Pour la jeune fille, la ruelle des antiquaires était son endroit de prédilection quand elle avait envie de s'évader, de se sentir entourée, ou quand, parfois, elle avait le cafard. La ruelle des antiquaires était comme toujours très animée. On y trouvait de tout, pour tous les goûts et toutes les bourses. Des échoppes de marchands de tapis et de souvenirs côtoyaient des cafés, des restaurants, des hammams, des petits hôtels et des magasins de prêt-à-porter. De plus, comme les vendeurs à la sauvette étalaient leurs marchandises à même les trottoirs et les bas-côtés de la chaussée, cela rendait difficile la progression d'une foule bigarrée qui allait et venait dans les deux sens à la recherche de l'occasion rare ou juste pour le plaisir de voir, de toucher, de coudoyer d'autres gens. Un véritable bazar, un souk, avec son vacarme habituel fait de bruits confus, d'appels et de cris de vendeurs qui interpellaient les gens dans toutes les langues ; un jargon propre à Oran, fait d'arabe, de français, de kabyle, d'espagnol, avec même quelquefois des mots nouveaux introduits par des touristes venus de lointains pays. Deux femmes fardées et poudrées comme des poupées et tenant chacune une valise à la main se tenaient debout à l'entrée d'un immeuble. Allant certainement à quelque fête, elles hésitaient à se mêler à la grouillante cohue où l'on jouait des coudes et s'écrasait facilement les pieds. Lila, à peine 18 ans, les regarda un peu en riant. «Il leur faudra bien passer par là si elles veulent aller quelque part», se dit-elle en s'efforçant de ne pas trop afficher son petit sourire en coin. Le frôlement d'autres personnes, la vue de visages souriants, insouciants ou juste préoccupés par leur quotidien étaient pour elle une véritable bouffée d'oxygène, suffisante pour la sortir de ses inquiétudes, de sa mélancolie. Sans but précis, un peu comme L'homme des foules d'Edgar Allan Poe, son petit sac en bandoulière sur le ventre, elle aimait se mêler à tous ces gens, à cette grosse foule compacte, grouillante, fourmillante, et découvrir ce grand bonheur, ce plaisir d'être entouré, de côtoyer l'autre, de sentir ces incessants et légers contacts de membres et de corps d'autres personnes. Les coudoiements d'inconnus, d'hommes ou de femmes, faits dans la précipitation et souvent par inadvertance, finissent toujours, à force de se répéter, par être ressentis et acceptés comme des impondérables inévitables, une illusion de la chaleur humaine. La jeune fille venait de terminer les épreuves du baccalauréat et cela faisait plus d'un mois, avec les révisions et les examens, qu'elle n'avait pas mis les pieds dehors. Comme ballottée par des vagues impétueuses, elle suivait l'imprévisible mouvement de la foule dans le lent tourbillon d'une valse joyeuse. Cela était suffisant pour la rendre heureuse. Coincées avec une femme au milieu de la cohue, une touriste à la recherche de quelques raretés exotiques sans doute, elles avançaient très lentement. Tous les gens étaient serrés les uns contre les autres comme des sardines en boîte. Les bras ballants et le regard lointain, la femme lui ouvrait en quelque sorte le passage. La quarantaine, blonde, les yeux cachés derrière des lunettes noires, elle était belle avec sa peau dorée par le soleil, légèrement rougeâtre. Elle sentait la mer, le grand large, certainement une Scandinave. Avec son chapeau blanc, son short vert et son petit chemisier à rayures roses et blanches noué par devant, il lui semblait reconnaître sa grande silhouette, l'avoir déjà vue tantôt sur le front de mer alors qu'elle consultait un grand plan de la ville. Régulièrement, après avoir été séparées un court laps de temps par la foule, les deux femmes se retrouvaient de nouveau. Comme à chaque fois qu'elle sortait vadrouiller le long du front de mer ou à travers la ruelle des antiquaires, seule ou avec des amies, Lila optait toujours pour une tenue décontractée. Pour cette fois, elle ne portait qu'une légère robe d'été bleu marine sans manches à même le corps, courte, seyante, qui lui donnait une certaine allure sport avec ses espadrilles blanches et ses socquettes bleu et jaune. Ses cheveux noirs lui encadraient le visage et tombaient en ondulant jusqu'aux épaules. Comme maquillage elle avait par habitude souligné ses yeux noirs au crayon vert et opté pour un léger rose pour les lèvres. L'inconnue qui avait remarqué sa présence l'encouragea avec un sourire à rester derrière elle pour mieux avancer. De temps à autre, comme dans un jeu, une des mains ballantes de l'inconnue frôlait la sienne, comme pour s'assurer qu'elle était bien là. Mais la jeune fille mit vite cela sur le compte de son imagination galopante, le contact des personnes étant inévitable dans leur situation. D'ailleurs, depuis un moment, Lila ressentait elle aussi la présence d'une personne dans son dos qui la suivait de près, collée à elle comme son ombre. Certainement une femme à cause des plis froufroutants de sa robe qui, par moments, lui chatouillaient les jambes. Soudain, sans que rien ne le laissait prévoir, la foule arrêta de se mouvoir, ce qui provoqua aussitôt un léger rentre-dedans. La jeune fille ressentit aussitôt une main s'agripper fortement à une de ses épaules ce qui faillit la faire tomber. Un rapide coup d'œil vers l'arrière lui fit découvrir une femme à moitié courbée vers l'avant et encore accrochée à elle, les cheveux d'un noir de jais lui recouvrant toute la tête et portant une longue robe orange à franges noires et sans manches. «Vraiment désolée», fit la femme en peinant à se relever. «Ce n'est rien ! répondit Lila en l'aidant d'une main. Ici, cela arrive souvent !... Accrochez-vous à moi !..., continua-t-elle en la regardant. Le visage en sueur, rougi par l'effort, la dame, d'un certain âge, bredouilla de vagues remerciements puis se mit à sa hauteur. Bras dessus bras dessous pour éviter toute nouvelle glissade, les deux comparses reprirent lentement leur progression. L'haleine de la femme était fraîche. Elle sentait le hammam, ces enivrantes odeurs suaves d'Orient comme si elle venait juste de se faire masser avec une essence fort odoriférante, épicée. Sans savoir pourquoi, Lila ressentit aussitôt pour elle une forte compassion et le lui fait savoir en resserrant davantage son bras sur le sien. Lorsqu'on a une certaine noblesse d'âme, on a beau se le cacher, l'amour du prochain finit toujours par prendre le dessus. Se frayant un passage à travers la foule, elles n'avaient pas tardé à rejoindre la grande blonde qui semblait perdue au milieu de la grouillante cohue, ses lunettes sur son chapeau et regardant dans toutes les directions comme si elle cherchait quelqu'un. Son visage s'éclaira aussitôt d'un sourire et ses beaux yeux bleus pétillèrent de gaieté lorsqu'elle vit Lila et sa compagne à ses côtés. «Hello !» fit-elle avec son agréable accent scandinave en se joignant à elles. Une bonne vingtaine de mètres plus loin, là où la ruelle finissait en débouchant sur la petite placette donnant sur le marché couvert de M'dina-Jdida, le trio fit une petite halte en se mettant à l'abri du soleil, à l'ombre d'un grand arbre. Aux abords de la placette les marchands de glaces et de boissons fraîches, étaient assaillis par des dizaines des clients assoiffés. Un moment après, venant sans doute du musée Zabana, un groupe de touristes aussi bruyants qu'une bande de collégiens en vacances passa tout près des trois femmes avant de s'engager dans la ruelle des antiquaires. Sans hésiter, Lila salua ses deux amies d'un signe de la main avant de leur fausser compagnie puis courut presque en s'engageant à son tour dans la petite ruelle, jusqu'à disparaître.