Par Maâmar Farah [email protected] L'histoire du Soir d'Algérie a commencé lorsque cinq journalistes, des copains avant tout, ont décidé de se lancer dans l'aventure «intellectuelle», comme on l'appelait à l'époque. Autour de nous, c'était le scepticisme. La tâche paraissait titanesque. Pourtant, le 3 septembre 1990, et après des efforts colossaux et une mobilisation quotidienne, le premier numéro du Soir d'Algérie tombait des rotatives de Hussein-Dey, après deux numéros zéro d'essai. Nous étions cinq. Nous ne sommes plus que deux. Mais les familles des actionnaires décédés sont toujours là, portant le flambeau des disparus. Et il y a aussi et surtout cette formidable équipe de soldats de la plume et de métiers annexes, qui est là, toujours debout malgré les avatars et les remous des tempêtes successives, des sœurs et des frères qui reviennent à la maison après un confinement scrupuleusement respecté. Fouad le pompier L'idée a germé dans mon esprit dès le début 1990, après une difficile année où les retombées du soulèvement juvénile d'Octobre 1988 métamorphosaient totalement notre vie au sein du journal Horizons dont j'étais le directeur de la rédaction. Alors qu'El Moudjahid gardait la qualité de journal du gouvernement et du FLN, nous prîmes quelques libertés avec les dogmes pour ouvrir les pages de notre quotidien aux opposants, avec de larges couvertures de leurs activités et des écrits critiquant le système du parti unique. Un jour que nous avions repris une caricature du quotidien oranais El Djoumhouria, assez méchante sur le chef du gouvernement en place, feu M. Kasdi Merbah, je reçus un coup de fil du Palais du gouvernement de bon matin (nous étions au journal à 6 heures et le bouclage intervenait avant midi). M. Merbah me faisait des remarques gentiment sur la caricature. Pour toute réponse, j'eus ces mots : «Je suis fatigué M. le chef du gouvernement. Vous ne pouvez pas faire quelque chose pour me dégommer...» C'est un peu l'ambiance de l'époque et je dois dire que Fouad Boughanem jouait toujours le rôle du pompier, celui qui est là pour vous éviter de faire des bêtises. Impulsif, j'ai été près d'en commettre des tonnes mais, à chaque fois, il était là pour me raisonner. Parfois, il venait à la maison, chez moi à Béni Messous, pour me dire ce qu'il n'a pas pu évoquer au bureau. Un frère, en toute circonstance ! Feu Mohamed Bederina fut de cette race de secrétaires de rédaction comme on n'en fait plus. Et d'ailleurs, le poste n'existe plus ou il a été totalement changé pour les besoins de la nouvelle manière de faire les journaux. Le secrétaire de rédaction recevait les textes des mains des chefs de rubrique. Il était au four et au moulin, trait d'union entre la rédaction, le service photo, la documentation, la photogravure et l'atelier de confection où le plomb régnait en maître, avec ses émanations meurtrières. Mohamed Bederina devait descendre et remonter l'escalier en colimaçon (qu'on peut voir dans le film Z) des dizaines de fois. Fidèle au poste, comme ses nombreux camarades, il était le dernier à quitter la rédaction désormais vide des journalistes, après avoir tout vérifié. Contrairement à d'autres collègues qui partaient alors vers les sous-sols enfumés des cabarets environnants pour souffler et se divertir après la pression de la soirée, Bederina rentrait chez lui. Et demain sera un autre jour... Quand je décidai de fonder Horizons, j'ai pensé à lui et à sa fidélité. Un homme sur lequel on peut compter. La mesure en tout Quant à Fouad, ce fut une autre histoire. C'est grâce à feu Mohamed Mansouri, un vieux loup du reportage, des faits divers et des cours de justice, que je fis connaissance avec Fouad. Je fut frappé par sa timidité extraordinaire et son regard vert plein d'humilité et de tendresse. Il travaillait au ministère des Moudjahidine et, grâce à Mohamed qui dirigeait la page, il put rendre d'inestimables services en répondant aux interrogations des résistants et en leur venant directement en aide quand il le fallait. Fouad voulait changer de cap et intégrer l'équipe d'Horizons. Il n'était pas étranger à notre métier : avec d'autres jeunes loups venant souvent du PAGS, il avait fait les beaux jours de la revue de l'UNJA : l'Unité, un organe socialiste offensif et, parfois, franchement insupportable pour les milieux de la droite et les bureaucrates du FLN et de l'administration. Il fut recruté aussitôt, dans la rue, à l'angle des rues de la Liberté et Arago, tout près de la «Flèche d'Or» où cette recrue de valeur fut fêtée par le verre de l'amitié. Dans la rubrique Internationale qu'il anima en compagnie de deux jeunes journalistes de valeur, Fouad amena sa profondeur d'analyse, sa vision lucide mais jamais neutre sur un monde en perpétuelle évolution. C'est sur son instigation que notre quotidien décida de paraître un vendredi pour célébrer le Sommet arabe de soutien à la révolution des pierres qui se tenait à Alger. Le titre était exceptionnellement en rouge (à la place du bleu) ce jour-là et Fouad se fendit d'un édito à la fois sobre dans la forme et engagé dans son fond, appelant les chefs d'Etat réunis à El-Aurassi à assumer leurs responsabilités. Fouad n'écrivait pas beaucoup mais, quand il le faisait, on restait ébahi devant son style dépouillé qui portait d'une manière audacieuse les idées d'un engagement politique révolutionnaire sans faille, mais aussi sans une once de cette langue de bois qui pervertit les textes les plus sincères. Fouad était dans la mesure. En tout. Ton équipe est aux commandes, Fouad ! Sur Zoubir Souissi et Djamel Saifi, auxquels je souhaite une bonne santé et une longue vie, je n'ai rien à ajouter sauf que, si le second a quitté le train, Zoubir, mon grand frère, continue le voyage avec nous et nous éclaire toujours de ses orientations puisées dans une riche carrière de plusieurs décennies. Ces amis furent réunis chez moi durant le printemps 1990 pour la première réunion qui ouvrit la voie au lancement du projet. Avec très peu de moyens. Une précision ici aux exécrables plumes qui parlent toujours d'une aide massive de l'Etat aux premiers quotidiens libres. Nous reçûmes exactement, chacun, l'équivalent de deux années de salaire comme prime de départ. Cet argent fut versé dans les comptes des nouvelles entreprises... Il y a une année, disparaissait notre frère Fouad Boughanem. Ce fut un moment de tristesse infinie, d'abattement et d'incertitude. Mais la vie continue et, justement, pour que sa petite et grande famille soient toujours fiers de lui, notre premier souci fut de maintenir les équilibres qui permettaient à ce journal de survivre dans une époque difficile. La meilleure manière de lui rendre hommage et d'assurer au Soir une continuité sans remous fut de désigner aux postes de responsabilité l'équipe qu'il a choisie lui-même et qui l'a accompagné tout au long de ces années où le journal bataillait, parfois seul, contre plusieurs ennemis décidés à le liquider. Grâce à ces hommes qui ont continué à porter le flambeau du Soir durant une année, nous pouvons considérer, nous les actionnaires, vieux routiers en retraite, vivant loin du quotidien, que le choix de Fouad était le meilleur et que la confiance placée en ces hommes était amplement méritée. Du directeur de la rédaction, son ami fidèle qui était à ses côtés jusqu'au dernier moment, — je parle de Nacer Belhadjoudja —, à Amar Kabboub, Manaâ Badredine, à Kamel Amarni, à Naïma Yachir, à Mohamed Bouchama, toute l'équipe a continué de produire le Soir sans son commandant de bord mythique; elle a su avancer sur la bonne voie et maintenir le cap malgré les risques de toutes sortes au cours de cette année de Hirak où rester aux côtés du peuple et de son soulèvement populaire ne devait pas forcément s'accompagner par des manipulations contre l'armée ou l'unité du pays. Fortement contestée par les intégristes de tout bord, cette ligne de conduite patriotique est celle qui privilégie le dialogue pour aboutir à cette nécessaire démocratisation de l'Algérie dans la paix civile et le respect de tous les avis. Notre soutien va en premier aux patriotes, aussi bien à ceux qui ont marché durant une année pour porter la voie de la liberté qu'à ceux qui ont répondu à l'appel du nouveau pouvoir pour bâtir un projet novateur pour une Algérie libre et prospère. Il serait injuste de condamner les uns et les autres et le Soir d'Algérie restera ouvert à tout le monde pour peu que la parole soit celle de l'Algérie et de sa souveraineté et dite avec circonspection et sérénité. Hommage donc à ces responsables du Soir. Hommage à toute la rédaction et aux lointains correspondants, aux journalistes et chefs de bureaux régionaux qui travaillent dans des conditions difficiles mais arrivent toujours à envoyer l'information sans chercher à savoir si elle va plaire ou non aux responsables locaux. Hommage aux gens de la PAO, de la correction, de l'administration, du site web, aux photographes, aux chauffeurs, aux diffuseurs du Centre, de l'Est et de l'Ouest et premier hommage d'abord à nos fidèles lecteurs et un salut spécial à ceux qui sont avec nous depuis le 3 septembre 1990 et même avant, du temps de Horizons. Fouad peut être fier de vous. Zoubir Souissi et Fouad Boughanem : des commandants de bord comme on n'en fait plus L'histoire du Soir est une histoire de fidélité à un certain type de presse non élitiste, patriotique, ouverte sur la rénovation et la justice, qui a connu des hauts et des bas mais qui a su résister vaillamment aux ennemis du progrès, aux tueurs ainsi qu'aux forces politiques rétrogrades ou autocratiques. Notre opposition forte, soutenue et franche à la politique de l'oligarchie au pouvoir durant les années Bouteflika fut souvent source d'ennuis judiciaires et de tracas financiers. A la barre du navire, Zoubir Souissi et Fouad Boughanem furent de bons commandants de bord. Le Soir leur doit d'avoir courageusement su naviguer entre les récifs et d'être toujours rentré à bon bord, malgré les houles et les vents contraires, sans jamais perdre de son honneur et de sa fidélité à la célèbre citation de Pullitzer : «Il (son journal, ndlr) combattra toujours pour le progrès et les réformes, ne tolérera jamais l'injustice et la corruption ; il attaquera toujours les démagogues de tous les partis, n'appartiendra à aucun parti, s'opposera aux classes privilégiées et aux exploiteurs du peuple, ne relâchera jamais sa sympathie envers les pauvres, demeurera toujours dévoué au bien public. Il maintiendra radicalement son indépendance, il n'aura jamais peur d'attaquer le mal, autant quand il provient de la ploutocratie que de ceux qui se réclament de la pauvreté.» M. F.