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A FONDS PERDUS
Et si Bernstein avait raison ?
Publié dans Le Soir d'Algérie le 07 - 05 - 2013


Par Ammar Belhimer
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II est des controverses doctrinales qui n'ont pas pris une ride même si elles remontent à loin dans le temps ; elles témoignent de ce que l'histoire n'arrête jamais de se répéter. La pensée socialiste triomphante post-marxienne du siècle écoulé a voué aux gémonies, par la voie de ses plus illustres pionniers (Rosa Luxembourg et Lénine, pour ne citer que les plus illustres), tous ceux qui sortaient du dogme mécaniste et linéaire de l'évolution préétablie et inévitable de l'histoire vers le communisme. Une de leurs victimes les plus sollicitées fut Edouard Bernstein, un social-démocrate allemand dont Rosa Luxembourg critique les thèses dans son ouvrage Réforme sociale ou Révolution ?, publié en 1898. Les thèses du «renégat», «révisionniste», «opportuniste », «petit bourgeois», Bernstein sont tirées de ses articles sur les «Problèmes du socialisme», parus dans la Neue Zeit en 1897-1898, ou encore de son ouvrage intitulé : Die Vorausssetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie, paru en français sous le titre : Socialisme théorique et social-démocratie pratique (Paris, Stock 3 éd. 1912). Les oeuvres de Bernstein sont entrées dans l'histoire par la publicité, la propagande et le matraquage hostiles de leurs adversaires. Fais-moi vivre aujourd'hui et tues-moi demain, dit l'adage populaire. Même s'il est érudit de philosophie, d'économie et de politique, Bernstein se veut pragmatique : «Le but final, quel qu'il soit, n'est rien, le mouvement est tout.» Bernstein soutient la thèse qu'un effondrement total du système capitaliste était «de plus en plus improbable», du fait de sa capacité d'adaptation qui se manifeste principalement, et pas seulement, de trois façons :
1. Dans le fait qu'il n'y a plus de crise générale (grâce au développement du crédit, des organisations patronales, des communications, et des services d'information).
2. Dans la survie tenace des classes moyennes (ceci est le résultat de la différenciation croissante des branches de la production et de l'élévation de larges couches du prolétariat au niveau des classes moyennes).
3. Dans l'amélioration de la situation économique et politique des travailleurs (grâce à l'action syndicale). Il est attendu que le régime capitaliste fasse naître de lui-même, à partir de ses propres contradictions internes, «le moment où son équilibre sera rompu et où il deviendra proprement impossible». Traditionnellement, dans la pensée socialiste du 20e siècle, l'issue au capitalisme était conditionnée par l'évolution conjuguée de trois facteurs : l'anarchie croissante de l'économie capitaliste censée entraîner fatalement l'effondrement du système du fait de ses propres contradictions ; la socialisation croissante du processus de la production supposée créer les premiers fondements positifs de l'ordre social à venir ; enfin l'organisation et la conscience de classe croissantes du prolétariat qui constituent l'élément actif de «la révolution imminente». Bernstein ne croit pas aux vertus révolutionnaires accordées à l'anarchie de l'économie capitaliste, si tant est qu'elle puisse être durable : «Un écroulement complet et à peu près général du système de production actuel est, du fait du développement croissant de la société, non pas plus probable, mais plus improbable, parce que celui-ci accroît d'une part, la capacité d'adaptation, et d'autre part — ou plutôt simultanément — la différenciation de l'industrie.» Bernstein cite comme «facteurs d'adaptation» les plus efficaces de l'économie capitaliste : l'institution du crédit, l'amélioration des moyens de communication et les organisations patronales. Parmi les multiples fonctions du crédit, la plus importante consiste à accroître la capacité d'extension de la production et à faciliter l'échange. Sachant que les crises résultent de la contradiction entre la capacité d'extension, la tendance à l'expansion de la production d'une part, et la capacité de consommation restreinte du marché d'autre part, le crédit est le moyen de faire éclater cette contradiction aussi souvent que possible. Il contribue par là «à corriger tout ce que le système capitaliste peut avoir de rigidité en y introduisant toute l'élasticité possible, à rendre toutes les forces capitalistes extensibles, relatives et sensibles». Deuxième facteur d'adaptation : les organisations patronales qui, en réglementant la production, mettent fin à l'anarchie et préviennent l'apparition des crises. Elles le feront d'autant plus aisément que les cartels, les trusts et autres concentrations deviendraient, au moins approximativement, une forme de production généralisée ou dominante. «Généralisée ou dominante» et non exclusive car Bernstein voit dans ce qu'il appelle «la phalange inébranlable» des entreprises moyennes un poignant démenti aux tenants de la «théorie de la catastrophe». La PME est du système d'aération du capitalisme : «Dans le cours général du développement capitaliste, les petits capitaux jouent, d'après la théorie marxiste, le rôle de pionniers de la révolution technique et ceci à un double titre : d'abord, en ce qui concerne les méthodes nouvelles de production dans les anciennes branches fortement enracinées, ensuite dans la création de nouvelles branches de production non encore exploitées par les gros capitaux», lui reconnaît Rosa Luxembourg. Les syndicats, les réformes sociales et, ajoute Bernstein, la démocratisation politique de l'Etat, tels sont les moyens de réaliser progressivement le socialisme. Commençons par les syndicats : leur principale fonction — personne ne l'a mieux exposé que lui — consiste à permettre aux ouvriers de réaliser la loi capitaliste des salaires, c'est-à-dire la vente de la force de travail au prix conjoncturel du marché. Les syndicats servent les travailleurs en utilisant dans leur propre intérêt, à chaque instant, ces conjonctures du marché. L'activité des syndicats se réduit donc essentiellement à la lutte pour l'augmentation des salaires et pour la réduction du temps de travail ; elle cherche uniquement à avoir une influence régulatrice sur l'exploitation capitaliste en suivant les fluctuations du marché. C'est dans le sens de la réforme sociale ainsi comprise que Bernstein appelle la législation ouvrière un morceau de «contrôle social» et comme tel, un morceau de socialisme. La deuxième condition nécessaire à la réalisation progressive du socialisme est la transformation graduelle de l'Etat en société. Par la victoire politique de la bourgeoisie, l'Etat est devenu un Etat capitaliste. Certes, le développement du capitalisme lui-même modifie profondément le caractère de l'Etat, élargissant sans cesse la sphère de son action, lui imposant constamment de nouvelles fonctions, notamment dans le domaine de l'économie où il rend de plus en plus nécessaires son intervention et son contrôle. En ce sens, il prépare peu à peu la fusion future de l'Etat et de la société, et, pour ainsi dire, la reprise des fonctions de l'Etat par la société. Bernstein voyait dans l'extension de la démocratie un dernier moyen de réaliser progressivement le socialisme. Ainsi se trouve exposée, dans ses moindres détails, une vision qui a fini par prévaloir en matière de voie de la transformation sociale. Qui a dit qu'une idée pouvait être définitivement enterrée ?


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