Par Abdou Elimam (Linguiste) Monsieur le Président, Dans la revue Al-Baṣaʾir de l'Association des Oulémas du 21 février 1936, Cheikh Aboulabbas Ahmed Benalhachimi écrivait que les hommes de science « auraient intérêt à s'enrichir de la langue °amiya car, dit-il : ‘'ce serait le moyen le plus sûr et le plus profitable pour attirer la masse vers la science et préparer les esprits à accepter la preuve (el-ḥujja), d'autant qu'elle n'impose ni frais ni fatigue à ceux qui l'étudient''». De tels propos étaient, pour le moins, prémonitoires. Pour ma part, je viens, près d'un siècle plus tard, plaider la même cause avec d'autres arguments que la science contemporaine a pu éclairer. Je voudrais souligner — sans filtre idéologico-politique ou affectif — que le sort réservé à la langue darija constitue une source-clé du mal-être algérien. Le langage est une faculté humaine qu'il s'agit de bien distinguer des langues particulières. Les sciences contemporaines convergent pour reconnaître à cette faculté une nature neurobiologique qui, au contact de la socialisation, permet d'émettre des sons qui ont la vertu d'échanger des idées. La spécificité de ces sons est qu'ils sont les seuls que le cerveau admet dans cette fonction car nous naissons avec une disposition naturelle pour les interpréter dans le cadre d'une culture commune. Un tel dispositif relève donc de la nature, essentiellement. On «n'apprend» pas plus le langage que la vision ou la respiration. Par contre on peut apprendre des langues étrangères, la médecine, et bien d'autres objets de savoir. Les langues ont pu émerger historiquement car, de génération en génération, notre espèce (humaine) a partagé les sonorités produites en situations d'échange – ou de communication – jusqu'à les stabiliser et en faire des signes reproductibles. Quel que soit le milieu où l'enfant naît, c'est son dispositif neurobiologique qui entre en jeu pour mobiliser les ressources neuronales qui vont capter et mouler la langue native. Ce dispositif, qu'on appelle «langue maternelle», constitue une trame qui reste disponible jusqu'à la mort. L'enfant «capte» la langue des adultes, sans aucun enseignement car il est préparé par la nature à cet effet. La langue de naissance, à son tour, prépare les conditions pour une acquisition des connaissances sans fin. Ce n'est que sur la base de cette «langue première» que s'échafaude la connaissance humaine ; non contre elle. Lorsque la langue de naissance est obstruée – d'une manière ou d'une autre – c'est toute une structure des fonctions du cerveau qui est inhibée. Une telle entrave à la nature génère des conséquences en chaîne : troubles du comportement, violences, repli sur soi, etc. Mais un réflexe de survie émerge pour contourner l'obstacle notamment par la mémorisation – même sans compréhension. En tant qu'être humain, l'enfant algérien vient à la vie avec une langue native (chaouia, kabyle, darija, etc.) mais dès qu'il arrive à l'école, cette langue est dévalorisée, minorée, dépréciée jusqu'à nourrir et développer chez l'enfant scolarisé un sentiment de «haine de soi» et des siens. On ne s'en rend pas compte, mais la blessure symbolique (et neurobiologique) est d'une telle sévérité qu'un mal-être s'installe dans le ressenti de chacun. Certes, selon les moyens matériels et intellectuels de la famille, certains réussiront à passer le cap... en attendant que les parents leur assurent la poursuite de leurs études à l'étranger. Mais la grande masse va, par ruses et contournements divers, s'adapter à la situation et faire du système éducatif un lieu où l'on récite ce que l'on mémorise en ne mobilisant qu'une portion congrue des moyens cognitifs dont la nature nous dote à la naissance. Il suffit de tendre l'oreille et d'observer cette génération qui est passée par l'école de la Nation pour réaliser à quel point l'impact du rejet de la langue maternelle a été profond : fuite en avant dans l'extrémisme religieux ; pulsion d'exode clandestine ou «harga» ; addictions diverses – «Facebook» y compris ; illettrisme caractéristique; perméabilité aux mythes et aux fake news et bien d'autres symptômes. Une erreur d'appréciation (et probablement de connaissances de la science du langage) a poussé nos dirigeants à écarter la darija en vue d'asseoir l'arabisation. Or si le choix de l'arabe en tant que langue d'Etat est à la fois stratégique et pertinent, le rejet de la langue dont la nature nous gratifie dès la naissance a été gravement contreproductif – le bilan de l'arabisation ne trompe pas. Or l'histoire du contact entre la langue du Coran et la langue de communication au Maghreb du VIIIe siècle est faite de dualité solidaire entre les deux langues ; d'où la facilité et l'ampleur de l'islamisation. La langue dite «°amiya» a facilité et élargi le champ de la langue arabe. Cela a constitué une «béquille» précieuse comme le pointait déjà en 1936 Cheikh Benalhachimi. Nos ancêtres avaient su conserver un équilibre entre notre appartenance à la «ûmma», via l'arabe ; et le développement de notre imaginaire social et culturel, via les variétés berbères et surtout la darija. C'est ainsi que l'équilibre a été trouvé et que toutes les fonctions de la société étaient pourvues. À tel point que nous héritons, aujourd'hui, d'une littérature de 1000 ans en langue «°amiya»... repoussée en quasi clandestinité ! Une autre source de confusion vient de la méconnaissance – organisée et bien entretenue par le colonat français – de l'impact de la langue punique (celle de la grande Carthage) sur les populations du Maghreb depuis l'Antiquité jusqu'à l'arrivée des Arabes. En effet, la langue punique apparaît comme la forme ancienne de la darija – on peut aisément comprendre les stèles puniques car elles sont dans une langue très connue et largement parlée dans tout le Maghreb. La darija n'est donc pas un «dialecte» arabe puisqu'elle est la langue majoritaire du Maghreb, plus de 1 000 ans avant l'arrivée des Arabes. Le punique a même été la langue des princes et rois berbères. Au moment où l'on parle de changements en profondeur, n'est-il pas temps de rouvrir ce dossier «langues» tant il est stratégique ? Les langues ne sont pas des «vêtements de scène» que l'on peut changer à volonté : ce sont d'abord et avant tout des manifestations de ce potentiel cognitif inscrit dans nos cerveaux, dès la naissance. La langue maternelle doit être précieusement préservée en tant que manifestation de la nature et c'est sur elle que doit reposer l'accès aux connaissances, y compris celui d'autres langues. Un tel virage stratégique rapportera très gros à la communauté et au savoir. Ceux qui opposent l'arabe à la darija oublient (ou ignorent) que les deux langues ont été suffisamment solidaires pour offrir le socle humain et matériel à l'épanouissement d'une des plus grandes civilisations au monde : la civilisation andalouse. Pour citer Cheikh Benalhachimi, à nouveau : «Cependant, celui qui étudie méthodiquement la question constate le lien complet et global qui unit la langue fosḥa et le dialectal.» C'est donc ce binôme de langues qu'il faudra réhabiliter pour réhabiliter la personne maghrébine qui sommeille en nous. Monsieur le Président, au moment où notre pays est appelé à légitimer un projet de mise à jour de la Constitution, ne faudrait-il pas y inclure la question linguistique en assurant, tout simplement, la protection juridique et le développement de toutes les langues maternelles de la Nation ? Monsieur le Président, bien des signaux nous alertent sur la profondeur de l'impact de la question linguistique : cette question est donc loin d'être réglée. En effet, comment croire que l'on puisse atteindre un équilibre en rejetant de la sphère institutionnelle notre seule langue de communication consensuelle ? Monsieur le Président, ouvrir à la darija (que j'appelle «maghribi», pour ma part) les portes de la République assurera une équité face au droit pour toutes les langues maternelles de ce pays et ouvrira à nos concitoyens un avenir plus en adéquation avec notre personnalité et nos traditions. Monsieur le Président, si j'opte pour la lettre ouverte, donc publique, c'est pour m'assurer que ses propos vous parviendront en première main ; mais aussi pour que nos compatriotes partagent avec nous cet échange qui, loin de vouloir «diviser», restitue le socle à partir duquel l'unification va devenir un instinct. Avec mon dévouement patriotique, A. E.