[email protected] Les mouvements sociaux qui ont travers� le monde arabe au courant de l�ann�e 2011 ont propuls� au premier plan de l�actualit� l'impact politique des m�dias sociaux. Dans une r�cente �tude parue dans Foreign Affairs, Yochai Benkler relativise le propos, souvent excessif, g�n�ralement accord� � cet impact ; il soutient qu�en fait, le pouvoir de nuisance, potentiel ou r�el, que poss�dent les m�dias sociaux r�side dans le soutien que lui apportent la soci�t� civile et la sph�re publique � �qui va produire le changement au fil des ans et des d�cennies, pas des semaines ou des mois�(*). Les autorit�s am�ricaines n��chappent pas, elles non plus, � la phobie de la menace virtuelle. A l�instar de Wikileaks ou d�Anonymous, le gouvernement am�ricain est enclin � consid�rer le ph�nom�ne des r�seaux en ligne comme une menace � la s�curit� nationale. Pour preuve : le D�partement de la S�curit� int�rieure a �mis en 2011 plusieurs bulletins d�avertissement sur Anonymous, consid�r� comme une menace, voire une organisation terroriste. �Cette approche est erron�e (�) Anonymous n'est pas une organisation. C'est une id�e, un zeitgeist (au sens de �l'esprit du temps�, une notion th�oris�e par Hegel puis par Heidegger � ndlr), coupl� avec un ensemble de pratiques sociales et techniques. Diffuse et sans leader, sa force motrice est l'irr�v�rence, l'espi�glerie et le spectacle. Il est �galement un mouvement de protestation qui inspire l'action � la fois sur et en dehors de l'internet, qui vise � contester les abus de pouvoir par les gouvernements et les soci�t�s et � promouvoir la transparence dans la sph�re politique et au sein des entreprises.� Certes, le mouvement outrepasse parfois les fronti�res de la �protestation l�gitime�, mais, a contrario, une r�action excessive de peur de la part de ses utilisateurs ou adversaires �constitue une grande menace pour la libert� d'expression, la cr�ativit�, l'innovation �. Anonymous enregistre d�j� � son actif une victoire sans pr�c�dent dans son opposition � l'accord commercial contre la contrefa�on (ACTA). Le trait�, qui vise � �largir la protection de la propri�t� intellectuelle, avait �t� n�goci� pendant des ann�es entre les Etats-Unis, le Japon et l'Union europ�enne, qui sont parvenus � des vues similaires sur le droit d'auteur. Le trait� avait le soutien des entreprises bien organis�es et bien financ�es, en particulier Hollywood et l'industrie du disque. Bien qu'initialement n�goci� dans le plus grand secret, son contenu a �t� r�v�l� par Wikileaks en 2008. Ce qui a eu pour cons�quence de �tirer vers le bas un grand nombre de ses dispositions controvers�es�, m�me si la version finale est une reproduction des dispositions les plus in�galitaires du droit d'auteur des �tats- Unis, y compris son approche agressive pour la saisie des avoirs et des dommages-int�r�ts � l�encontre des contrevenants. Une ultime campagne de protestation � travers l'Europe, sous la houlette d�Anonymous, destin�e � surseoir � l�entr�e en vigueur de l�accord, a eu pour effet qu�aucun de ses signataires ne l�a encore ratifi�e. Voil� comment �des millions de personnes, souvent de pays diff�rents, dont chacun est individuellement faible� peuvent peser sur l�issue d�un programme ou d�un projet donn�. En ce sens, Anonymous est devenu un puissant symbole du m�contentement populaire contre l�extr�me concentration du pouvoir politique et des entreprises. En 2010, des militants anonymes ont emp�ch� l'acc�s aux sites Web de la Motion Picture Association of America et de la F�d�ration internationale de l'industrie phonographique, les plus grands groupes du commerce et des industries du film et de la musique. Les internautes anonymes ont lanc� une attaque contre la page d'accueil de PayPal, qui l�a ralenti pendant quelques heures, ainsi que contre MasterCard et Visa. Au cours de l'ann�e 2011, Anonymus a mont� des attaques contre les sites Web officiels d��gypte, de Libye et de Tunisie pour appuyer ce qu�ils consid�raient �tre des �r�volutions�. Dans chaque cas, les attaques ont ralenti l'acc�s � des sites ou redirig� ceux qui essayaient d�y acc�der vers un site antigouvernemental alternatif. Plus r�cemment, les militants anonymes se sont focalis�s sur la d�fense de la libert� sur le Net, contre ce qu'ils per�oivent comme une application trop agressive par le gouvernement am�ricain des r�gles de protection de la propri�t� intellectuelle, ainsi que contre la cyber-s�curit� et les lois de la criminalit� informatique. Enfin, ils ont entrepris de collecter toutes sortes de donn�es sur la corruption qu�ils projettent de mettre en ligne le 21 d�cembre prochain. Pour l�auteur de l��tude, la nature politique des objectifs d�montre pourquoi il est �manifestement erron� de voir en Anonymus une simple cybermenace. A ses yeux, il est important de �fixer les limites de protestation l�gitime� : certes, si l�on accepte l�ordre �tabli, il n�y a aucune ambig�it� � �tablir la dangerosit� des attaques, mais il doit s�rement y avoir une place pour la d�sob�issance civile et la protestation �. Il y a l� une r�action somme toute logique et l�gitime � �une d�cennie qui a vu se normaliser la politique am�ricaine des d�tentions sans foi ni loi, la torture, et les assassinats cibl�s, un refus persistant de mettre ceux qui sont actuellement ou anciennement au pouvoir, tant dans le secteur public que priv�, en devoir de rendre compte de leurs �checs, et un syst�me politique qui favorise de plus en plus les riches�. Le rapport de force oppose �des acteurs ayant un pouvoir formel de prendre des d�cisions de plus grande l�gitimit� et des individus agissant collectivement dans les r�seaux nouvellement puissants et guid�s par leurs propres consciences�. Les anonymes soulagent ainsi leur conscience en recourant � quatre types d'attaques anonymes : �Les attaques par d�ni de service ; les divulgations de documents ; la d�gradation de sites Web et la contre-cyber action qui va de l��mission de farces, comme l'envoi des livraisons de pizza cibles non d�sir�es, jusqu�� provoquer des manifestations de rue.� L�id�e de base d�Anonymous est que lorsque des joueurs puissants tels que les gouvernements, les entreprises et les entrepreneurs de s�curit� doutent de leur capacit� � garder ce qu'ils font de secret, ils vont forc�ment se retenir d�abuser de leurs pouvoirs. Ces derni�res ann�es, les divulgations de documents ont expos� tout : de la vie priv�e aux d�penses inutiles dans les contrats de l'Otan. Ce besoin de transparence moralisera-t-il la vie publique ou aiguisera-t-il les techniques de divulgation des tenants du pouvoir ? A. B. (*) Yochai Benkler, Hacks of Valor : Why Anonymous is not a threat to National Security, Foreign Affairs, 4 avril 2012.