Indignation, la honte face à «tachmat», nausée, crime odieux et barbare... Les mots n'ont pas manqué sur le réseau social Facebook pour exprimer le rejet et la condamnation de l'innommable vendetta qui a ciblé le jeune Djamel Bensmaïl de Miliana, pour de vagues soupçons de pyromanie. Rien n'a été épargné à l'artiste-peintre que beaucoup se plaisent déjà à appeler Jimmy, et dont le corps a subi les pires sévices. Au-delà du choc provoqué par le geste de la foule en furie et du crime qui a tout l'air d'être prémédité et scénarisé, écrivains, cinéastes, acteurs politiques et de la société civile, journalistes disent leur révolte et s'expriment dans un registre où se mêlent la subjectivité, l'émotion et l'analyse lucide. Dans un texte intitulé La Berbérie n'est pas la barbarie ! le romancier Amin Zaoui évacue d'emblée les amalgames et rejette les arguments fallacieux de ceux qu'il nomme les faiseurs de « fitna ». Il cloue au pilori cette « maudite main qui ne cherche qu'à allumer le feu de la discorde entre la Kabylie et les autres régions du pays». Clairvoyant et lucide, A. Zaoui affirme que «cet acte horrible et condamnable aurait pu être commis dans n'importe quelle autre ville, dans n'importe quelle autre wilaya, mais parce qu'il a été produit en Kabylie, les faiseurs de la fitna ont soufflé fort leurs venins». L'indignation de l'auteur de Canicule glaciale est sans limites devant «l'acte odieux, bestial et daeshien commis contre le jeune Djamel Bensmaïl, lynché et son corps publiquement brûlé (...) Je condamne cette horreur d'un meurtre qui nous renvoie aux méthodes des siècles des obscurités les plus abjectes ». Réclamant châtiment pour les auteurs et instigateurs du crime et justice pour la victime, Amin Zaoui ne veut pas croire à l'acte spontané, convaincu que « dans cette affaire lâche et honteuse, il y a beaucoup de zones d'ombre et beaucoup de flous ». «Puis, tentant de débusquer le flou et les jeux d'ombres qui entourent les faits, il s'interroge: «Comment peut-on expliquer qu'un prétendu pyromane, suspect ou certain, embarqué dans un fourgon de police, supposée garante de la sécurité des citoyens, est remis à une foule de jeunes en colère, chauffés à blanc ?» Poussant la réflexion plus loin, l'ex-directeur de la Bibliothèque nationale qui, sans disculper les auteurs de l'horrible crime, impute ce genre de dérives mortifères aux archaïsmes, aux idéologies d'arrière-garde et régressives qui se nichent dans les entrailles de la société et des institutions. « Nous demandons pardon aux parents de Djamel la victime, même si le pardon ne va pas leur rendre Djamel, en leur disant que nous n'avons pas su comment faire une école républicaine, fonder un parti démocratique, gérer une mosquée citoyenne, faire régner une culture du vivre-ensemble (...)» Pour sa part, et au-delà de l'indignation, le journaliste Mustapha Hamouche s'insurge contre « la dictature de la horde où l'individu ne peut contrarier la foule. Le victimisme légitimant qui fait de la victime d'un jour le bourreau de la victime du lendemain. Le complotisme généralisé qui a fait de tout le monde des vigiles, des enquêteurs, des procureurs, des juges... » Le chroniqueur du quotidien Liberté dit son dégoût de « la haine banalisée qui fait de chaque agité un opportuniste redresseur de torts ». Et de lâcher, enfin : « Ce monde (est) pourri et on cherche où c'est pourri plus qu'ailleurs. La nausée... Quelque cause vaut-elle encore la peine ? » Rendant hommage à « Jimmy, l'ange de Milliana », le cinéaste Ali Mouzaoui laisse éclater sa colère et couler ses mots qui expriment sa douleur devant l'horreur, « le pire (qui) est là, sous nos yeux ». Pour le cinéaste et romancier, « les mots (sont) inutiles, juste un poids oppressif sur le cœur. Dans nos mémoires, s'est installée, en blessure à vif, la silhouette de Jimmy, l'Ange de Miliana ». « Va en paix, petit frère, quant à nous, la paix n'est certainement pas pour demain », s'exclame le cinéaste qui salue la dignité, le courage et la lucidité devant l'épreuve du père de la victime. « Les mots de ce père endeuillé me laissent sans voix. Maudits soient ceux qui ont donné cet innocent en pâture. Maudits soient ceux qui ont manigancé un plan diabolique parce que l'élan de solidarité à l'égard de la Kabylie leur fait peur. Seulement cette montagne qui se réveille n'est pas domptable. L'étincelle kabyle donnera naissance à un incendie qui emportera les faiseurs de malheurs.» Dans un texte qu'ils ont cosigné, Tarek Mira, Badaoui Ahmed, Moula Ramdane, Ouazar Hamid et Ouhachi Tahar dénoncent « le rite barbare » d'« une foule en furie, portée par une souffrance béante (qui) a commis collectivement un meurtre avec un rite barbare contre un jeune homme épris d'art, amoureux de la nature et de la Kabylie. Un tribunal populaire improvisé s'est attelé à faire vengeance au nom d'une population éplorée, oubliant au passage que la justice – celle de l'honneur — a ses codes et pas ceux employés pour la circonstance ». Devant cette innommable vendetta, les signataires du texte restent perplexes. «Mais qui est derrière ce crime insupportable pour la conscience humaine ? La passion d'une population qui a perdu sa lucidité et son sang-froid pourtant rompue à la résistance citoyenne ? Ou bien des gens de l'ombre qui sont passés maître dans la manipulation ?» Au-delà de l'interrogation légitime, l'ex-député et ses amis restent convaincus que «ce fait inqualifiable est étranger à la tradition civique et citoyenne de la région qui a fait du pacifisme l'alpha et l'oméga de sa démarche. Cela ne lui ressemble pas. En tout cas, quelque chose qui relève de la morale s'est brisée par cet inacceptable crime.» Devant les multiples périls que suggère l'horreur, point de place à la démission des élites, semblent-ils dire : «Se pose à nous, acteurs de la société civile, comment peut-on réduire la haine ? Comment peut-on être à la hauteur de l'enjeu humaniste ? Le pacifisme n'est-il pas le plus haut degré de conscientisation dans les luttes qui permet de supporter les deuils générés par la barbarie ? » écrivent Tarek Mira et ses amis qui saluent le sens de l'honneur et de dignité dont ont fait preuve la famille Bensmaïl de Miliana. « Dans cette colossale entreprise de démolition de l'honneur et de la vie, la famille de la victime a, aujourd'hui, répondu avec une dignité exemplaire qui frappe les imaginations par son contenu de sagesse et de pardon. Chapeau bas à la famille Bensmaïl, père et mère. Bravo pour cet humanisme qui est une leçon de courage. Nos pensées vous accompagnent pour surmonter votre douleur qui est aussi la nôtre. Ne nous laissons pas aveugler par la haine même si la douleur est immense et la blessure ouverte, continuons à encourager la solidarité qui s'est manifestée dans toute l'Algérie en faveur de la Kabylie et saluons la mémoire de toutes les victimes sans exception aucune. L'espérance doit triompher ! » De son côté, le sociologue Lahouari Addi s'est attelé à décrypter le sens et les significations que subodore cette affaire. Il analyse la portée socio-anthropologique et les dynamiques psycho-sociales que suggère au sociologue comme lui, un acte barbare, le lynchage et la crémation du corps du jeune Djamel sur la place publique. « Le lynchage et la mort de Djamel Bensmaïl sont atroces et sont impardonnables. Mais Djamel n'a pas été victime de la culture algérienne ou kabyle. Il a été tué par la foule, et la foule est un phénomène qui déshumanise l'individu. La foule est présente partout: en Italie, en France, aux Etats-Unis et aussi en Algérie. Sa dynamique meurtrière peut se manifester dans toutes les sociétés. Peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l'action, écrivait Gustave Le Bon dans son fameux livre La psychologie des foules. Pour cet auteur, la foule n'est pas une somme d'individus. C'est un phénomène de groupe qui fait naître une dynamique psychologique menant à des dérives inhumaines. Cette dynamique psycho-sociale mortifère domine, par les passions, les individus qui, en d'autres circonstances, font preuve de plus de jugement. Après avoir commis l'irréparable, la foule se dissout ; l'unité mentale qui alimentait sa fureur disparaît. L'individu raisonne, mais pas la foule. Les régimes autoritaires se sont appuyés sur les foules pour dominer. Pour sortir du culturalisme aliénant, il faut se dire que l'Algérie est une société humaine qui, comme toutes les autres, est capable du pire comme du meilleur. Le lynchage de Djamel fait partie du pire, et la solidarité au profit des victimes des incendies fait partie du meilleur. » Il y a, enfin, ce cri de Tahar Khous, militant politique et associatif de la région de Larbaâ-Nath-Irathen qui crie son indignation contre le crime. « Un seul mot résume le sentiment général à At Yiraten au lendemain de l'horreur : Tachmat (mot kabyle qui peut être traduit par honte ou sentiment de dégradation sociale, Ndlr) », s'exclame-t-il, refusant que cet acte immonde soit imputé à la population locale. S. A. M.