Par Abdou Elimam* Imaginons-nous dans une salle d'attente d'un grand hôpital. Les patients sont appelés au fur et à mesure, mais au lieu de les appeler par leurs noms, on les appelle par des traits de leur physionomie : « le petit borgne ; salle de consultation 22», «le rouquin aux yeux malins, salle de consultation 12», etc. Cela paraîtrait incongru, n'est-ce pas ? Je ressens le même effet lorsque je lis le mot «dialecte» attribué à la darija ou maghribi. Alors, arrêtons-nous un instant pour examiner la chose. En effet, pour quelles raisons ce terme est-il si galvaudé en Algérie (et dans tout le Maghreb)? En fait il nous vient de l'arabe où le mot «lahdja» revoie au parler d'une région ou d'un lieu-dit. Partant de cette définition, la notion de «langue» renvoie forcément à une entité «supra-communautaire», donc sans ancrage social et culturel. Or il se trouve, précisément, que c'est le cas avec la langue arabe. D'abord langue du Message coranique, elle se prolonge en langue franche lors de l'essor de la civilisation arabo-musulmane et de manière contemporaine, en langue de l'administration étatique du monde arabe. Comment pourrait-elle, à la fois porter les particularismes locaux (lieux par excellence de la production de la culture) et les représentations religieuses et idéologiques transnationales ? C'est de cette dualité de perspectives que s'est imposée, historiquement, la nécessité de faire vivre la culture locale dans les parlers locaux et recourir à la langue franche commune, l'arabe, pour entretenir notre appartenance à la Oumma. D'ailleurs l'étymologie de «dârija» revoie à ce qui «roule», aux «mots les plus usuels», bref, la «langue du peuple» (3ammiya). Il ressort clairement que la darija est la langue usuelle alors que l'arabe n'est, par nature historique, ni usuelle ni populaire. D'ailleurs, elle n'a jamais cédé à la tentation de la soumettre aux volontés des dirigeants politiques pas plus qu'elle n'a pu devenir langue native de quiconque (depuis 14 siècles !). Soulignons, par ailleurs, que tout être humain appartient nécessairement à une communauté sociale et émerge en tant que personne avec le parler local. Ainsi pourrions-nous définir la personne humaine. Ceci est d'autant plus important à rappeler qu'il s'agit d'un ordre des choses qui dépasse la volonté des hommes, puisque c'est le sort réservé à toute notre espèce depuis la nuit des temps. Mais en quittant les représentations de la langue arabe pour s'offrir une traduction simpliste, on a traduit «darija» par «dialecte» ; alors que «vernaculaire» aurait été bien plus pertinent. Or le mot «dialecte», surtout en français, renvoie à toutes ces langues régionales que l'Abbé Grégoire, 1793, a balayées, les qualifiant de «dialectes et patois». Et voilà que nous héritons, avec le mot «dialecte», de représentations qui n'ont rien à voir avec notre histoire culturelle. C'est à partir d'une telle représentation que des notions comme «lughat el-chari3» («langue de la rue»), «lughat el-sôq» («langue du marché»), etc. ont été accolées à la darija. Nos compatriotes (maghrébins) qui colportent de telles représentations ne se rendent même pas compte du ridicule de leurs assertions. A quoi opposent-ils donc la «langue de la rue» : à la langue des boulevards ? à la langue des foyers ? à la langue des nantis ? à la langue des dominants ? Et quand bien même : ce sont les humains qui donnent vie aux langues et non pas l'inverse. Car une langue sans ancrage social et culturel n'est plus une langue, au sens linguistique du terme. L'autre lacune qui se révèle dans ces discours de haine de soi, c'est celle des «registres linguistiques», comme les appellent les linguistes. En effet les usages et les contextes sociologiques nous imposent des «façons de parler» qui ne sont pas les mêmes. - Avec un camarade de classe, de quartier ou de régiment, on peut se permettre un «registre relâché» avec des mots en verlan, en argot, des mots crus et des expressions libérées de toute censure. «Ramène ta bagnole et klaxonne-leur ! »). جيب كروستك و كلاكصوني عليهم - Avec nos parents et nos enseignants, etc. nous recourons à un registre soigné qui est le registre standard, en réalité. «Fais une entrée dans l'histoire à pas cadencés, à pas ordonnés, à pas de vainqueurs et à pas de vaincus, à pas brimés par la baïonnette - دخول التاريخ باخطاوي أمرتبة، أخطاوي على اخطاوي متعاقبة أخطاوي غالبة و أخطاوي مغلوبة و أخطاوي مغصوبة بالحربة ». Réplique d'un personnage de «El Huma Maskuna» du dramaturge algérien, Sid Ahmed Sahla). - Enfin lorsque nous écrivons de la poésie ou que nous rédigeons un document destiné à un public savant, nous empruntons un registre soutenu (avec un choix de mots rares et scientifiques, par exemple). – Consolez-moi, nobles amis, la reine des Belles repose sous les pierres du tombeau, un feu ardent me dévore, je suis à bout. Ô sort cruel ! Mon cœur a suivi la svelte Hyzia عزوني ياملاح في رايس البنات سكنت تحت اللحود ناري مقديا ياخي أنا ضرير بيا ما بيا قلبي سافر مع الضامر حيزيا – extrait du poème du XIXe., Saïd et Hiziya). Par conséquent la «lughat el-chari3» relève tout simplement du registre relâché – ce n'est pas une «langue en soi». Mais Dieu merci, le maghribi permet d'accéder à des registres bien plus élaborés ; voire précieux (Cf. le malhûn, par exemple). Tout parler possède ces trois registres linguistiques – sauf l'arabe. En effet, nous le rappelions plus haut, l'arabe a d'abord été la langue du Message coranique (sa norme a été élaborée après l'avènement du Coran et non pas avant !) avant d'être adaptée aux besoins de la civilisation arabo-musulmane en tant que langue franche. Elle ne connaît qu'un registre, le juridico-religieux. Les sciences du langage nous enseignent qu'une «langue» désigne les caractéristiques des parlers de personnes composant une communauté. En ce sens, elle est une étiquette identifiant un groupe, une tribu, une région, un pays. Cela étant dit, les éléments caractérisant une langue (mots, accents, etc.) sont des produits émanant de personnes humaines et non pas de leurs langues. Une langue n'a pas de réalité tangible, sinon à travers la parole des humains. C'est parce que j'entends parler une personne que je déduis qu'elle appartient à telle ou telle langue. Les langues ni ne parlent, ni ne font quoi que ce soit. Pour nous résumer, disons qu'une langue, c'est avant tout une étiquette attribuée à un groupe d'humains partageant un code similaire pour leur communication verbale. Quant à la notion de «dialecte», elle n'a aucune pertinence en linguistique. Tous les parlers naturels sont obligatoirement structurés- ils obéissent à des règles que l'organe du langage met en place – car les locuteurs parviennent spontanément à se comprendre. Sinon il n'y aurait pas de compréhension du tout. En fait Dame Nature a tout prévu ! Outre les différences morphologiques, ce qui distingue les langues entre elles, ce sont les statuts politiques et juridiques qui leur sont accolés. Ce qui est un critère extralinguistique, on en conviendra. Mais une langue qui est minorée par l'institution (comme c'est le cas du maghribi), comment peut-elle continuer à jouer son rôle de binôme de la langue arabe transnationale ? Comment peut-on continuer à la fois de participer à la vie de la Oumma et d'assurer la circulation des produits de la culture locale? Rappelons que c'est de cette répartition des fonctions que l'arabe et le maghribi ont permis de faire naître une culture maghrébine qui se distingue de la culture du Machrek par mains traits. En réduisant ce binôme linguistique à une hégémonie arabophone, on prend le risque de briser la béquille sur laquelle la cohésion socioculturelle et cultuelle maghrébine a historiquement reposé. C'est bien parce que l'arabe ne s'identifie qu'à un registre unique que le recours aux langues populaires (lughat el-3ammiya) a constitué un des éléments précieux de stabilisation de la société arabo-musulmane. Où que vous irez, vous rencontrerez ce phénomène de dualité linguistique : en Arabie (najdi ou Hidjazi + arabe), en Palestine/Jordanie (falistini+ arabe), en Irak (Iraki + arabe), en Tunisie (tounsi + arabe), au Maroc (moghrabi + arabe), en Egypte (masri + arabe), en Algérie (darija + arabe), etc. L'opposition [langue locale vs. langue arabe] n'a pas d'assises, ni historiques ni sociologiques. C'est une création d'abord de l'occupant turc, chez nous, puis du système colonialiste français. D'ailleurs les langues locales du monde arabe (qoraychi, falistini, masri, moghrabi, etc.) existaient bel et bien avant l'avènement du Coran et l'émergence de la norme arabe (VIIè. siècle). Partant de là, comment expliquer que ces langues soient soudainement devenues des «dialectes» de l'arabe ? Non ce sont toutes des langues sémitiques (au même titre que l'arabe) – à la rigueur pourrions-nous dire qu'elles appartiennent à la famille des langues sémitiques. Le fait est que les maîtres à penser arabes ont assimilé le mot «sémitique» à celui de «3arabiy» et de ce fait, il est courant de lire des auteurs vous raconter que le syriaque ou le punique sont des langues «arabes», en lieu et place de «sémitiques». En cela ils nous induisent en erreur. Clairement. Notre langue majoritaire, la darija/maghribi est une évolution du punique au contact de l'arabe ; elle n'est pas de l'arabe. En effet plus de 60% de notre langue (mots, verbes, expressions, etc.) étaient déjà disponibles dans la langue punique (entre 800 av. JC. et le VIè. siècle de notre ère). Par contre, au même titre que l'arabe, elle fait partie des langues sémitiques. On voit bien que la protection de la darija - en consacrant cette dernière dans la nouvelle mouture de la constitution - devient un acte de survie d'une culture dont nous sommes devenus les fossoyeurs, malgré nous. Accepter d'admettre la darija en tant que langue à part entière sera un grand pas de franchi vers la reconstruction de notre cohésion socioculturelle, vers notre algérianité. * Linguiste Auteur de «Après tamazight, la darija» Editions F. Fanon, 2020.