Par Naoufel Brahimi El Mili Alexandre Djouhri, homme d'affaires flamboyant, était une belle histoire française, celle d'un garçon du 93 qui avait son rond de serviette à l'Elysée. La conquête de ce haut lieu du pouvoir est souvent sanglante. Dégât collatéral, de ces luttes sans merci, aujourd'hui en prison, à Fresnes, il devient Ahmed. La justice française, entre les deux tours des municipales, organise un rendez-vous judiciaire sur le supposé financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Ahmed Djouhri, mis sous pression, s'enferme dans un silence considéré comme un défi à la justice. Alors qu'il est complètement étranger à ce dossier. Peu importe, il faut abattre le soldat Ahmed. Voici, en résumé, le récit du « kidnapping judiciaire. » L'expression est d'Alexandre Djouhri. « Dans le cadre de la commission rogatoire 2203/13/4, numéro de parquet 1310801454, vous êtes convoqué pour audition le mercredi 7 septembre 2016 à 10h. » Voilà les quelques mots qui, trois années et demie plus tard, ont envoyé l'homme d'affaires franco-algérien Alexandre Djouhri là où il se trouve, à l'hôpital de la prison de Fresnes, proche de Paris. Après avoir reçu cette convocation par SMS, alors qu'il est résident suisse, le destinataire du message consulte ses avocats qui lui conseillent de ne pas répondre. Une telle demande exige une lettre recommandée et, dans le cas d'Alexandre Djouhri qui vit depuis 25 ans en Suisse, le courrier doit être acheminé via l'administration de la Fédération helvétique. Ainsi l'exige la convention franco-suisse signée en 1996. L'injonction du parquet français étant illégale, celui qui a reçu ce SMS l'ignore, continue de travailler, de voyager. Beaucoup en Algérie mais aussi en France, où on peut le croiser dans les bureaux de Serge Dassault. Plus d'une année passe. Le 21 décembre 2017, Alexandre Djouhri rentre à Genève pour fêter Noël avec sa femme et séjourne sans inquiétude. Le 7 décembre, afin de rendre visite à sa fille à son fils et ses petits-enfants qui vivent en Grande-Bretagne, Alexandre Djouhri se rend à l'aéroport de Genève. La police l'intercepte, lui signale qu'un mandat d'arrêt européen (MAE) a été émis contre lui par le Parquet national financier (PNF), une juridiction d'exception créée par François Hollande pour combattre les délits financiers. Les policiers téléphonent aux magistrats parisiens… Ils ne réclament pas qu'on leur expédie le citoyen Djouhri, qui décide librement de poursuivre son voyage. Que s'est-il passé à Genève pendant la traite des confiseurs ? Le 22 décembre, le MAE ciblant l'homme d'affaires tombe. Mais les Helvètes ne font rien pour l'exécuter. Alexandre Djouhri est un citoyen exemplaire, il s'acquitte de ses impôts, vote aux élections locales : le gouvernement de Berne n'entend pas s'impliquer dans ce qui lui apparaît comme une querelle politico-française. C'est donc à Londres que le Franco-Algérien est arrêté, et ce trajet accompli en toute innocence va, selon la lecture du PNF, être qualifié de « suspect en fuite ». Conduit en prison, « l'Arabe » est incroyablement maltraité dans le si démocratique paradis de Sa Majesté. Mises à nu répétées, cellule surchargée peuplée de trafiquants et de tueurs, une douche par semaine : le nouveau venu doit être brisé, humilié. Alexandre Djouhri affirme que le PNF a exigé de leurs collègues anglais ce traitement « déshonorant ». Et qu'un petit « gang » qui navigue autour des sociétés du CAC 40 afin de récolter les miettes tombant de la table sous forme d'euros a lui aussi influencé l'administration britannique dans le sens de la cruauté. Dans ce commando hétéroclite, on compte une femme d'influence rescapée d'un mouvement néo-fasciste et raciste, un franc-maçon de choc et un militant de l'extrême droite la plus abjecte. A chacune de ses extractions de cellule, le prisonnier est contenu par une chaîne de trois mètres, et convoyé par deux gardiens. Le résultat ? Alexandre Djouhri est frappé d'une terrible attaque cardiaque, « résultat du stress » dira un professeur, assez grave pour le conduire à la mort. Son arrivée au bloc opératoire est un film d'horreur. Alors qu'il doit subir un choc électrique thérapeutique, il reste rivé à sa chaîne et tenu en laisse. Les médecins préviennent les gardiens : « Si vous ne le lâchez pas vous allez prendre une terrible décharge .» En dépit de son très mauvais état de santé, le prisonnier, même cloué sur un lit d'hôpital, va rester ligoté et menotté pendant dix-huit jours, dont quatre jours de coma avec pronostic vital engagé à trois reprises. Son isolement est total, et contrairement à la règle, il n'est visité ni par un membre de l'ambassade de France tenue par Jean-Pierre Jouyet, un ami historique de François Hollande et d'Emmanuel Macron. Aucune visite aussi de la part d'un fonctionnaire algérien. Paris a convaincu Alger qu'Alexandre Djouhri devait être broyé. La santé du prisonnier est si fragile qu'il est finalement libéré. Mais le choc de la prison lui a fait exploser le cœur. En première urgence, il subit une opération de huit heures, palliatif puisqu'on lui conseille de programmer une greffe du cœur. Dans le même temps, la France réclame son extradition, toujours sur la base de son MAE. La lecture de ce document, ce que Le Soir d'Algérie a fait, est accablante. Non seulement, selon l'analyse des meilleurs juristes, son contenu est illégal, mais il est aussi grotesque. En effet, pour convaincre les Anglais de la terrible culpabilité d'Alexandre Djouhri, rouage affirmé du financement libyen de la campagne électorale de Sarkozy, les magistrats parisiens citent un livre de l'écrivain Pierre Péan, un autre d'Anne Lauvergeon — ancien patronne du nucléaire français elle-même mise en examen —, un article de Médiapart, et deux « notes blanches » de la DGSE, un service secret tricolore. Dommage pour Djouhri, dommage pour le droit : pas un seul de ces « documents », issus de la presse ou de barbouzes, ne vaut preuve et suffit à emprisonner un homme. Cloué à Londres contre son gré, Alexandre Djouhri découvre peu à peu que la « démocratie exemplaire » britannique n'est qu'un slogan. Lors des audiences judiciaires, le prévenu n'est ni écouté ni entendu, et les avocats sont le plus souvent soumis aux juges comme des élèves à l'école. Le sommet du doute est atteint lorsqu'Alexandre Djouhri passe entre les mains d'Emma Arbuthnot, magistrate emperruquée, celle qui, parallèlement, traite le dossier de Julien Assange. La presse découvre que cette juge, dont le mari est un ancien ministre de la Défense conservateur, a rendu par jugement son droit d'exploitation à la société Uber, jusque-là interdite par Sadiq Khan, maire de Londres. Licence libérée alors que lord Arbuthnot est impliqué dans une société chargée du lobbying d'Uber ! Un mari bien encombrant, qui s'est déjà fait remarquer en aidant, par des ventes d'armes très spéciales, les Américains à liquider Saddam Hussein. Et l'implacable Emma n'a jamais refusé d'accompagner son époux dans ses nombreux voyages d'agrément, offerts par des Etats ou des société commerciales. Face à Emma et son lord, Alexandre Djouhri, né Ahmed à Saint-Denis dans le 93, n'avait aucune chance. Il est donc extradé le 31 janvier 2020, quelques heures après avoir livré au Soir d'Algérie le seul entretien jamais destiné à la presse écrite. Le transfert du faux « fugitif » depuis l'Angleterre relève d'une mauvaise série télé. Alors que l'homme d'affaires se rend seul à l'aéroport de Londres, sa réception à Roissy est de celle réservée à un calife de Daesh : mobilisation de tireurs d'élite cagoulés et de véhicules ultraspécialisés. Ce déploiement policier, s'il est inutile, a un sens : après avoir dépensé des sommes colossales pour enquêter sur le financement de la campagne de Sarkozy et imposé ici Alexandre Djouhri comme un « deus ex machina », le PNF se justifie par une mise en scène. La mise en scène du retour d'Alexandre Djouhri doit être à la hauteur de la légende que les magistrats ont patiemment construite. Immédiatement emprisonné - alors que son casier judiciaire est vierge - et qu'il n'a aucune intention de fuir, se considérant comme un « otage victime d'un kidnapping judiciaire », le « jouet d'une justice politique » et la « victime d'une lettre de cachet », le prisonnier commence une grève de la faim. Un choix catastrophique quand on a 62 ans et qu'on est éligible à une greffe cardiaque. Ses proches le convainquent de stopper son choix suicidaire. Depuis bientôt deux mois, Alexandre Djouhri est donc à la disposition du PNF. Et que voit-on ? Que les interrogatoires du « mis en examen » doivent être abrégés tant l'homme d'affaires n'a pas de secrets à livrer. Notons que ses transferts au palais de justice sont fidèles au scénario de Roissy, le prisonnier est ficelé sur un lit d'ambulance et les tireurs d'élite sont en éveil. Publiés par l'hebdomadaire Le Point, les procès-verbaux démontrent que la justice n'a toujours aucune preuve matérielle contre le Franco-Algérien. Alors que le PNF avait promis à ses supporters des « aveux décisifs et destructeurs ». Au contraire, il s'avère que cet Alexandre n'a rien à voir avec le supposé financement de la campagne de Sarkozy. En 2005, quand Sarkozy abondait déjà ses fonds de campagne, Alexandre Djouhri était l'un des mousquetaires du clan Chirac. Totalement hostile à la candidature de « Sarko ». Matériellement qu'est-il reproché à l'homme d'affaires ? Le PNF affirme qu'en septembre 2009, Djouhri a vendu « bien au-dessus de sa valeur » une villa située à Mougins. Vendre un bien en 2009 afin de financer une campagne électorale qui a eu lieu en 2007 n'est guère crédible. Pis, dans le dossier d'instruction, rien n'indique qu'Alexandre Djouhri ait été le propriétaire de cette villa…L'autre grief du PNF a trait à une somme de 500 000 euros versée sur un compte de Claude Guéant, l'ancien indéfectible homme de confiance de Sarkozy… Là aussi, en dépit de déplacements et d'efforts multiples au travers de la planète, aucun compte ou virement ne relie Djouhri à Guéant. La vindicte contre le Franco-Algérien et son incarcération restent donc une énigme. Certes, le Kabyle n'a jamais été docile et jamais hésité à moquer le PNF. Cet outil judiciaire, rappelons-le, a eu la peau et de Fillon et de Sarkozy, alors candidats à la présidence de la République. Son côté « fier », le self made man semble le payer aujourd'hui. Le fait qu'il n'ait rien à confier aux juges semble aggraver son cas : Alexandre Djouhri était l'Alexandre Dumas qui devait aider le PNF à remplir les pages de son roman politico-judiciaire. Hélas, Djouhri n'a pas d'encre dans son stylo. Dans sa prison-hôpital, où il ne devrait pas être, il rumine. Il est convaincu être aussi la victime d'un jeu de billard politique. Une partie qui voit un Emmanuel Macron mettant tout en œuvre pour que Sarkozy ne soit pas candidat à la présidentielle de 2022. Bloquer « Sarko » par le biais d'une incrimination qui continue de courir, portant sur le financement de sa campagne de 2007, est un moyen d'éliminer un adversaire. Alors que tout observateur, ayant les yeux ouverts et la tête assez froide, sait que le procès de ce supposé financement initié par le site Médiapart n'aura jamais lieu. Autre conviction, tout aussi ancrée, le Franco-Algérien s'estime victime d'un profond racisme, « un sentiment avec lequel j'ai appris à dépister dès l'enfance ». Il répète : « Si mon prénom était Pierre et mon nom Martin, je n'en serais pas là aujourd'hui .» Et la « grande » presse française lui donne, involontairement, raison. Il suffit de lire la production des journaux « mainstream », à propos d'Alexandre Djouhri, pour comprendre. Pas un journal, et surtout pas Le Monde, qui aime tant donner des leçons, pour oublier de signaler que le « vrai » prénom d'Alexandre Djouhri est « Ahmed ». Un prénom qui n'est pas un bon sésame quand on navigue dans les eaux de l'histoire de la France postcoloniale, de celles de sa politique ordinaire et de son univers financier. Alexandre Djouhri est dans la file d'attente pour subir une greffe du cœur. La liste est longue mais elle semble être allongée par son silence. N. B. E. M.