La nuit remue (*) Produite par le Théâtre régional de Constantine qui l'avait choisie pour participer au 13e Festival national du théâtre professionnel d'Alger en décembre dernier, Ya lil est repartie bredouille de cette compétition malgré ses multiples qualités. Mise en scène par Haroun El Kilani d'après un texte du dramaturge marocain Abdelkrim Berrachid, la pièce Ya lil réunit une quinzaine de comédiens et plonge dans le monde de la nuit ; espace-temps poétique et politique, labyrinthe de quêtes, de perditions, de spiritualité, de stupre et de tendresse, où évoluent différents personnages hauts en couleur. Derviche, vrais ou faux mendiants aveugles, ivrognes, femmes abîmées, services secrets, fêtards se côtoient tels des esprits et des corps errants dans une ville sans nom. Entourée d'une scénographie mobile et ambivalente composée de trois panneaux blancs, cette équipée noctambule incarne une volonté tenace de percer le secret de l'existence et de combattre cette solitude épaisse qui les enlace depuis que leurs échecs, leurs traumas ou leurs mauvais choix les ont jetés dans les bras de la nuit et de la rue. Entre rituels soufis, transes, chants, danses et dialogues enfiévrés, Ya lil se déploie comme un conte philosophique complexe et lumineux, d'autant plus captivant qu'il prend corps dans une mise en scène audacieuse où tous les moyens de la scène sont utilisés pour donner chair à l'indicible. Haroun El Kilani réussit ainsi à faire de ce magma disparate de psychés et d'individualités différentes une mosaïque homogène d'où jaillit une poésie visuelle et dramaturgique de haute volée. Le metteur en scène s'est fait connaître depuis une dizaine d'années par sa témérité formelle et son sens du spectaculaire mais aussi par l'extrême exigence de ses textes. Le mur (2011), Que feras-tu maintenant (2013) sont deux pièces maîtresses de son œuvre qui ont épaté les amoureux du théâtre tant par leur beauté scénique que par la profondeur de leurs thématiques. L'artiste demeure attaché à cette formule équilibrée entre un art sublimatoire de la scène et une forte ambition littéraire. Et même si elle n'arrive pas à se hisser à la fulgurance de ses précédentes pièces à cause, notamment d'une disproportion de l'usage de la vidéo et d'un manque de fluidité dans la dramaturgie, Ya lil a largement de quoi convaincre et séduire les amoureux d'un théâtre novateur et osé. Sarah H. (*) La nuit remue : titre d'un récit de l'écrivain belge Henri Michaux.