L'ouvrage est une chronologie qui déroule, avec le plus de détails possible, la succession des faits avant et après le 22 février 2019. Dans un temps relativement court cependant, le dernier évènement traité étant le départ du président Bouteflika, le 2 avril. La révolution du 22 février est le genre de document qui va plus loin que le journalisme, car il est à cheval entre l'histoire événementielle et le récit d'investigation, pouvant même servir plus tard à ceux qui écriront l'histoire du Hirak. Mahdi Boukhalfa se propose de faire revivre au lecteur, comme s'il y était, les premières semaines du mouvement populaire ainsi que les signes précurseurs de l'orage. Par le rassemblement et la compréhension d'une masse d'informations de diverses sources, l'auteur décrit et démontre une réalité morcelée, complexe. Il ne s'agit pas, ici, de dire ce que l'on voit et entend, mais de rendre compréhensibles pour le public la chaîne des évènements factuels, de sorte que pareille chronologie exprime la réalité de façon on ne peut plus claire. La trajectoire du journaliste participant également d'une expérience humaine et collective riche et forte, Mahdi Boukhalfa s'attache naturellement à faire ressortir le sens caché de faits plus ou moins évidents. Des liens émotionnels s'étant formés avec les acteurs de l'histoire, tous les éléments interconnectés (évènements, présence et émotion) vont se reproduire plus ou moins directement dans le style et la structure narrative que le journaliste et écrivain a employés pour composer son récit. L'auteur écrit, par exemple : «Quelques jours avant le 22 février, la colère de la rue contre le 5e mandat explose, avec un début de manifestations dans trois villes du pays (BBA, Jijel, Kherrata). Et, dans les grands centres urbains du pays se relaie, à travers les réseaux sociaux, la rumeur selon laquelle le 22 février, une grande manifestation serait organisée. Les appels anonymes sont de plus en plus insistants pour des marches nationales à travers le pays. Personne ne sait d'où viennent ces appels, mais une chose est sûre : ils sont reçus 5/5 par une jeunesse 2.0 excédée, qui veut exprimer sa colère de voir un grabataire briguer un 5e mandat, et, plus que tout, regarder sans réagir leur avenir compromis. L'ombre des ‘'harragas'' ramenés morts de leur équipée dramatique en Méditerranée entre les mois d'octobre et novembre, avec des manifestations de protestation à Bab El-Oued et Ferhat-Boussaad (ex-Meisonnier) à Alger, rend l'atmosphère électrique. Le 22 février, tout le monde sera pris de court, à commencer par les manifestants eux-mêmes, tout heureux comme des enfants qu'ils aient pu crier leur ras-le-bol ou ‘'pouvoir assassin !'' sans être bastonnés, ni molestés par la police. Et, au fil du déroulement de ces manifestations à travers les villes du pays, avec force slogans et pancartes aux expressions les plus rocambolesques, les plus moqueuses, les plus espiègles, mais surtout les plus expressives de l'extrême délabrement psychologique des Algériens, tout le monde prend conscience que quelque chose de nouveau est en train de naître, que les barrières de la peur viennent d'être brisées. Pour la rue algérienne, rien ne sera plus comme avant» (chapitre X : «Machiavel est passé par là»). Ce large extrait illustre combien l'étude du contexte des évènements et l'histoire des acteurs permet de bien comprendre La révolution du 22 février. Mahdi Boukhalfa a structuré son ouvrage en quinze chapitres dans lesquels il utilise la technique de la chronologie détaillée pour suivre l'évolution de la position des acteurs, leur changement de comportement, leur histoire... Savoir allier qualités d'informations et d'écriture, c'est permettre au lecteur de comprendre l'Histoire qui se voit et qui se vit. «Quelle époque terrible que celle où des idiots dirigent des aveugles», disait William Shakespeare. Mais voilà, les aveugles ont fini par enlever le bandeau qu'ils avaient sur les yeux. La contribution de Mahdi Boukhalfa participe justement à cette expérience de recouvrement de la vue, elle ne consiste pas simplement en un processus de collecte et d'organisation des faits. En déroulant, avec de plus en plus de détails, la succession des faits à travers le temps, le journaliste commence à voir plus clair, y compris ce qu'il ne connaît pas encore (des données inconnues qui s'inscrivent dans une évolution logique et concrète) et qu'il livre au public dans sa chronologie. La méthode et la psychologie de ce genre journalistique — une enquête dont les éléments narratifs se révèlent être ceux, classiques, du reportage : qui, quand, quoi, où et comment — sont d'ailleurs précisées dans le texte de présentation. «Ce présent ouvrage, qui a plus la forme d'un travail journalistique, tente d'être le plus près possible des évènements qui se sont déroulés durant la période définie plus haut (du 22 février au 5 avril), consigne et tente d'expliquer ce qui s'est passé durant les grands moments du mouvement du 22 février, jusqu'à la démission du président Bouteflika, le 2 avril, et au-delà, au vendredi 5 avril. La raison de la limitation temporelle de ce travail est de donner rapidement au public un premier regard sur ce qui s'est passé entre le 22 février et le 5 avril 2019, d'une part, et, d'autre part, de livrer un premier travail, un premier aperçu non exhaustif de ce qui s'est passé durant ce premier acte du mouvement populaire», explique l'auteur. Quelques jours après le 22 février 2019, Mahdi Boukhalfa devient conscient de l'existence d'un sujet possible d'une enquête. Il ouvre la porte qui se trouve devant lui : «L'intention principale de ce travail étant de capter et traduire le plus fidèlement possible les premiers instants historiques, les premières pulsions sociales d'un extraordinaire mouvement populaire, le début de la fin de l'ère Bouteflika, il n'est pas exclu qu'il y ait des évènements non rapportés, oubliés ou partiellement évoqués. Nous nous en excusons.» Pour le journaliste, il s'agit aussi de combler le clivage entre les journalistes et le public, notamment avec «l'idée de rapporter (...) le plus fidèlement possible tout ce qui a trait au mouvement du 22 février, jour après jour, heure après heure, vendredi après vendredi». La perception du jet, c'est «de rapporter arbitrairement» tout ce qui s'est passé jusqu'au «départ anticipé de Bouteflika». L'auteur s'est ensuite fixé comme objectif de boucler son travail juste après cette démission. Pour être dans les temps, Mahdi Boukhalfa s'est aussitôt lancé dans une recherche de base considérable (backgrounding), puis dans une plongée en immersion dans le Hirak. Il recontre de plus en plus d'acteurs, de témoins, d'informateurs, absorbe de plus en plus d'informations. Il devient pratiquement un élément physique de l'univers du mouvement populaire. A partir de là, il acquiert la capacité de comprendre et d'exprimer les nuances mêmes du récit auquel il s'est ouvert et consacré pleinement. Après avoir assimilé toutes les connaissances acquises ainsi que les actes des protagonistes, l'auteur a enfin tracé le schéma organisateur de son travail. Cela a pris la forme d'une chronologie, tout en gardant en tête de se retrancher dans le rôle de professionnel objectif et d'enrichir son style par la clarté, la lisibilité et l'harmonie. Sans oublier l'insertion d'un bel album photos. Les exigences d'ordre narratif ou littéraire, quoique secondaires par rapport à la chaîne des évènements factuels, sont si bien prises en compte que le lecteur a beaucoup de plaisir à lire l'ouvrage de Mahdi Boukhalfa. Exemple : «Cet historique vendredi 22 février a été pour les Algériens un autre 11 décembre 1960. Le début de la délivrance ! Je suis Boualem, Mohamed, Mustapha, Lounes, M'hand, Miloud, El Kheier, Kada, Houari, Makhlouf, Kamel, le Biskri, le Kassentini, le Sahraoui, le Ouargli, le Chelfi, le Dekka, Merouane, je suis le passé, le présent et le futur de l'Algérie, l'Algérien et l'Algérienne tout court, qui veulent que les choses changent dans leur pays, qui ont un besoin pressent, presque biologique, de voir la couleur de la prospérité économique, le doux parfum de la libertéb et le confort d'une vie débarrassée de tout autoritarisme, où la bonne gouvernance se la dispute à l'humanisme. Je suis tous ces Algériens, sœurs et mères, ces jeunes hommes fiers et heureux de braver l'ordre établi pour réclamer de la plus belle des manières, avec un ton policé, calme et sage, mais résolu, avec cet humour également qui fait la singularité des Algériens, leur liberté. Ce pays de martyrs, ce pays magnifique qui veut se libérer pour la seconde fois du joug d'un système politico-financier prédateur (...)» (chapitre «Le ‘‘Tab J'nana'' refuse de s'en aller»). La formation de liens émotionnels pour et avec les acteurs de l'histoire, dans «La zénitude des vendredisants» (le titre du chapitre 1) et dans «La douce bonne humeur du ‘‘dégagisme''» (chapitre 11) a, certes, influé sur le style et la structure narrative, mais cela a surtout le mérite d'exprimer encore plus clairement la réalité. Mahdi Boukhalfa a réussi une double performance, celle de produire un ouvrage de référence, agréable à lire et qui tient en haleine de la première à la dernière ligne. Hocine Tamou Mahdi Boukhalfa, La révolution du 22 février. De la contestation à la chute des Bouteflika, éditions Chihab, Alger 2019, 168 pages, 1 000 DA.