Le grand Tahar Hannache (1898-1972), doyen des cinéastes algériens, a-t-il été emporté par le Léthé, le fleuve de l'oubli dans la mythologie grecque ? à moins que l'illustre pionnier ait simplement disparu de la mémoire de ceux qui ont bu de l'eau du fleuve des Enfers... Réalisateur, comédien, scénariste et auteur, Djamel Mohamedi est l'un des rares cinéastes algériens à évoquer son aîné tombé dans l'oubli. à son tour, il s'interroge dans un petit livre-hommage : «(...) pourquoi le cinéaste Tahar Hannache n'a pas obtenu des égards et l'attention des médias comme premier pionnier du cinéma algérien bien qu'il eût tourné des films qui ont contribué à enrichir le patrimoine cinématographique universel.» Dans l'introduction à son opuscule, un ouvrage de 70 pages traduit par Aïcha Bouneb, il (se) pose d'autres questions : «Pourquoi n'y a-t-il pas aujourd'hui, soit à Constantine, sa ville natale, ou ailleurs en Algérie, une salle de cinéma ou une cinémathèque qui mettent en évidence le parcours de ce grand maître du cinéma algérien ? Des journalistes et des chercheurs ont-ils négligé ou ignoré ce pan incontournable de l'Histoire concernant le grand Tahar Hannache ? Tahar Hannache lui-même a-t-il préféré se tenir loin des projecteurs après l'indépendance (...) ? A-t-il préféré rester derrière la caméra jusqu'à sa mort ?» En clair, s'agit-il d'une perte de mémoire volontaire ou involontaire de la part des responsables et hommes de culture ? Dans ce genre d'amnésie — ou plutôt de black-out inexplicable et inexpliqué —, réhabiliter la mémoire d'un homme hors du commun, ou à tout le moins rendre hommage à son mérite et à son talent est tout à l'honneur de Djamel Mohamedi. Son livre, sans prétention, est un témoignage de respect, d'admiration et de reconnaissance à un grand cinéaste qui, en toute logique et si le monde n'était pas renversé, serait passé à la postérité, vivrait dans la mémoire des hommes. Djamel Mohamedi s'est donc limité à un hommage le plus simple et le plus modeste soit-il, mais sincère et honnête. «Je ne suis pas allé trop loin dans mes investigations parce que tout simplement on ne trouve pas beaucoup d'œuvres référentielles (écrits ou films) concernant l'expérience cinématographique et humaine de Tahar Hannache, excepté quelques articles dans les journaux nationaux ou allusions simples dans les plis des livres qui citèrent Tahar Hannache comme un pionnier du cinéma en Algérie, mais qui reste à nos jours dans les oubliettes», explique l'auteur. La contribution de la fille de Hannache a été particulièrement déterminante dans la réalisation de ce travail : «Ce fut un heureux hasard de rencontrer la fille aînée de Tahar Hannache, Thouraya, qui me confia les carnets de son père et tout ce qu'il a laissé. Et de là, je commençai mon voyage dans la prospection et la lecture de tous les livres sur Tahar Hannache, et trouvai mes sources dans la collection des archives éparpillées, des images, des journaux et la correspondance, relatives au parcours très riche, et les films qu'il a tournés, des archives conservées par les membres de sa famille après sa mort.» Un condensé de la biographie et surtout du riche parcours de Tahar Hannache (texte agrémenté de photographies, d'une filmographie et d'affiches de quelques films) a couronné les efforts de l'auteur. Le livre sur un cinéaste solaire a été écrit avec les mots les plus simples possibles pour exprimer exactement ce que Djamel Mohamedi veut dire dans son hommage. Le personnage est si flamboyant et son histoire si bien racontée que le lecteur trouve un réel plaisir à s'aventurer dans l'imaginaire. Car le plus extraordinaire dans cette histoire vraie, c'est son aspect conte de fée. Comme si Tahar Hannache, étoile singulière du septième art algérien, avait vécu des aventures fabuleuses et que l'auteur de ce petit livre invite à découvrir, à lire d'une traite. Après une vue panoramique sur le cinéma en Afrique du Nord (1898-1923), Djamel Mohamedi fait vite entrer en scène l'enfant de Constantine qui, à 21 ans, fit ses premiers pas dans le monde du cinéma, à Paris. «Tahar Ben Hannache, appelé Hannache, est né à Constantine (...) le 26 novembre 1998. Ce garçon a grandi dans un milieu qui n'avait aucune relation avec l'art (...). Mais l'enfant Tahar dérogea à la règle et manifesta un penchant et une passion pour le cinéma dans la première période du XXe siècle alors qu'il n'avait pas plus de 9 ans. Dès son jeune âge, Tahar a exprimé son goût apparent pour les différents arts et les sciences, en particulier la mécanique des voitures, des camionnettes, des moteurs ferroviaires, les navires et autres inventions mécaniques modernes», écrit l'auteur. Un enfant qui s'étonne et s'émerveille, curieux et très réceptif à ce qui est beau, nouveau et enthousiasmant ! Tahar Hannache s'intéresse déjà à tout, découvrant sans complexe un monde et un environnement en transformation, ce qui ne peut qu favoriser une imagination créative, exubérante. La preuve ? «Dès qu'il sortait de l'école primaire du quartier Djelliss, on le voyait courir vers les places publiques où le cinébus du cinéma mobile projetait des films français et étrangers (...). Le hasard et la curiosité le guidèrent jusqu'au chantier de construction de la première salle de projection, la salle Numez, aujourd'hui salle Rhumel (...). En 1908, à l'inauguration de cette salle, Tahar Hannache était parmi les premiers spectateurs, un cinéphile assidu qui ne manquait aucune projection.» Le «cinéphile assidu», âgé de seulement 10 ans, nourrissait une grande passion pour le cinéma. Dès lors, «il se découvrit des talents cachés qu'il emploiera à comprendre les techniques utilisées dans l'industrie cinématographique, la nature des scènes, les prises de vue, les décors, l'éclairage, la musique, et d'autres étapes du tournage d'un film». Aussi, «son seul rêve est de faire partie de ce monde féerique qu'est le cinéma». Le jeune Tahar tissait déjà son destin et quand sa famille, de condition aisée (des notables et riches propriétaires), «fut secouée par la faillite de l'entreprise parentale», en 1920, le cours des évènements va brutalement changer pour lui. Car «il lui était difficile de passer d'un jeune homme élégant, aisé, à un pauvre sans le sou ; devant cette situation tragique, il décida de partir à Paris coûte que coûte afin de réaliser son rêve». En 1921, il débarque à Paris avec, en poche, un peu d'argent et un louis d'or (une pièce d'or qu'il vendit pour «continuer son séjour, épiant son rendez-vous avec le destin»). «Et voilà Tahar Hannache, un certain matin de 1921, se dirigeant vers Boulogne-Billancourt où se trouvaient les studios Pathé à Vincennes.» La chance est au rendez-vous : «Là, il fit la connaissance d'un régisseur qui cherchait des figurants pour les besoins du tournage du film L'Atlantide de Jacques Feyder, qui sera tourné en Algérie (...) Et c'est ainsi qu'il réussit à entrer aux studios Pathé en jouant le rôle de figurant, et ce fut le premier pas dans le cinéma !» Après L'Atlantide (1922), tout va aller très vite pour le beau et élégant jeune homme : «En 1924, une deuxième chance se présenta à Tahar Hannache dans son parcours cinématographique comme acteur, assistant de régie et traducteur dans le film Les fils du soleil de René Le Somptier (...), un feuilleton de 12 épisodes, tourné au Maroc, ce qui donna l'occasion à Tahar, qui ne se doutait pas qu'il contribuerait à la naissance du cinéma marocain plus tard, de visiter ce pays pour la première fois.» A partir de l'année 1924, Tahar Hannache joue plusieurs rôles secondaires, devient en même temps régisseur et aide-opérateur... Il finit «par attirer l'attention des grands cinéastes, à l'instar d'André Hugon qui le choisit comme premier assistant opérateur dans son film Yasmina (1926) et dans d'autres films. Par la suite, il le promut chef opérateur». Le technicien confirmé se distingue «en battant le record du nombre de films où il fut chef opérateur avec 25 films en peu de temps, ce que même les Français n'auraient pu réaliser en France, et même dans le monde, vu le jeune âge du cinéma »! Djamel Mohamedi souligne que «en 1926, Tahar était devenu non seulement un technicien reconnu (...), mais aussi un acteur au talent très recherché (...). Il battit le record des films dans lesquels il joua aux côtés des plus grands acteurs et sous la direction des grands cinéastes». En 1929, il est acteur dans Les sables mouvants de Jacques Milis, un film au succès retentissant. Il s'agit de son dernier film muet avant le cinéma parlant, où il débute avec Chiqué. Sa grande passion pour le cinéma incite Tahar Hannache à travailler davantage. En 1934, il «était devenu un excellent opérateur» de prises de vue. Après avoir alterné les métiers d'acteur et de technicien (en 1937, il est même acteur et directeur photo dans le film d'André Hugon, Sarati le terrible), Tahar Hannache devient producteur. En 1938, il crée son entreprise de production, Taha Films, et signe Aux portes du Sahara, son premier film en tant que metteur en scène (il sera interdit par la censure, car ayant «une sympathie évidente pour le peuple algérien»). «La dernière apparition de Tahar Hannache fut dans le film La Vénus aveugle (d'Abel Gance, 1941, où il travailla comme opérateur en chef), puisqu'il va se consacrer à la photographie surtout qu'il eut sa carte de metteur en scène», rappelle l'auteur. De 1942 à 1945, il tourne des documentaires de propagande, au Maroc, pour le service du cinéma de l'armée française, «ce qui consolida ses relations avec des cinéastes marocains et lui permit d'envisager des projets à venir afin de relancer le cinéma marocain». En 1946, sortie de «son premier documentaire en tant que producteur indépendant, en plus du documentaire où il réhabilitait et rendait hommage à l'ancienne Cirta, Constantine, sa ville natale, avec l'aide de Louise Arbocast qui écrivit avec lui le scénario du film Le chevalier au foulard vert. «Constantine, l'ancienne Cirta» fut censuré pour les images dénonçant la misère des Algériens». Il était clair qu'on reprochait à Tahar Hannache son parti pris pour son peuple opprimé... Trente ans après avoir figuré dans L'Atlantide, Tahar Hannache produit et réalise un documentaire sans dialogue, Les plongeurs du désert, en 1952. Dans ce premier film vraiment algérien, Himoud Brahimi (dit Momo) est acteur principal, Mohamed Iguerbouchen a signé la musique, Tahar Hannache est chef opérateur et réalisateur (assisté de Djamel Chanderli, son neveu). Naturellement, le film fut boycotté par le Gouvernement général, car entièrement «autochtone». Djamel Mohamedi souligne que, déjà, «dans une interview du Journal d'Alger du 12 décembre 1951, Tahar Hannache annonça son désir de créer un cinéma purement algérien»... Heureuses prémices à la naissance du cinéma algérien, en 1956 : «Avec le déclenchement de la guerre de Libération nationale (...), Tahar Hannache assuma son devoir patriotique et mit en œuvre tous les moyens (...) au service de la cellule émergente du cinéma algérien.» Il est important de rappeler également que Tahar Hannache avait rejoint depuis le 1er décembre 1954 la station de télévision de l'Algérie. Sous sa houlette seront produits les premiers sketches de la télévision (avec notamment Rouiched, Aouicha, Keltoum...). Plus de 50 œuvres furent réalisées aux studios des Eucalyptus, la station régionale de l'ORTF, où «Tahar Hannache continua son travail en tant que chef opérateur et formateur (...) jusqu'à l'indépendance». Djamel Mohamedi ne s'étale pas trop sur cette période post-indépendance, préférant éviter les détails qui dérangent. Il se contente d'évoquer «la douce traversée» de Tahar Hannache à la Télévision algérienne, en passant par son mariage, et jusqu'à son décès le 1er août 1972 à l'hôpital de Médéa, «après une carrière bien remplie», laissant derrière lui plein de rêves impressionnés dans la pellicule. Surtout, il était «premier» en tout, dans son domaine ! Hocine Tamou Djamel Mohamedi L'oiseau de l'Afrique du Nord, Tahar Hannache. Parcours du pionnier du cinéma algérien, 1898-1972, éditions Enag, Alger 2017, 70 pages.