Par Zineddine Sekfali Le gotha militaire est, depuis quelques semaines, traversé par un tsunami d'une ampleur inédite. Les chefferies des régions, les commandements de la gendarmerie au niveau central comme au niveau régional sont touchés, les uns après les autres. Les commandements des forces terrestres, de l'aviation et de la défense aérienne du territoire, ainsi que leurs états-majors respectifs, changent de titulaires. Le secrétariat général et les directions centrales du ministère de la Défense sont confiés à de nouvelles têtes. Faute de quelque étude doctrinale que ce fut ou d'analyse d'experts reconnus des questions militaires qui seraient susceptibles de nous éclairer, on est forcé de nous contenter ici des seuls éditoriaux d'El Djeich, revue considérée comme le média officiel de l'ANP, et des courtes interventions orales faites par le général de corps d'armée, chef de l'état-major général et vice-ministre de la Défense nationale, rapportées par la presse nationale. Selon ces deux sources, les départs annoncés et les promotions intervenues dans l'armée s'inscriraient dans le cadre d'une stratégie globale, articulée autour du triptyque suivant : alternance-rajeunissement-modernisation. En plus clair, l'actuel mouvement dans le corps des officiers généraux est une opération classique de gestion des ressources humaines et ne viserait à rien d'autre qu'au remplacement des généraux parvenus au sommet de la hiérarchie militaire et atteints par la limite d'âge, par d'autres officiers généraux moins âgés mais susceptibles, grâce à leurs connaissances théoriques et pratiques des questions militaires et à leur expérience acquise sur le terrain, d'améliorer et de renforcer les capacités techniques et opérationnelles de nos forces armées. En somme, il n'y a pas de lien ni de rapport de cause à effet entre le mouvement de grande envergure en cours dans la haute hiérarchie militaire, avec, d'une part, l'approche de la date de l'élection présidentielle et d'autre part, l'affaire hors normes de trafic de cocaïne et de corruption à grande échelle découverte en juin dernier et dont l'instruction judiciaire est en cours. Mais les faits sont têtus et certains d'entre eux laissent à penser que les mouvements opérés dans le gotha militaire de l'ANP sont en réalité étroitement liés au calendrier électoral national et à la lutte contre la corruption et les trafics en tous genres. En effet, plusieurs officiers généraux ayant exercé des responsabilités importantes et assumé des commandements décisifs ont, du jour au lendemain, été démis de leurs fonctions. Leurs passeports leur ont été retirés et leurs résidences perquisitionnées. Tout le monde sait que ces mesures exceptionnelles de sûreté ne sont généralement ordonnées par les autorités supérieures de l'Etat, ou plus simplement par la justice, que contre les personnes à l'encontre desquelles il existe, sinon des preuves irréfragables de faits délictueux graves, du moins des faisceaux d'indices précis et concordants sur leur implication en tant qu'auteurs ou complices d'infractions pénales graves. D'où le sentiment persistant dans l'opinion publique, malgré tous les démentis faits, qu'il y a un rapport entre les purges drastiques opérées dans la haute hiérarchie de l'ANP et la scabreuse affaire Kamel Chikhi et autres. Ces mesures de sûreté très violentes et certainement humiliantes laissent présager que, sauf un miraculeux non-lieu général politique décidé en haut lieu, ou le recours à quelque autre artifice juridique du genre «amnistie graciante» — sans jugement ni condamnation préalables, comme cela s'est fait dans le cadre de la réconciliation nationale ! —, des inculpations et des placements sous mandat de dépôt seront incessamment prononcés contre les généraux démis, en attendant leur renvoi pour jugement soit devant des tribunaux militaires, soit devant des tribunaux de l'ordre judiciaire. Pour faire place nette et se donner les moyens de préparer dans la tranquillité l'élection présidentielle d'avril 2019, on peut s'attendre à ce que les dossiers de procédure concernant ces cinq ou huit généraux démis et interdits de quitter l'Algérie seront bouclés dans un délai maximum de six mois. En toute logique, le processus électoral ne sera officiellement lancé qu'après avoir rendu public le nom du candidat favori et ceux de ses outsiders et challengers, ne fussent-ils, en réalité, que des «lièvres» occasionnels. En attendant que «le maître des horloges» fixe les agendas et les calendriers, les appels à candidature sont tolérés et se multiplient, des sit-in, des réunions de militants et adhérents des partis et des organisations de masse se tiennent le plus normalement du monde, tandis que les perturbateurs sont ouvertement pourchassés. On prépare évidemment l'opinion publique d'une manière générale, les candidats déclarés et tous les supporters de façon spéciale, à ce grand rendez-vous quinquennal haut en couleur qu'est l'élection présidentielle chez nous. Dans la Sûreté nationale, plusieurs mouvements sismiques successifs se sont produits et des purges drastiques ont été opérées dans les rangs des gradés, en particulier chez les commissaires, les chefs de corps d'intervention, les chefs de Sûreté de wilaya et de daïra. La concomitance de ces faits avec le mouvement des généraux n'est sans doute ni un hasard, ni une coïncidence fortuite, ni un simple concours de circonstances. Que les deux piliers porteurs du régime les plus forts, en l'occurrence l'armée et la police — le troisième pilier étant la Sonatrach — subissent, quasiment en même temps, de tels chamboulements est significatif de l'ampleur de la crise que traverse l'Algérie et, sans vouloir être alarmiste, prouve que notre pays est sur un volcan encore en activité ou en tout cas non complètement éteint. Le pays est en crise et cette crise a des causes politiques, économiques et sociales profondes. L'affaire Chikhi, avec son double volet «trafic de stupéfiants» et «trafic d'influence et corruption», n'est pas la cause de la crise, elle est le facteur déclencheur du séisme qui a déstabilisé l'ANP et les forces de police. Qui a activé le déclencheur ? Le déclic s'est-il activé de lui-même, spontanément en quelque sorte ? Ou au contraire at- il été à dessein activé et dans ce cas, par qui et pourquoi ? Ce sont normalement les enquêtes en cours qui nous le révéleront. Pour être complet à propos de l'importante opération d'assainissement mise en œuvre par le DGSN en personne dans les services de police, notons la survenance d'un curieux couac : le ministre de l'Intérieur a publiquement désapprouvé ce haut responsable, à propos du limogeage du commissaire chef des services de la PAF de l'aéroport de Dar El-Beïda. Ce commissaire de police a été relevé de ses fonctions, pour, disait-on, avoir permis à un ex-général en disgrâce de quitter le territoire national. Or, cet ex-officier général ne faisait en réalité l'objet, au moment de son départ, d'aucune ISTN. En l'état des ces informations rendues publiques après coup, la décision du DGSN de relever le commissaire de la PAF apparaît comme étant infondée, voire même illégale et donc susceptible d'être annulée. Mais alors, une question se pose : pourquoi le ministre de l'Intérieur s'est-il cru obligé d'user de son pouvoir hiérarchique pour annuler lui-même ès qualité la mesure disciplinaire prise par le DGSN, et surtout pourquoi a-t-il tenu à en faire part publiquement ? N'existe-t-il pas en droit et dans la pratique administrative des moyens, disons «moins spectaculaires », d'annuler le limogeage du commissaire et de réintégrer l'intéressé dans une fonction équivalente, au besoin ailleurs qu'à Dar El-Beïda ? Pourquoi n'a-t-on pas invité le DGSN à rapporter de lui-même, au vu des éléments nouveaux portés à sa connaissance, la décision disciplinaire qu'il a prise sur la base d'informations erronées ? Autrement dit, pourquoi ajouter de la tension et de la confusion à une situation d'ensemble déjà suffisamment tendue et confuse ? Ce malheureux épisode de limogeage-réintégration et de «déjugement» en live du DGSN par son supérieur hiérarchique direct, en l'occurrence le ministre de l'Intérieur, ne saurait faire que mauvais effet sur une opinion publique perturbée par tout ce qui se passe et qui craint que le pire reste à venir. En tout état de cause, cet épisode regrettable ne laissera que de mauvais souvenirs dans l'administration centrale du ministère de l'Intérieur et à la DGSN. Réjouissons-nous que s'agissant des mesures prises contre les généraux, il ne s'est fort heureusement rien produit de semblable. La coordination et la concertation semblent parfaites entre la Présidence de la République et le ministère de la Défense nationale, et l'on s'en félicite. Je ne saurais terminer ces quelques réflexions sans faire une courte allusion à la longue série de couacs, bévues et bavures ministérielles qui ont eu lieu ces derniers temps. Je ne citerai expressément aucune d'elles, de crainte d'être accusé de tirer sur des ambulances ! Toutes sont néanmoins significatives du délitement général qui s'est étendu insidieusement partout, au point de menacer dangereusement les institutions de l'Etat. On sait bien que les ministres, auteurs irréfléchis d'incongruités, ont vite été recadrés, que certains se sont d'eux-mêmes honnêtement rétractés et que d'autres, par contre, se sont stupidement fourvoyés dans de vaines tentatives de justifier l'injustifiable. En ces temps instables et changeants, certains parmi eux ressemblent à des «joueurs d'échecs qui essayent de bouger leurs pions, alors qu'ils sont déjà échec et mat», comme disait George Orwell, écrivain universellement connu pour son roman de politique fiction 1984, édité au début des années 1950... Z. S.