L'opération «article 88» cache mal la volonté du système à se perpétuer selon les mêmes mécanismes de cooptation et de répression. Analyse. «Même pour évincer Chadli en janvier 1992, on avait pris des gants. Soigné les formes. On s'adressait à un Président chef des armées, un colonel, un officier de l'ALN, le patron du FLN… Plus maintenant. La ligne rouge du respect de la puissante institution de la présidence, instaurée depuis Boumediène, est franchie.» Le constat de cet ancien ministre est sans appel. La lettre des 19 personnalités interpellant le chef de l'Etat n'est qu'une étape de plus dans la dégringolade symbolique que subissent les institutions de l'Etat, surtout depuis le passage en force du quatrième mandat du Président. Pour seule réponse, les laudateurs de Bouteflika n'ont pas trouvé mieux que d'accuser les rédacteurs de cet appel de chercher à assouvir des desiderata personnels : une place au Sénat, une impunité, etc., ou d'être les instruments de «l'autre, là», selon la formule des pro-Bouteflika, Mohamed Lamine Mediène, qui, dans les habits du retraité tranquillement rentré chez lui, fomenterait mille revanches contre le clan présidentiel. Au-delà du fait que ces arguments dévoilent une terrible pauvreté de vision politique et une gêne manifeste des «zéraldistes» de défendre l'indéfendable mandat d'un Président qui a lui-même reconnu sa difficulté à assumer sa tâche (lettre de Bouteflika du 22 mars 2014 évoquant ses «difficultés liées à (sa) santé physique»), le clan présidentiel n'est pas tout à fait loin de la vérité analytique : oui, Mediène a une certaine responsabilité dans l'accélération des événements depuis une semaine. Ce dernier point est corroboré par ce qu'on prête à Mediène comme hostilité à l'entourage du Président, à son attachement au «FLN historique», comme le déclarait l'ex-colonel du DRS, Mohamed Chafik Mesbah, son côté «patriotique» en opposition, par exemple, aux tentations pro-françaises d'un Bouchouareb, ou sa tirade qu'on lui attribue, «le pétrole c'est le sang des martyrs», comme opposition aux choix pour Sonatrach et ses puits d'un Chakib Khelil. Le suspect est tout trouvé, mais cela ne suffit pas dans l'état actuel des équilibres, ou plutôt du déséquilibre des pouvoirs, de charger une seule personne, aussi intrigante et avec un large potentiel de nuisance encore intact que Mediène. «La personnalisation des luttes ne permet pas de comprendre l'état du système qui ne vise, en fin de compte, qu'à se perpétuer. Il faudrait dépasser les querelles de personnes ou d'appareils pour comprendre la vraie nature du système», avertit un observateur. Bien que... Attelage Rappelons-nous, ici, le message de Mouloud Hamrouche, huit jours après celui de Bouteflika cité plus haut : «La crise est une pression quotidienne sur les hommes du pouvoir» en citant Bouteflika, Gaïd Salah et Toufik. Mais maintenant que Mediène serait officiellement out (on n'a pas encore vu dans le Journal officiel le décret de mise à la retraite trois mois après, mais on a la mauvaise habitude des décrets non publiables quand il s'agit du DRS ou de Saïd Bouteflika), cette «pression», que les pro-régime Bouteflika ne veulent pas voir, retombe sur uniquement le duo président-chef d'état-major. L'attelage à trois permettait à la diligence de filer à peu près droit, mais à deux, ça vire trop à gauche, trop à droite, ne tient jamais le cap, ou difficilement, en serrant un peu trop sur les brides, ou avec brutalité. En fermant des chaînes TV ou en embastillant le premier général qui ose contester, et en envoyant les flics chez les journalistes qui sortent de la doxa du 4e mandat. D'ailleurs, la frontale démarche du général à la retraite Hocine Benhadid exprimait cet état de fait-là : le départ de Médiène, schématiquement et tout en se gardant de lui donner le beau rôle, a définitivement déséquilibré les pouvoirs, donnant l'impression (l'impression, il faut insister) aux farouches opposants de Bouteflika que le clan présidentiel, pour une fois dans l'histoire du pays - à part la parenthèse d'un Chadli qui a su, un temps, s'imposer tout en composant avec ses camarades militaires avant l'esclandre de janvier 1992 - a les pleins pouvoirs. Que le cauchemar du quatrième mandat, qui aurait peut-être été atténué par l'éventuel contrepoids de Mediène (ou ce qu'il représente en tant que gardien du temple du «deep state» algérien qui échappe aux conjonctures des mandats présidentiels ou aux contingences des contrats avec alliés ou pseudo-alliés), est dorénavant une fatalité. Telle est donc la situation, pour résumer : la collégialité, la «congrégation des Sphinx», comme la qualifie un ex-cadre de l'Etat, a été combattue à mort durant les quinze dernières années sous le règne d'un Bouteflika jaloux de ses prérogatives, si conscient que les militaires ne devaient pas partager avec lui une once de pouvoir. Lui qui a été évincé, l'hiver 1978, de la succession de Boumediène (ce dernier ne voulait déjà pas de lui comme dauphin, selon les mémoires de Ahmed Taleb Ibrahimi) par Abdellah Belhouchet, patron de l'armée, appuyé par le chef des services secrets, la Sécurité militaire à l'époque, boîte noire des années Boumediène, le défunt Kasdi Merbah, assassiné en 1993. Mais le problème est là. Au-delà de condamner le caractère opaque de la prise de décision (informel, diluant les responsabilités, airbag contre les sanctions), il s'agit d'un modèle qui a pu sauvegarder le pays au-delà de Ben Bella ou de Boumediène ou même de Chadli, pour faire court. Même un Mouloud Hamrouche regrette, sans l'exprimer clairement, la disparition des pôles multiples du pouvoir qui pouvaient équilibrer, pour l'intérêt général de la communauté algérienne, entre les incompétents et les cerveaux, les corrompus et les tenants de l'ingénierie de l'Etat, entre les voraces et les «saints». Du coup, on est arrivé à une situation ubuesque : O.K., Mediène serait congédié, l'armée au pas grâce à Gaïd Salah (qui entre-temps perd son rôle de croquemitaine face à Mediène), donc Abdelaziz Bouteflika, ou Zéralda, devient le «vrai» pouvoir. Sauf que l'inflation de doutes sur les véritables compétences du chef de l'Etat à assumer ses fonctions fragilise inexorablement cette fonction car le président Bouteflika ne peut assumer, selon la Constitution et selon ses propres aveux du 22 mars 2014, les fonctions de président de la République algérienne démocratique et populaire. Paradoxe Il ne s'agit pas, ici, de faire le bashing de Bouteflika, qui se voit condamné à poursuivre sa logique autoritaire, avec ses actuels bras armés, Hamel à la police (et aux RG qu'on oublie souvent), Gaïd Salah qui a des prérogatives très larges et aussi opaques de «lutte contre la subversion» après la levée de l'état d'urgence, et Tartag qui gère la transition DRS-Mediène vers un utopique DRS-civil. Il s'agit plus de dépeindre un terrible paradoxe qu'impose le quatrième mandat : au moment-même où, théoriquement, la Présidence devient le centre de la décision après la sortie du bicéphalisme El Mouradia-DRS, à ce moment-là on ne sait plus si c'est vraiment lui qui décide, ou, du moins, c'est ainsi que ses détracteurs, de Benflis à Benhadid et aujourd'hui les «19», présentent les choses. Avant, l'opacité du processus de prise de décision était inhérent aux «ensembles flous» au sein du réseau du pouvoir, on y construisait la décision par des consensus plus ou moins complexes entre civils et militaires, entre centre et périphérie de la puissance, certes hors contexte institutionnel et sans mécanisme de contre-pouvoir. Aujourd'hui, la décision semble, selon les opposants actuels, hors pouvoir, une zone parallèle où un mélange de businessmen et de décideurs familiaux se permet des passations de marchés, des arrestations brutales d'anciens officiers généraux, de nommer au poste de ministre quelqu'un impliqué dans des affaires d'intelligence avec l'étranger ou de diriger le pays vers des sous-traitances militaires - ou jouer les intermédiaires pour récupérer des marchés africains d'armements - au profit de Paris. «Nous en sommes à un point où de hauts cadres de l'Etat, même au sein de la Présidence, ont jeté l'éponge devant l'aveuglement du clan présidentiel, relève un responsable du régime. Les Bouteflika ont explicitement annoncé qu'il n'y aura aucune sortie par le haut, quitte à frôler ou risquer l'effondrement du pays». ADN Mais est-ce que seul le clan présidentiel est coupable des pires péchés ? En octobre 2014, El Watan Week-end avait nuancé le procès fait au clan présidentiel : «cette fixation bouteflikienne, aussi légitime et juste soit-elle, fait passer toute une partie du système pour des adeptes de la résilience forcée». Et de citer un cadre de l'Etat : «Au-delà de leur exercice d'auto-flagellation finement entretenu depuis des mois et de leur mauvais rôle de ‘‘victimes'' (un comble pour la police politique), les ‘‘services'' portent une importante et décisive responsabilité dans l'état actuel des choses et dans l'atteinte à tous les principes de l'Etat et de sa continuité». La crise de régime, évoquée par la constitutionnaliste Fatiha Benabbou, a atteint ces dernier temps son étape la plus critique, mais force est de constater que cette exacerbation ne pourrait déboucher sur aucune voie de salut, ni «d'en haut», ni «d'en bas» : certains de ceux-là mêmes qui s'opposent aujourd'hui, officiellement ou officieusement, drapés de leur fausse innocence, ont tout fait pour écraser et humilier la société, les Algériens, avec la répression brutale de la police politique (pas seulement le DRS, la DGSN, des démembrements de l'ANP aussi sont compris dans cet appareil grâce au décret interministériel Intérieur-Défense de 2011) et la corruption généralisée, avec un superbe mépris de l'action citoyenne. Que pensaient, à l'époque, certains des 19 signataires, Mediène ou les autres adeptes du réveil tardif, de l'Initiative civique pour le respect de la Constitution en 2008 menée par des acteurs de la société civile ? Le système politique perdurera, dans son ADN répressif et autiste, et aucune réforme n'est possible tant que les réflexes vitaux demeurent les mêmes et tant que le mépris vis-à-vis de la société, des Algériens, restera dans les gènes. La République du 1er Novembre est otage de tout un système et ce requiem qu'on nous sert depuis des mois n'est que le cache-misère d'un Etat que, collectivement, nous n'avons pas pu construire. «L'impasse actuelle est justement cet Etat qui perpétue l'erreur et son recommencement éternel, souligne l'ancien ministre.‘‘L'opération article 88'' montre à quel point il n'y a plus d'ingénierie politique.»