gauche, traditionnellement très idéologisées, «orphelines», pour employer l'expression de l'ancien ministre des Relations extérieures du Mexique, Jorge Castañeda. A l'origine, les partis politiques avaient été conçus en Amérique latine pour être des instruments aux mains des oligarchies ou des élites. Ils s'étaient développés dans un rapport à la population qui était plus un rapport de contrôle du vote que de représentation des aspirations des électeurs et cela, à travers des mécanismes plus ou moins sophistiqués de clientélisme, de manipulation des urnes, voire de coercition. Ayant œuvré pour écarter les régimes autoritaires, ils pensaient retrouver leur place et pérenniser leurs pratiques anciennes. Qu'il s'agisse des partis revenus sur le devant de la scène après l'éviction des militaires (Argentine, Brésil, Uruguay, Pérou, Equateur, Salvador, Guatemala, Honduras, Panama) ou des partis traditionnels dans les pays n'ayant pas connu de dictatures (Mexique, Colombie, Costa Rica, Venezuela), ni les uns ni les autres n'ont perçu que l'ère du clientélisme et de la corruption appartenait au passé.Contraints, lorsqu'ils étaient au gouvernement, de réduire l'emprise de l'Etat sur la société (en particulier avec la privatisation d'un grand nombre d'entreprises publiques) et tenus d'appliquer des recettes rigoureuses d'orthodoxie budgétaire, ils ont perdu la plupart des leviers qui leur avaient permis, à l'époque du développement autocentré à l'abri des barrières douanières, d'entretenir leurs réseaux clientélistes. Ils fournissaient des emplois, une protection sociale, des politiques éducatives, etc. La corruption était un phénomène parfaitement accepté à l'époque où la nature de l'Etat permettait au dirigeant de redistribuer. On tolérait qu'il s'enrichisse, pour autant qu'il faisait profiter de cet enrichissement un grand nombre de ses administrés. La corruption est devenue un problème politique majeur à partir du moment où il est apparu que le dirigeant n'avait plus rien à offrir. Plusieurs présidents ont ainsi dû démissionner ou ont été empêchés de se représenter pour faits de corruption (Abdala Bucaram en Equateur, Fernando Color de Mello au Brésil, Alan Garcia au Pérou, Carlos Menem en Argentine, Carlos Andres Perez au Venezuela, etc.).A côté de ces partis traditionnels en crise, quelques pays ont vu leur système partisan demeurer identique, comme au Chili, en Colombie ou en Uruguay. Mais la plupart du temps, on a assisté tantôt à la naissance de nouveaux partis, comme au Brésil avec le Parti des travailleurs (PT), au Mexique avec le Parti de la révolution démocratique (PRD) ou en Bolivie avec le Mouvement vers le socialisme (MAS), tantôt à l'émergence de ce qu'on a appelé des «outsiders» ou des «anti-politiques» : Aristide en Haïti, Fujimori au Pérou, Chavez au Venezuela, Morales en Bolivie, etc.La plupart de ces dirigeants ont en commun une même manière d'aborder la relation avec l'électorat, fondée sur un rapport émotionnel – un mode de gouvernement que l'on qualifie généralement de «populiste». Virage à gauche ou virage populiste ? Alvaro Uribe, président de la Colombie, est l'allié le plus fidèle des Etats-Unis dans la région. Hugo Chavez est l'opposant le plus résolu à Washington. Leurs champs d'action prioritaires sont différents : pour Uribe, c'est la lutte contre les mouvements de guérilla et la pacification du pays; pour Chavez, le combat contre la pauvreté et la poursuite du rêve bolivarien d'unité de l'Amérique du Sud. Pourtant, l'un et l'autre tirent l'essentiel de leur popularité d'une pratique politique absolument concordante, qui consiste pour le président à entretenir un rapport direct avec la population, ignorant délibérément les intermédiaires traditionnels (administration, élus locaux, partis, syndicats, associations, etc.). Uribe organise régulièrement des rencontres avec des villageois, en présence de membres de son gouvernement, sous le regard des médias; il somme ses ministres de résoudre dans l'instant telle ou telle question évoquée par l'assemblée locale, de rédiger un projet de loi ou un règlement séance tenante. Chavez procède de même. Il s'appuie sur son extraordinaire charisme, sur son contact chaleureux avec les gens. Il est relayé dans les quartiers par des structures d'encadrement qu'il essaie de mettre en place sur le modèle cubain, mais sans mobiliser pour autant les forces de l'ordre. D'une manière générale, il se méfie des appareils d'Etat (hormis l'armée) et des fonctionnaires. Tout se passe comme s'il voulait construire un nouvel ordre politique fondé sur un ensemble de lois et de règlements édictés avec l'appui du peuple. La réussite de ce type de politique repose totalement sur la personnalité du président et sur le rapport affectif qu'il entretient avec ses partisans. Qu'adviendrait-il s'il venait, pour une raison ou pour une autre, à disparaître ? Et si les prix du baril de pétrole s'effondraient ? Nombre des présidents populistes dont on a précédemment signalé la destitution étaient des leaders qui avaient, durant leur campagne électorale, promis monts et merveilles. Mais, une fois au pouvoir, ils n'avaient pas eu les moyens d'honorer leurs engagements. D'autres, on l'a dit, sont tombés suite à des affaires de corruption. Si Chavez n'a jamais été personnellement impliqué, en revanche, les Vénézuéliens se plaignent d'une corruption généralisée au sein de la fonction publique.La vraie alternative, aujourd'hui, en Amérique latine ne se situe-t-elle pas entre le «populisme» et la «démocratie représentative» ? L'ancien président de l'Equateur Lucio Gutierrez, grand admirateur de Hugo Chavez, comme lui ancien militaire et ancien putschiste, est sorti de prison début mars. Sa première déclaration a été pour annoncer son intention de se présenter aux élections présidentielles à venir : «Nous allons lutter inlassablement pour rendre la confiance et la foi au peuple équatorien, parce qu'ils sont en train de faire mourir de faim mon peuple. Nous allons gagner les élections grâce au vote populaire. Plaise à Dieu qu'ainsi les oligarchies corrompues apprennent à respecter la volonté du peuple équatorien.» Tous les ressorts du populisme sont ici exprimés : le rejet des oligarchies; la dénonciation de la corruption; l'appel au peuple (entité mythique dont on ne sait pas très bien ce qu'elle recouvre); le discours émotionnel qui cherche à redonner confiance et espoir. Face au désenchantement croissant de la population, sous l'effet de la désagrégation des liens sociaux traditionnels et de l'aggravation de la pauvreté, le discours populiste fait merveille : il propose d'apporter des réponses simples à des problèmes complexes.Du populisme à l'autoritarisme, il n'y a qu'un pas, qu'un certain nombre de régimes des années 1930-1940 (Brésil avec Getulio Vargas, Mexique avec Lazaro Cardenas, Argentine avec Juan Domingo Peron) n'avaient pas hésité à franchir. Ces régimes avaient à leur tête des présidents convaincus de la justesse de leur combat contre les oligarchies, soucieux d'intégrer les pauvres et les marginaux au sein de la société. Cette conviction était renforcée par le fort soutien qu'ils obtenaient auprès des couches populaires (les «descamisados» argentins). Si l'on est absolument sûr d'avoir raison, toute contestation risque vite d'être perçue comme sédition. D'où l'interdiction des partis d'opposition et la construction d'un Etat corporatiste auxquels avaient procédé Vargas, Cardenas et Peron. Ce type de régime avait pu se développer grâce à des économies centrées sur leur marché intérieur, avec un Etat omniprésent. On l'a vu : ce modèle économique, ce type d'Etat et de régime politique ont disparu. Mais le discours populiste, lui, refait surface.Lorsque, comme c'est le cas pour Chavez, on a (grâce au pétrole) les moyens de tenir ses promesses, en dépit de l'opposition souvent haineuse des anciennes élites politiques ou économiques qui contrôlent les principaux médias, la tentation autoritaire est forte. Ainsi, après la tentative de coup d'Etat qui a cherché avec l'appui de la Centrale patronale à le renverser en 2002, une série de réglementations et une nouvelle loi sur les délits de presse ont été adoptées. L'organisation Reporters sans frontières les a vivement dénoncées, à juste titre. Mais il serait inexact d'affirmer que la presse vénézuélienne est muselée : il suffit de lire les journaux pour constater qu'il n'en est rien. Ce dont souffre le Venezuela, c'est de l'incapacité de l'opposition à se structurer et à offrir une alternative à la «révolution bolivarienne» promue par Chavez. S'agissant des médias, il a voulu contrebalancer leur influence en créant une télévision sud-américaine, dotée de moyens financiers importants et de professionnels compétents, se proposant de rivaliser avec la chaîne américaine CNN en espagnol. Le pétrole, on le voit, est une fois encore utilisé à des fins politiques. C'est cette ressource aussi qui a permis à Chavez, à l'instar de nombre de ces dirigeants «de gauche», de mettre en place des programmes sociaux ciblés. Des politiques sociales ciblées Le point commun entre Chavez, Lula, Kirchner, Bachelet et Morales, c'est que tous cherchent à lutter contre la pauvreté et l'extrême pauvreté par un renforcement des pouvoirs de l'Etat. Tous utilisent les mêmes méthodes : non pas des politiques erga omnes selon le modèle social-démocrate, mais des politiques sociales ciblées en direction de certaines catégories de la population. Dans son programme, Michelle Bachelet reprenait d'ailleurs le terme américain (affirmative action) pour décrire les politiques sociales qu'elle se proposait de mettre en oeuvre : «accion afirmativa» – ce que l'on nomme en France la «discrimination positive». Au Venezuela, il s'agit des «missions bolivariennes», dans les secteurs de la santé, de l'éducation, de la distribution ou de la consommation. Elles sont financées par les revenus du pétrole ou par un système de troc. En échange de 80 000 barils cédés à prix préférentiels, Cuba a ainsi envoyé 15 000 médecins au Venezuela, qui dispensent, 24 heures sur 24, des soins aux plus démunis dans les quartiers populaires. De même, dans le domaine de l'éducation, 370 écoles «bolivariennes» ont été ouvertes, qui scolarisent un million d'enfants pauvres et leur distribuent gratuitement un uniforme, du matériel scolaire, deux repas et deux goûters par jour. Quant aux marchés publics (mercal), installés dans les quartiers populaires, indépendants des grandes chaînes de distribution, ils offrent des produits importés à des prix défiant toute concurrence.Au Brésil, le président Lula a lancé en 2003 un très ambitieux programme – «faim zéro» (hambre cero) – qui, conjugué avec toute une série de politiques publiques d'aide aux plus démunis, permet aujourd'hui à huit millions de familles de recevoir des subsides directs ou indirects d'un montant non négligeable (bolsa familia). Grâce à ces mesures, la malnutrition, qui sévissait à l'état endémique, a considérablement régressé. Le versement d'allocations aux pauvres, ou encore le lancement récent d'un gigantesque programme de construction de logements populaires, explique sans nul doute la remontée actuelle de Lula dans les sondages, en dépit des affaires de corruption qui ont éclaboussé certains de ses proches collaborateurs ainsi que son parti. Tous ces programmes sont financés par un Etat qui, à la différence de ceux de l'Amérique hispanique, est riche, avec un taux de prélèvements obligatoires de l'ordre de 38%.Au Chili, le président Lagos a réalisé une importante réforme du système sanitaire, accordant une couverture santé universelle dans les hôpitaux publics pour les cinquante-quatre pathologies les plus courantes (Plan Auge). Grâce à son plan Un techo para Chile (Un toit pour le Chili), les bidonvilles ont pratiquement disparu du paysage urbain. Michelle Bachelet souhaite se concentrer sur l'aide à la petite enfance, dans les milieux les plus défavorisés.De son côté, Manuel Lopez Obrador, lorsqu'il était maire de Mexico, a mis en place des aides directes en faveur des personnes âgées et a lancé une série de programmes culturels et sociaux.On pourrait aussi citer les politiques sociales élaborées par Nestor Kirchner en Argentine, Tabaré Vasquez en Uruguay ou celles que décidera probablement Oscar Arias, nouvellement élu au Costa Rica. Outre qu'ils s'adressent à des publics bien précis, ces programmes présentent deux caractéristiques majeures : ils s'inspirent tous d'une logique de «démocratie participative» et ils sont fortement médiatisés.Le thème de la «démocratie participative» fait aujourd'hui florès en Amérique latine. L'expression figure même dans plusieurs Constitutions. La Bolivie, au début des années 1980, a adopté une «loi de participation populaire». Le Brésil a expérimenté à Porto Alegre un «budget participatif» qui a voulu associer chaque année un maximum de citoyens à l'élaboration du budget communal. Manuel Lopez Obrador a construit sa popularité, dans la ville de Mexico, sur des pratiques de démocratie participative dans les décisions d'aménagement public. Le terme est devenu tellement significatif pour marquer un progrès de la démocratie qu'il avait été repris dans le projet de Constitution européenne de la Commission Giscard d'Estaing. L'important ici est de souligner à nouveau cette volonté de relation directe entre les responsables et les citoyens. Il s'agit d'inventer des mécanismes démocratiques qui ne soient pas fondés uniquement sur la représentation élective. Mais il est un autre terrain sur lequel tous ces dirigeants «de gauche» se retrouvent. La distanciation vis-à-vis des Etats-Unis Qu'y a-t-il de commun entre un Hugo Chavez, grand ami de Fidel Castro, qui se propose de construire «le socialisme du siècle», et un Ricardo Lagos, premier président socialiste élu depuis le coup d'Etat contre Salvador Allende, qui a quitté ses fonctions début mars et à qui a succédé une autre socialiste ? Le premier n'a pas de mots assez durs pour dénoncer l'«impérialisme américain», en particulier dans son émission télévisée dominicale «Alo Presidente». Le second n'a jamais, en six années de mandat, prononcé le moindre propos public qui pourrait être interprété comme anti-américain.Pourtant, en 2003, le Chili, membre du Conseil de sécurité de l'ONU, a voté non à l'entrée en guerre contre l'Irak, tout comme le Mexique, pourtant dirigé par un président «de droite», Vicente Fox, par ailleurs grand ami de George W. Bush. Depuis que la promotion de la démocratie (y compris par les armes, comme en Afghanistan ou en Irak) est devenue un axe essentiel de la politique extérieure américaine, les dirigeants d'Amérique latine ont conscience de leur plus grande autonomie vis-à-vis de la Maison-Blanche. Désormais, la démocratie est le seul modèle politique légitime dans les Amériques. L'Organisation des Etats américains (OEA) a voté, en 1991, une résolution qui prévoit l'exclusion automatique de tout pays membre où serait renversé l'ordre démocratique. La Communauté européenne hier, avec ses accords de «troisième génération», et l'Union européenne aujourd'hui conditionnent leur coopération commerciale à l'existence d'un cadre démocratique. Il y aurait beaucoup à dire sur ces nouvelles règles qui connaissent une application à géométrie variable en fonction de la région concernée. Mais, s'agissant de l'Amérique latine, elles mettent les pays qui la composent à l'abri de tout risque de déstabilisation interne promue par le grand voisin du Nord. Par rapport au siècle précédent, c'est un progrès considérable qui permet aux dirigeants latino-américains de disposer d'une marge de manœuvre accrue sur la scène internationale. Le pragmatisme Lorsque l'on observe attentivement les politiques mises en œuvre, au-delà des discours plus ou moins sociaux ou plus ou moins centrés sur la relation aux Etats-Unis, on est frappé par le très grand pragmatisme qui les inspire. Pragmatisme d'un Lula et d'un Kirchner qui remboursent de manière anticipée leur dette au FMI en 2005. Une telle décision, il y a quatre ou cinq ans, aurait été immédiatement considérée comme une mesure «de droite», le discours politique «de gauche» consistant généralement à demander un allégement de la dette à un FMI dénoncé comme responsable de tous les maux du moment. Pragmatisme d'un Chili, dirigé depuis 1990 par une coalition de centre gauche (deux présidents démocrates-chrétiens suivis de deux socialistes), qui respecte strictement les logiques du marché mais met en place de puissants instruments de régulation des mouvements de capitaux fluctuants et de gestion des services publics par les entités privées. Pragmatisme aussi, en dépit de ses discours «anti-impérialistes», d'un Hugo Chavez qui continue à vendre son pétrole à son premier client, les Etats-Unis, afin de pouvoir financer ses Misiones et sa politique extérieure latino-américaine très active (pétrole à conditions avantageuses pour Cuba et les Etats centre-américains, rachat de la dette argentine, Telesur, etc.). Pragmatisme de ces dirigeants «de gauche» qui s'entourent souvent en matière économique d'experts formés dans les meilleures écoles américaines et qui ne remettent pas en cause les principes de base du néolibéralisme, même si certains (Chavez et, à un degré moindre, Kirchner) ne perdent pas une occasion de le fustiger dans leurs discours. Pragmatisme, enfin, des pays fondateurs du Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay), qui s'engagent avec le Venezuela, devenu membre à part entière en décembre 2005, dans un vaste projet d'approvisionnement en hydrocarbures. Le gazoduc trans-amazonique, qui devrait être construit prochainement, nécessitera un investissement de 20 milliards d'euros. Il pourrait donner un coup d'accélérateur à ce marché commun qui, limité actuellement aux échanges commerciaux, peine à atteindre sa vitesse de croisière. Le président de la Commission permanente du Mercosur, Carlos Chacho Alvarez (ancien vice-président argentin dans le gouvernement de Fernando de la Rua), laissait libre cours à son enthousiasme dans un entretien accordé au journal espagnol El Pais (4 mars 2006). Pour lui, l'entrée du Venezuela permettra enfin de mettre en place des politiques publiques communes et de doter ce marché commun d'instruments d'intégration efficaces, s'inspirant du modèle européen, permettant de dessiner les contours d'une future «Confédération sud-américaine de nations».Que fera Evo Morales en Bolivie ? Constituera-t-il avec Chavez et Fidel Castro un axe «anti-impérialiste» transcontinental ? Il est encore trop tôt pour le savoir. Les mouvements sociaux indiens, qui ont porté Morales au pouvoir, ont toujours été difficiles à décrypter. Tout ce qu'on peut dire, c'est que les premières initiatives du président bolivien semblent plutôt s'inscrire dans la logique de pragmatisme précédemment décrite. Depuis un demi-siècle la Bolivie n'a plus de relations diplomatiques avec le Chili et revendique l'accès à la mer perdu lors de la «guerre du Pacifique». Evo Morales en avait fait un axe de sa campagne. En dépit de ce contentieux avec le Chili, il a invité Ricardo Lagos à sa prise de fonctions et s'est rendu à la cérémonie d'investiture de Michelle Bachelet. C'est une première dans l'histoire des deux pays. Ces gestes d'apaisement laissent espérer qu'une issue pacifique pourrait être trouvée à ce conflit séculaire. De même, la prudence avec laquelle il a exprimé le souhait de recouvrer la souveraineté sur les ressources minières, en particulier sur les hydrocarbures (la Bolivie possède les plus importantes réserves de gaz du continent), n'a pas fait fuir les investisseurs potentiels déjà installés dans le pays (notamment le français Total et l'espagnol Repsol). Déjà associée au Mercosur, la Bolivie, pour des raisons d'affinité politique et d'intérêt géoéconomique, pourrait devenir sous Evo Morales membre à part entière de l'organisation et quitter un Pacte andin moribond (…). G. C. * Professeur à l'Institut des hautes études de l'Amérique latine (Université de la Sorbonne Nouvelle)