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L'armée algérienne déchirée entre la rue et les clans
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 23 - 05 - 2019


| Fondation Jean-Jaurès
21/05/2019 9'
José Garçon
Après plusieurs semaines de contestation en Algérie, le hirak – le mouvement – ne s'essouffle pas et demeure unitaire. La journaliste spécialiste de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient José Garçon analyse et décrypte la stratégie du régime, de l'armée et de son leader, Ahmed Gaïd Salah, pour maintenir coûte que coûte un système dénoncé et rejeté par le hirak, et s'interroge également sur l'issue politique de ce moment démocratique historique.
Trois mois après son début, le soulèvement du peuple algérien ne donne aucun signe notable d'affaiblissement, enterrant les espoirs de ceux qui misaient sur son essoufflement pendant le Ramadan. À Alger comme à l'intérieur du pays, il continue à exiger un « changement de système » sans rien perdre de son caractère pacifique et discipliné. Pourtant, l'Algérie semble figée dans un bras de fer entre, d'un côté, ce hirak – mouvement – qui exige une période de « transition menée par des personnalités indépendantes », et de l'autre l'état-major de l'armée qui, pour ne rien céder de ses prérogatives, s'obstine à imposer un simple relookage du système à travers une élection présidentielle prévue le 4 juillet 2019.
Cinq semaines après la chute d'Abdelaziz Bouteflika, la rue algérienne s'est imposée comme le seul grand acteur politique face à une armée qui s'exprime, elle, à travers son chef d'état-major, Ahmed Gaïd Salah. De vendredi en vendredi, jour des manifestations, elle poursuit un surprenant face-à-face avec ce qu'on appelait pudiquement « le pouvoir » – pour n'avoir pas à désigner l'armée. Gaïd Salah parle[1], alternant main tendue et menaces, tentant d'imposer un point de vue brutal avant de s'adapter en fonction des réactions des contestataires dont la réponse ne varie guère : un « dégagisme » radical et généralisé.
Dans ce contexte, le départ d'Abdelaziz Bouteflika, exigé par la rue et accéléré par le général Gaïd Salah – ex-plus fervent partisan d'un cinquième mandat de ce président-momie – fait quasiment figure d'épiphénomène. Tout comme les tentatives, éphémères et vaines, de recyclage de vieilles personnalités bénéficiant d'une aura internationale ou moins ouvertement compromises avec le système.
En réalité, le régime ne sait que faire face à la politisation d'une société qu'il a toujours méprisée. Sauf à tenter de faire diversion en ressortant les ficelles éculées qui dénoncent la « main de l'étranger » et voient partout des « comploteurs » menaçant « l'unité et la stabilité » du pays. Comme si, embourbé dans ses conflits internes, il ne comprenait ni les implications du changement générationnel, ni la puissance des réseaux sociaux. Il est en outre d'autant plus réfractaire à toute idée de changement que des flux financiers énormes sont en jeu.
Paniqué par l'installation du mouvement dans la durée, il tente de gagner du temps et navigue à vue, conscient qu'il n'a pas le choix. Une répression violente, qui plus est contre des foules pacifiques, le mettrait en difficulté sur la scène internationale. Et surtout, elle provoquerait des remous au sein même de l'armée.
Dès lors, l'application stricte de la Constitution – qui prévoit une élection présidentielle le 4 juillet prochain[2] – doublée d'une justice spectacle s'est imposée comme l'alpha et l'oméga du régime qui découvre soudain les vertus d'un texte qu'il a maintes fois violé et trituré. Qu'importe si tenir ce scrutin semble techniquement impossible[3] d'autant qu'aucun candidat crédible ne s'est déclaré ? Qu'importe aussi si le président qui en serait issu n'aurait aucune légitimité puisque le corps électoral est dans la rue et rejette ce processus mené par des figures du régime[4] ? Pour Gaïd Salah et l'état-major, seule cette élection présidentielle peut constituer – quitte sans doute à la retarder de quelques semaines – une porte de sortie leur permettant de garder la main en imposant un candidat qu'ils auront préempté. Elle leur éviterait aussi de se retrouver dans un vide institutionnel dangereux à l'issue des 90 jours constitutionnels de présidence intérimaire. Ce n'est pas son seul intérêt. Ce scrutin permettrait à des généraux ayant toujours préféré les révolutions de palais aux putschs militaires d'afficher – notamment auprès de leurs partenaires étrangers – le respect de la Constitution et le légalisme formel qu'ils affectionnent.
Reste l'impossible : imposer cette élection présidentielle à un mouvement qui ne veut pas en entendre parler. L'état-major semble, en la matière, n'avoir qu'une stratégie : favoriser la division et l'essoufflement de la contestation en tentant de la détourner. Du coup, se succèdent à un rythme accéléré les poursuites judiciaires de personnalités enrichies[5] sous l'ère Bouteflika, puis les arrestations d'ex-dignitaires et compagnons de route du régime.
Objectif de cette justice spectacle qui dénonce les « corrompus » en faisant comme si la corruption n'était pas inhérente au système et comme si ces arrestations pouvaient valoir « solde de tout compte » pour près de soixante ans de prédation généralisée : donner des gages à la population en lui jetant des gens en pâture dans l'espoir d'occulter la revendication première des contestataires, à savoir le changement de système.
Sacrifié sans état d'âme dans l'espoir – vain – de calmer la contestation, Abdelaziz Bouteflika n'aura ainsi été que le premier maillon d'une pseudo « opération mains propres » qui s'apparente surtout à des règlements de compte[6] et à une purge interne dans une ambiance de sauve-qui peut[7]. L'arrestation et la mise sous les verrous du général Toufik Mediene[8], l'ex-redouté patron des services secrets en est l'exemple le plus spectaculaire. Les motifs avancés par le général Gaïd Salah montrent, s'il en était besoin, où se situent vraiment ses motivations en la matière. Ni le général Mediene, ni le général Tartag, ne sont en effet inquiétés pour des abus ou crimes commis alors qu'ils étaient en fonction, notamment au cours de la sale guerre des années 1990 – hantise du haut commandement militaire – mais pour « complot ». Tramée il y a quelques mois, cette conspiration aurait voulu « entraver les solutions de l'armée et les propositions de sortie de crise » en esquissant une nouvelle alliance avec Saïd Bouteflika, incluant un ancien chef de l'Etat, le général Liamine Zeroual…
L'omniprésence jusqu'à début mai du général Gaïd Salah – qui autorise à se demander s'il était chef d'état-major ou chef de l'Etat – et l'arrestation du général Toufik marquent quoi qu'il en soit une double évolution dans le fonctionnement du régime. Cet affichage d'un chef d'état-major, toujours en treillis militaire, ainsi que le violent éditorial du mois de mai 2019 de la revue de l'armée El Djeich, placent l'institution militaire en première ligne. Martelant que la « justice est indépendante », comme si absence d'Etat de droit et justice indépendante n'étaient pas incompatibles, El Djeich re-désigne le seul coupable de la situation actuelle : l'existence d'un « complot »[9] qui, pour ne convaincre personne, recouvre bel et bien une guerre ouverte à l'intérieur du système où un groupe a voulu en évincer un autre.
Tout se passe en fait comme si la pression du mouvement populaire avait accéléré la désintégration d'un régime déjà à bout de souffle et que celui-ci restait adossé sur sa seule et véritable colonne vertébrale : l'armée. La suprématie de cette institution – qui, depuis l'indépendance en 1962, exerce la réalité du pouvoir sans partage, sauf avec les services de renseignements – est un secret de polichinelle. Son affichage public est en revanche inédite. En effet, depuis 1962, cette armée-Etat – constituée pendant la guerre de libération aux frontières du pays, au Maroc et en Tunisie, loin des maquis de l'intérieur – s'est toujours dissimulée derrière une apparence de pouvoir civil qui joue les fusibles en cas de nécessité. Un quart de siècle durant, ce sera le FLN, cantonné aux tâches politico-administratives et aux embarras du pouvoir. Depuis 1989, c'est un pluralisme de façade, fait d'une ribambelle de partis, plus ou moins représentatifs. Ce refus d'apparaître au grand jour aura été décisif. Il a valu garantie d'impunité à des hauts gradés qui se sont tout appropriés mais qui veillaient à demeurer une société anonyme pour n'avoir jamais à rendre de comptes. On comprend dès lors combien sa sur-exposition actuelle est périlleuse pour l'armée.
L'incarcération du général Toufik Mediene, qui régna sur les services secrets pendant un quart de siècle, marque un second tournant. Elle consacre l'explosion de ce qui a permis au régime de se maintenir et de se perpétuer jusqu'ici : la faculté à trouver au final un consensus, fut-il a minima, entre ses différents clans. Ces derniers peuvent se faire et se défaire au gré des circonstances, de la solidarité régionale, des mariages ou de relations personnelles et d'allégeance obscures. Leurs conflits – arbitrés par quelques généraux en activité ou en retraite qui gèrent les circuits d'affaire – se résument généralement à des luttes d'influence et à des problèmes liés au partage de la rente. Jusqu'ici, ces clans testaient constamment leur force, se surveillaient, coopéraient, s'affrontaient et se neutralisaient mutuellement. Bien sûr, chacun tentait de s'autonomiser et de renforcer son pouvoir par tous les moyens. Mais avec une ligne rouge absolue : ne pas remettre en cause l'intérêt général et le minimum de cohésion, condition sine qua non de la pérennité d'un système mu et lié par la volonté de conserver le pouvoir à tout prix.
Ce fonctionnement explique à la fois l'immobilisme observé et la reproduction d'un système qui, jusqu'ici, avait su rester solidaire face à l'adversité, c'est-à-dire face à la population. Certes, l'absurde tentative de reconduire un Bouteflika impotent faute d'accord sur son successeur avait montré que ce « consensus » était devenu quasi impossible. Mais avec l'arrestation des généraux Mediene et Tartag, c'est cette digue qui a cédé, publiquement en outre, donnant l'impression que le régime ne « survit plus que par amputations successives » pour reprendre l'expression de Hocine Aït-Ahmed, l'un des chefs de la révolution et opposant historique.
On le sait : le mouvement de contestation tient sa force de son ampleur, de sa mobilisation plurielle, de son implantation nationale, de son pacifisme, de son civisme et d'une infinie… patience. Sans parler de l'un de ses aspects les plus novateurs : la présence très importante des femmes. Sa détermination – qui le rend difficile à étouffer – est telle qu'elle contraint, chaque vendredi, le pouvoir à revoir sa copie. La preuve ? C'est, début mai dernier, à la suite de la multiplication des premiers slogans contre… Gaïd Salah[10] que les arrestations se sont précipitées[11] !
Jour après jour, le hirak prouve ainsi qu'il ne se laisse pas duper par les habituelles ruses du pouvoir. Bien que touchant souvent des personnes très impopulaires, notamment l'ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, ces arrestations ne semblent pas avoir d'incidence sur le mouvement. « Sortez l'Algérie de la prison avant de mettre les voleurs en prison », s'amusent même les manifestants en lançant – histoire de rappeler leur exigence d'un changement de système : « Nous 'vendredirons' jusqu'à ce que vous partiez tous ! ».
Jusqu'ici, ils ont su, aussi, déjouer les tentatives de manipulation du régime. Y compris celles portant sur les questions les plus sensibles, notamment identitaires. À Djelfa, des banderoles célébrant l'union de toutes les composantes du peuple algérien ont « répondu » à des tentatives d'attiser les rancunes et les divisions. Et, le vendredi suivant, dans tout le pays, on ne comptait plus les messages rassembleurs. Cette volonté d'exorciser la peur de la division a cassé jusqu'ici les pratiques habituelles du pouvoir : exploiter les régionalismes pour isoler et circonscrire géographiquement les mouvements populaires et jouer les appartenances régionales les unes contre les autres.
Si cette mobilisation et cette volonté affichée de « refaire Nation » ont été garantes jusqu'ici du rapport de force avec le pouvoir, elles ne suffisent pourtant pas à être une force de proposition. Capable de s'auto-organiser, par exemple en mettant récemment sur pied une sorte de zone tampon entre policiers et manifestants, le mouvement ne se structure pas. Ce qui a fait sa force – sa mobilisation horizontale et l'efficacité de son slogan-phare (« Dégagez tous ») – devient sa faiblesse. « Dégagez tous », mais pour faire quoi et avec qui ? La question mérite réflexion quand ce « tous » désigne « le système ». Et donc le commandement militaire qui, effondrement de la plupart des institutions oblige, se retrouve désormais seul face à la population.
Pour le mouvement, le risque est réel de se définir par le seul principe d'opposition. Certes, la succession de ses petites victoires nourrissent la contestation et la rendent plus forte. Mais une représentation ne semble pas émerger, même si l'on observe une floraison de « feuilles de route », d'initiatives, d'appels à regroupement, incluant presque toutes une étape de dialogue sous une forme ou une autre avec l'armée, tandis que se prépare une conférence nationale de la société civile avec une trentaine d'associations et d'organisations syndicales regroupées autour des syndicats autonomes.
Bien sûr, les réseaux sociaux – dont l'horizontalité empêche toute structuration – ont tendance à « flinguer » tous ceux qui semblent émerger. Ils ne sont pourtant pas seuls en cause. Car la société algérienne hérite aussi de plusieurs décennies d'acharnement du pouvoir à diviser, cloner, casser toute opposition et à tout faire pour décrédibiliser le politique et jusqu'à l'idée même de démocratie. Il en résulte une méfiance, voire une défiance, à l'égard de la récupération par les partis politiques et même par les organisations de la société civile. Ce n'est pas un hasard si les personnalités politiques ou publiques ont presque toutes été huées dans les manifestations.
La nécessité de l'émergence d'une représentation ne fait toutefois pas l'unanimité. « Organiser n'est pas structurer. Car si on veut structurer le mouvement, on va vers des difficultés insurmontables vue sa diversité », estime par exemple Djamel Zenati, un ancien militant politique respecté par le mouvement populaire. Les questions qui fâchent ne manquent pas, il est vrai : identitaire, religieuse, communautaire, sans parler d'un retour sur les responsabilités des exactions dans la sale guerre des années 1990 qui fit plus de 200 000 morts et 15 000 disparus. Pour certains, la diversité du mouvement et des points de vue exige de remettre le débat à plus tard sous peine de le faire exploser. D'autres estiment, au contraire, que la construction démocratique ne se fera que dans la prise en compte des différences. « S'il n'y a pas de liberté de pensée dans le hirak, il n'y en aura pas après », plaide notamment une féministe arguant que la revendication d'une Constituante réclamée par beaucoup « va, de toute façon, poser la question des valeurs fondamentales ».
Signe de bon augure ? Les 10 et 17 mai derniers, en dépit de la chaleur et du jeûne du Ramadan, les manifestants ont, à nouveau, déferlé à Alger et un peu partout. Pour autant, il est difficile de savoir comment va évoluer ce face-à-face entre une population qui n'a pas confiance et un état-major qui, par peur, croit parer au plus urgent en distribuant des gages-palliatifs pour gagner du temps, sans envisager de solutions adaptées à la gravité de la situation. Signe éloquent de cette vision du monde bureaucratique et sécuritaire : on ne retrouve, dans le flot des interventions de Gaïd Salah, qu'une seule et unique fois le mot « démocratie » !
Arc-bouté sur le refus d'une transition démocratique qui signifierait la fin de sa domination, le pouvoir multiplie les signes inquiétants de sa volonté de passer en force et d'une reprise en main sécuritaire : interdiction de plusieurs conférences dans les universités ; arrestations de nombreux manifestants ; sanctions contre des journalistes et techniciens de la télévision publique ayant pris position pour le mouvement de contestation et réclamé l'ouverture de ses antennes ; diminution importante par cette même télévision de la couverture des marches du vendredi et de la fréquence des débats ; durcissement de la police contre les marches des étudiants, notamment le 19 mai 2019, etc. Avec les tracasseries administratives qui se multiplient depuis mi-mai contre des universitaires ou des employés d'hôpitaux, le doute n'est plus permis : il s'agit d'intimider celles et ceux qui soutiennent le hirak[12].
L'arrestation de la leader trotskyste Louisa Hanoune, convoquée – bien que personnalité civile – par le tribunal militaire pour « complicité avec le complot »[13] ( !), confirme la crainte de la Ligue algérienne des droits de l'Homme que cette affaire soit « un bon alibi pour faire taire toutes les voix discordantes contre la feuille de route politique que le général Gaïd Salah veut imposer au peuple ». Le malaise est d'autant plus grand que Louisa Hanoune avait dénoncé récemment… « l'affairisme du clan Gaïd à Annaba » et que presque toutes les personnes arrêtées ont eu, un jour ou l'autre, maille à partir avec le chef d'état-major ! Difficile dès lors de ne pas penser qu'Ahmed Gaïd Salah prétexte de l'exigence populaire de changement pour régler des comptes personnels…
Le risque d'une fuite en avant dans la répression et d'un scenario à l'égyptienne est évidemment dans tous les esprits. Au point que les slogans « Dawla madania, machi askaria » (Etat civil et non militaire) et anti-Gaïd Salah dominaient clairement les manifestations des 10 et 17 mai derniers.
Si le commandement de l'armée se retrouve aujourd'hui seul face au peuple, il lui est cependant difficile de se résoudre à ce qu'il a toujours évité : assumer ouvertement le pouvoir. À la fois pour ne pas donner une mauvaise image à l'étranger et aussi parce que l'armée est, elle-même, divisée, et plus encore depuis les arrestations de plusieurs généraux l'été dernier. L'absence criante de consensus entre les clans qui l'ont toujours traversée, ajoutée à la pression énorme du soulèvement populaire, favoriserait sans doute des règlements de compte au sein de l'état-major et, plus largement, parmi les officiers de haut rang. D'ores et déjà, le général Gaïd Salah se retrouve sur la sellette et rien n'assure qu'il ne sera pas tenu pour responsable de l'impasse actuelle – et peut-être sacrifié à moyen terme. Encore faudrait-il pour cela que l'état-major puisse se mettre d'accord sur un successeur qui garantirait un nouvel équilibre de ses composantes, condition sine qua non pour espérer qu'il finisse par chercher une porte de sortie digne de ce nom. D'autant que la fameuse élection présidentielle a du plomb dans l'aile et que sa tenue apparaît très aléatoire : les délais de dépôt des candidatures ont expiré sans qu'aucun candidat sérieux ou de poids ne se soit fait connaître ! Quant à son simple report, il ne règlerait pas le problème sans la mise en place de mécanismes garantissant une transition démocratique.
La vindicte qui s'exprime désormais ouvertement contre Gaïd Salah va-t-elle amener le commandement militaire à cesser de ruser, y compris pour se préserver lui-même ? C'est le sens de l'appel direct que lui ont lancé le 18 mai dernier trois personnalités. L'ex-général Rachid Benyellès, Ahmed Taleb Ibrahimi et Ali Yaha Abdenour[14], lui demandent « instamment », face à la situation de blocage « porteuse de graves dangers », de « nouer un dialogue franc et honnête avec des figures représentatives du mouvement citoyen, des partis et des forces politiques et sociales qui le soutiennent, afin de trouver au plus vite une solution politique consensuelle en mesure de répondre aux aspirations populaires légitimes ».
L'armée franchira-t-elle le pas de s'impliquer directement dans un véritable processus de négociation politique au lieu de continuer à tout imputer à l'ère Bouteflika comme si ce n'était pas la confiscation de la souveraineté du pays, dès l'indépendance en 1962, qui était en cause ? C'est tout l'enjeu trois mois après le début du soulèvement populaire. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que la première intervention publique du chef d'état-major depuis près de deux semaines le 20 mai 2019 à Ouargla n'incite pas à l'optimisme. Insistant sur la nécessité de tenir l'élection présidentielle[15], « seule manière d'éviter un vide constitutionnel », Gaïd Salah rejette tout dialogue direct du hirak avec l'armée, celui-ci « devant se faire avec les institutions de l'Etat », et qualifie tout départ du système de « revendication irraisonnable et dangereuse ».
Cette triple fin de non-recevoir du commandement militaire laisse craindre le pire. Particulièrement le recours, pour tenter de déstabiliser le mouvement, aux vieilles pratiques, manipulations occultes, infiltrations, coups tordus et autre utilisation de baltaguiyas, comme on appelle les voyous auxquels le pouvoir a souvent recours.
Une perspective périlleuse. D'autant que maintenir le caractère pacifique du soulèvement dans la durée ne va pas de soi. Les réseaux sociaux peuvent en effet être aussi utilisés comme vecteurs de toutes les provocations. Né en rupture avec la plupart des partis et des organisations militantes, il ne faudrait pas que le hirak se retrouve seul face au pouvoir, qui plus est sans représentants capables de dialoguer, de proposer et de négocier une sortie de crise.
La période qui s'ouvre est de plus en plus incertaine et dangereuse. Mouloud Hamrouche, l'ancien Premier-ministre réformateur, en résume très lucidement les enjeux dans un long texte[16]. « La question est et demeure : comment rendre le hirak, cette force de refus et d'opposition, une force de stabilité, de structuration et de contrôle ? Comment éviter qu'il soit une force d'implosion et d'ambition ? (…) Le réalisme s'impose à tous pour pouvoir surmonter tant de défaillances, tant de risques et tant de menaces. (…) La démocratie est la reine des compromis. Notre pays a cruellement besoin de compromis pour être gouverné, pour débattre, pour choisir et pour avancer ».


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