Il fallait bien qu'un jour la question de la réorganisation du syndicalisme revînt sur le tapis des légitimes revendications politiques et que celui-ci bénéficiât d'un traitement le mettant, une fois pour toutes, à l'abri des douteuses récupérations. Formellement légalisée par la Constitution de 1989 qui l'éleva au rang d'organisation pluraliste dans les mêmes termes dont bénéficièrent les partis politiques, cette liberté syndicale fut par contre « gelée », voire constituée en un nœud gordien à la mesure de la menace que représentait la montée en puissance de l'islamisme politique ces années-là. Le syndicalisme étant par définition un puissant relais de la contestation violente et de la traduction de celle-ci dans l'espace social, il était vite apparu, dès 1989, que la moindre mainmise des intégrismes religieux était susceptible de peser plus lourdement sur le destin du pays au point de pouvoir se frayer le chemin de la gouvernance. Ainsi, dans le laxisme ambiant qui fut à l'origine d'une légalisation peu recommandable, la bataille pour le contrôle du maillage syndical fut très tôt engagée entre les deux courants populistes dominants. Celui de l'ex-parti unique (FLN) qui ne souhaitait pas se délester de ses prolongements traditionnels alors structurés en organisations de masse ; et, d'autre part, le FIS qui, opportunément, avait noyauté l'espace de l'ouvriérisme en mettant en place les structures du SIT (Syndicat islamique du travail) afin de recruter les apolitiques parmi les travailleurs. À l'expérience, sa capacité de nuisance fut à l'origine d'une réflexion au sein de l'UGTA consistant à trouver la parade à l'effritement du front social, lequel était livré à une manipulation autrement plus périlleuse que les mobilisations insurrectionnelles du courant intégriste. Ce que certains avaient vite fait de qualifier de tentation monopoliste de la part du parti unique qu'était le FLN, n'était en vérité que la velléité face au dévoiement des courants contestataires plutôt préoccupés par la récupération de leurs pécules de travail qui tardaient dans les caisses des entreprises. Du côté de la direction de l'UGTA, se posait surtout la question de son propre discrédit et même de son impopularité. La prise de conscience de l'archaïsme de ses méthodes et du décalage de sa culture syndicale a tout de même fini par convaincre le SG, Benhamouda, que la récupération des réseaux sous influence islamiste ne doit cesser que par la rupture avec les vieilles tutelles idéologiques du pouvoir. Ainsi, après l'interdiction logique du SIT en tant qu'appareil de subversion rattaché au parti du FIS, c'était à l'UGTA de cibler à son tour le FLN qui fera les frais d'un autre délestage. En coupant le pesant cordon ombilical avec celui-ci, l'UGTA allait retrouver une capacité pour impulser à ses objectifs d'autres tâches qui lui permirent de redessiner un « autre » syndicalisme loin des étroites accointances doctrinales mais plus proche des préoccupations concrètes d'un salariat laminé à cette époque et même livré à lui-même. À partir de 1992, celle-ci parvint à refaire le terrain perdu puis à retrouver une certaine crédibilité jusqu'à redevenir un interlocuteur incontournable auprès des pouvoirs publics. Cependant, son contrôle quasi-total sur l'espace syndical, de même que le réinvestissement de ses forces militantes dans la mobilisation, ne devaient pas, pour autant, occulter le fait que son retour n'était pas suffisant pour sécréter d'autres pôles d'intérêt. Avec l'arrivée au pouvoir de Bouteflika en 1999, la situation du syndicalisme mutera d'une façon inattendue. De celle qui vit s'organiser et croître des syndicats autonomes caractérisés par un corporatisme sectoriel actif. Avec ce que ce terme connotait à l'époque de significations péjoratives, cela ne devait, par conséquent, qu'actualiser à nouveau la problématique d'un multi-syndicalisme majeur. D'ailleurs, la grève de la faim des militants du Snapap, que la totalité des groupuscules avait soutenus, déstabilisa l'UGTA, laquelle fut contrainte de se doter d'un statut de « forteresse monopoliste » au point de sombrer dans des réflexes antidémocratiques en totale contradiction avec les principes constitutionnels. Pour les « autonomes », jusque-là timorés dans leurs différences, l'obstination de la Centrale allait leur offrir une opportunité pour accuser violemment l'appareil d'Etat d'être lui-même l'otage du « lobby du légendaire syndicat », lequel, en contrepartie, serait, dit-on, totalement acquis aux stratégies du régime incarné par un Bouteflika manœuvrier. D'où l'éternel procès qui, depuis des décades, allait accompagner ses dérives. Cet argument qui mettait le « partenaire imposé » en accusation permanente fut reçu en tant que tel et en toutes circonstances au point d'affaiblir ce qui lui restait de notoriété à tel point que la présidence des années 2009-2019 n'avait plus de prise sur la réalité même de la Nation. Cette vieille maison, consciente de la progressive érosion de son audience au milieu du prolétariat, ce furent étonnamment de médiocres doctrinaires qui se substituèrent aux postes de ses structures et continuèrent à tabler sur l'endiguement des réseaux autonomes en sollicitant les bonnes grâces de la puissance publique afin qu'ils pussent préserver une inimaginable visibilité dans le champ social et, de fait, bénéficier de l'inacceptable rente régalienne, laquelle n'était rien d'autre que le « salaire des connivences » auquel ils y crurent jusqu'aux événements du Hirak qui leur imposèrent une discrète démission tout à fait semblable à une pitoyable fuite. L'honneur perdu de ce curieux « syndicalisme », dénonciateur paradoxal de l'ouvriérisme, n'avait-il pas été à l'origine des désertions massives des adhérents rémunérés, hélas, en monnaie de singe ? Et pour cause, les enseignants et les commis aux écritures des administrations locales en firent un acte d'accusation à l'encontre du maffieux mammouth syndical en l'assimilant à la grande officine supplétive du pouvoir uniquement missionnée pour mater le front social. Alors que la vieille masure de « la place du 1er-Mai » en est à présent réduite à une ruine morale, il est à supposer qu'il sera difficile de restaurer son rayonnement légendaire par le simple recours aux scribes du juridisme, notamment, si, par imprudence politique, la puissance publique se proposait « généreusement » à faire le ménage ! Tout donc, ou presque, a été déjà dit et même dénoncé au sujet de la faillite de ce syndicalisme perverti qu'avait incarné l'UGTA durant plus d'un quart de siècle (1992-2020). Réduit à n'exister que comme pilier du régime, l'historique syndicat qu'il a été ne fit-il pas silencieusement office de pompier ? En cessant tôt de demeurer le bon médiateur des colères ouvrières, n'a-t-il pas, en effet, dérivé jusqu'à livrer le rêve prolétarien au « cabanon des organisations pourries et déshonorées », comme l'illustrait le romancier Emile Zola dans le récit intitulé La Curée. H. B.