De l'endroit où je me trouve, je vois nettement la montagne de Boukhadra, fief d'une importante mine de fer. Sous forme de pyramide, elle s'impose à la vue, surtout par temps clair. Située au fond de cet immense plateau aride que nous appelons El Guebla, cette terre de parcours accueille également la culture du blé. Mais il faut attendre dix années pour avoir une bonne récolte. Je suis au milieu d'un corridor naturel qui part du djebel Tiffech, traverse toute la plaine fertile au nord de M'daourouch, s'engouffre dans le vide sidéral d'El Guebla, avant de buter sur la chaîne des monts de Tébessa qui étend ses lignes bleuâtres au lointain. À gauche, l'imposante montagne d'El Ouenza, surplombant le nouveau barrage de Oued Melleg dont les eaux alimenteront l'immense complexe phosphatier algéro-chinois et à droite, le mont El Guelb qui domine El Aouinet, complètent le paysage. Mais ce beau tableau serait inachevé sans cette masse colossale du mont de Mkhiriga, à l'ouest de Oued Keberit, qui semble surgir des paysages tourmentés de l'Arizona. J'aime m'asseoir un long moment en haut de la colline pour admirer ces merveilles de la nature. Dans le silence à peine perturbé par le gazouillis des moineaux et l'aboiement des chiens qui m'accompagnent, je reste de longs moments silencieux, dans une posture de profond recueillement. Mes pensées sont alors happées par la beauté sublime du paysage. J'oublie les petites choses de la vie qui m'entourent pour survoler ces contrées contrastées qui racontent des millénaires d'histoire. Derrière moi, Tiffech, petit village agricole et centre administratif et commercial d'une commune dont la population est éparpillée à travers des centaines de fermes, domine la plaine qui s'étend jusqu'à M'daourouch. Tiffech n'est pas particulièrement connue comme ville romaine. La concurrence est rude : Thagaste, Khemissa et Madaure l'ont quelque peu occultée malgré ses atouts non négligeables en matière de tourisme. On l'appelait Tipasa de Numidie. Des restes de ruines romaines sont disséminés çà et là mais les plus connus - et visités - sont certainement les thermes romains. Quant à la citadelle qui compte un rempart dominé par dix tours de surveillance ayant l'œil sur la plaine, elle n'est pas romaine mais byzantine. Quand j'en ai l'occasion, j'aime m'évader dans les prés de Tiffech, surtout quand ils s'habillent de vert comme en cette mi-février. C'est une merveilleuse promenade champêtre ponctuée par de magnifiques haltes au bord de plusieurs lacs qui sont malheureusement affectés par la sécheresse. Au printemps, c'est la folie ! La nature se réveille sous un ciel débarrassé de ses lourds nuages et planté d'un soleil flamboyant. Les fleurs des champs prennent d'assaut les environs, égayant de leurs éclatantes et multiples couleurs ce paysage festif. Ici courent la bourrache, le bleuet et le chèvrefeuille, là-bas cavalent le coquelicot, la mauve et le pissenlit. Des oiseaux de toutes sortes et de toutes les couleurs, des abeilles, des papillons virevoltent autour des fleurs... Et quand on rentre le soir chez soi, le cœur rempli d'émotions et les yeux inondés de beauté à l'état pur, on se sent regaillardi pour les jours qui suivent. Parfois, je pousse jusqu'à Sedrata, puis je bifurque vers Khemissa, empruntant la route de Souk-Ahras. Khemissa abrite d'importantes ruines romaines. Le lieu est magique. Au milieu d'un écrin verdoyant constitué par les collines environnantes, s'élève la ville de Thubursicu Numidarum qui fut habitée par des Berbères numides avant la colonisation romaine. Cette dernière ne changera pas la composante de la population, se limitant à en assurer la gestion administrative et utilisant le lieu comme garnison militaire. Le site est admirablement bien conservé. Le bijou de cette agglomération est certainement ce théâtre préservé des aléas du temps. Selon les renseignements recueillis sur place, sa scène mesure plus de quarante mètres avec une dizaine de mètres de profondeur, alors que le mur frontal situé à l'extrémité de la scène s'élève à neuf mètres. Ce théâtre accueille des festivals de musique et de théâtre organisés par des associations locales très dynamiques malgré l'absence de moyens. On citera le festival du théâtre pour enfants qui égaye en été ces collines généralement silencieuses. Mais la ville est surtout célèbre pour son enfant prodige, Tacfarinas, qui y naquit et vécut toute son enfance et sa jeunesse, avant de s'engager dans l'armée romaine. Ecœuré par l'injustice de la colonisation, notamment pour l'accaparement des terres des autochtones, il ne tarda pas à quitter son statut militaire pour s'engager dans une lutte sans merci contre le colonisateur. Il rassembla les tribus amazighes de Numidie et de Libye pour combattre les envahisseurs. Il fut l'un des premiers résistants à utiliser la guérilla comme technique de guerre, harcelant les troupes ennemies avant de disparaître dans la nature. Tacfarinas, héros de la résistance algérienne contre la colonisation romaine, mourut au combat à Pomaria, l'actuelle Tlemcen, après avoir traversé toute la Numidie et la Maurétanie et observé une longue halte à Auzea (Sour-el-Ghozlane) où il fut blessé. À ceux qui doutent des origines de l'Algérie et qui le font savoir par des thèses ridicules, je pense que le parcours du héros Tacfarinas a défini avec son sang et celui de ses compagnons le tracé de ce qui deviendra plus tard notre pays. Née dans la douleur par la seule force de ses enfants, l'Algérie est la fille d'une résistance qui n'a connu aucun répit. Nous sommes les enfants d'une race qui a fait de la résistance sa raison de vivre. Parce que, hier comme aujourd'hui, nous refusons de baisser la tête devant ceux qui, de temps à autre, veulent s'imposer comme maîtres de cette terre. Ils seront toujours perdants car le ventre fertile de l'Algérie ne sait enfanter que des héros prêts à mourir pour leur pays. Quand je parcours ces contrées, les senteurs du passé me submergent de bonheur et me font ressentir une fierté renouvelée d'être un héritier de ces braves Numides qui vécurent debout sur cette terre des hommes libres. Chaque arbre, chaque pierre et chaque oued témoignent de la bravoure des femmes et des hommes qui, de Tacfarinas à Badji Mokhtar, en passant par la Kahina, ont porté haut, très haut, l'étendart de la résistance pour la liberté et la dignité. M. F. (À suivre)