Révaf, une revue aujourd'hui disparue comme Algérie Actualités, a annoncé, en septembre 1973, l'assassinat du poète trublion Jean Senac. Je me trouvais à la terrasse d'un café, à la place du 1er-Mai, j'avais reçu la nouvelle comme un coup de fouet. La revue en question, dans ses premières pages, a mis en exergue la photo de Senac, avec sa «toison anachronique» (ah, comme les barbes ont changé d'orientation, de nos jours !), accompagnée de quelques lignes. Sans aucune autre façon ! Je me rappelle bien être surpris de ce peu d'intérêt, les poètes étaient déjà dans la marge. Djamel Amrani venait d'éditer «Aussi loin que mes regards se portent», le recueil qui allait annoncer courageusement l'affirmation de son Etre profond par rapport à l'environnement ; ce que Senac avait déjà entrepris depuis de longues années, esseulé. Il aurait été assassiné dans la nuit du 29 au 30 août 1973, lardé de coups de couteau par un «ami», un «amant», un de «ses mignons». On dit encore de nos jours que son meurtre reste un mystère, même si le spécialiste «sénacien» (NKH) affirme le contraire et soutient la thèse du crime crapuleux. Jean Senac faisait partie de ces Européens qui ont choisi la justice à la mère, selon la célèbre formule d'Albert Camus. Né à Béni Saf (Oranie) en 1926, de père inconnu, il prit par la suite le patronyme de Sénac, son beau-père. Fou de soleil et de mer, il laissa à la postérité cette signature symbolisée par un soleil et cinq branches, tracée d'une main d'enfant ; comme il a été en quête de la figure paternel, cette vacuité affective, qu'il trouva auprès de parangons, comme Camus. Du reste, il nous lègue un roman (?), un récit, une interrogation, une narration, L'ébauche du père (Edition Gallimard,1989) comme pour expier La faute : une naissance trouble. L'histoire atteste que ses premiers écrits datent de l'année 1941. Dès l'amorce, sa poésie présentait déjà ce qui allait être le levain de son combat pour l'écriture et l'Algérie. Il y avait un fond, un fondement et une perspective assumés. Très actif, il fonda l'association des «Poètes obscurs», il avait dans son ego cette propension au tragique du verbe, dans laquelle il tentera d'imposer sa gestuelle. Comme il fera, du reste, tout le long de sa vie. Dans les années cinquante, il crée la revue Soleil dans laquelle on retrouvera ce qui allait être un chapitre du roman, La terre et le sang. Mohamed Dib a été dans ses tablettes, tout comme le poète Mohamed Laïd Khalifa qu'il rencontre, en 1963, chez lui à Biskra. Animateur de radio, il en démissionnera dès les premiers coups de feu de Novembre 1954. C'est dire qu'il prit résolument le parti de l'indépendance de l'Algérie, contrairement à certaines tiédeurs de l'époque chez les écrivains pieds-noirs. Dans son esprit, l'Algérie est à majorité berbéro-arabe et qu'il fallait pour les Français qui y vivaient d'accepter d'en être la minorité. Ce que l'Histoire n'a jamais pu imposer, nous connaissons par la suite les dérives coloniales des colons, la fuite éperdue du «petit peuple» pied-noir, notamment par la violence de l'OAS. En France, tout comme Jeanson et son réseau, Jean Sénac traversait toute la France pour se rendre à Rodez, rendons justice à Subervie, à l'effet d'installer une imprimerie clandestine pour imprimer les journaux algériens, Résistance algérienne et El Moudjahid. Par la suite, Sénac se brouillera avec la figure paternelle d'Albert Camus, l'auteur de L'Etranger et de La Peste, qui ne montrera pas, ou si peu, son envie de voir l'Algérie algérienne, indépendante et souveraine. Le prix Nobel était timoré vis-à-vis de la dimension indépendantiste de notre pays, comme la majeure partie des pieds-noirs. Je ne voulais pas aborder cet aspect de la question, mais les liens qui unissaient Jean à Albert étaient tellement forts qu'ils ont fini par casser, justement à cause de leur prise de position respective ; même si, de nos jours, l'un est objet d'étude et de possible «nationalisation», alors que le second, Yahia El Wahrani, sombre dans l'oubli de nos mémoires, lui qui était auteur d'une poésie folle de soleil. En 1962, dès juillet, Jean Sénac rentre en Algérie et se mit à la disposition du pays pour bâtir ce qu'il y avait à bâtir. Conseiller à l'éducation nationale, il participa avec fougue à la remise sur pied de la bibliothèque de la Fac centrale, incendiée par l'OAS. Agitateur culturel, il se lance dans une écriture poétique, lyrique, osée, audacieuse, nouvelle et gorgée de soleil, à la démesure de son talent ; en 1963, il est élu secrétaire général, c'est-à-dire la cheville ouvrière, de la première Union des écrivains algériens, ayant à sa tête Mouloud Mammeri, comme président, deux purs pour diriger les destinées de l'écriture algérienne. Tous deux démissionnèrent, refusant le diktat du parti unique de l'époque, comment peut-il en être autrement ? Animateur de soirées poétiques, Sénac oriente son énergie sur l'aide qu'il apporta aux poètes nouveaux et aux peintres qu'il propulsera sous la dénomination «Ecole du Signe». Il a été de toutes les audaces scripturaires, y compris avec le choix des jeunes poètes qu'il regroupera dans son Anthologie de la jeune poésie algérienne, en 1971. Ce qui a amené Bachir Hadj-Ali, un grand de ce pays, à réfléchir sur les fondements d'une littérature en formation. Edité par Gallimard, préfacé par René Char, amis de grands peintres comme Abdellah Benanteur, Mohamed Khedda, Jean de Maisonseul, Jean Sénac se permettait les figures poétiques les plus explosives, comme ce fut le cas lors de la visite du Che à Alger : «Tu es belle comme un comité de gestion», ce qui lui a valu des railleries (ce ne seront que les premières, du reste ; il y en aura d'autres pour le «gaouri») des uns et des autres. Du «balcon sur la mer», pourchassant l'image poétique dans le moindre reflet de la vague, abandonné de tous (ceux qui lui ont ouvert les portes en 1962, les politiques, les intellectuels), sans boulot, sans ressources, ne dit-il pas qu'il lui arrive de ne pas manger des jours durant (cf, Journal), sans perspectives, apatride presque, il sombre dans une désillusion sans fin qu'il tentera de combattre à partir de sa «cave-vigie» de la rue Reclus. Reclus, il l'était, oiseau de nuit, nichant le jour, en proie à ses démons poétiques et autres (homosexualité) ; pourtant, il n'aura de cesse d'exorciser ses peurs par le stylo, par l'amitié et par l'espoir de voir, un jour, la poésie portée aux nues par la Cité. Son journal est un modèle du genre, sans concessions, fier, tragique, sans illusions et droit comme son écriture. Toutefois, de sa poésie mythique du Diwan du Noun, il n'en restera pas grand-chose, après toutes ses déconvenues et sa perte de foi envers ses semblables, ses frères algériens. Le soleil déclina, laissant place à une poésie funèbre, triste et désespérée à la fois. Du «corpoème», un néologisme propre à lui, il succédera Chant funèbre à un gaouri. L'exubérance poétique «sénacienne» laissa place à un désespoir à la limite du suicide. Mais n'y a-t-il pas une recherche suicidaire chez ce poète maudit ? N'en fait-il pas partie désormais ? N'a-t-il pas prédit sa mort, «à la merci d'un cran d'arrêt», écrivait-il ? Jean Sénac a été le produit de son parcours, n'acceptant aucun compromis avec sa poésie qu'il vivait, qu'il professait, qu'il portait comme un étendard et qui fait de lui un être attachant et complexe en même temps. Que reste-t-il de Jean-sans-terre quarante ans après ? Inconnu de nos scolaires (son poème «Cette terre est la mienne» doit être au programme, hormis les universitaires, Jean Sénac aura, à son profit, quatre ouvrages, dont une biographie de Mazo et une réédition de Pour une terre possible, préfacée par Hamid Nacer-Khodja, ami du poète et exécuteur testamentaire, aux éditions du Seuil, ainsi que Un tombeau pour Sénac (Eden Editions), coordonné par NKH et préfacé par Guy Dugas, et sa thèse de doctorat d'Etat qui sera éditée chez El Kalima pour le prochain Sila. De plus, des thèses sont en cours à l'Université de Béjaïa pour faire connaître, davantage, l'œuvre de ce poète qui repose désormais au cimetière marin de Aïn Bénian (Alger). J'espère avoir saisi, un tant soit peu, l'esprit de Jean Sénac – ce citoyen de beauté — qui, grâce à la poésie, a élevé un monument éternel pour le «beau», même si de nos jours, cette affirmation paraît dérisoire et archaïque. Le beau tient dans le matériel et l'esprit relève de la perte de temps. Sénac a enseigné l'inverse, il a brûlé de mille feux pour ce faire. Il est, pour moi, référent structurant, principalement par ces temps où les mythes (où sont les nôtres ?) s'assimilent à de la démagogie. Je voudrais conclure par cette citation de Waciny Laredj, tirée de son roman Les fantômes de Jérusalem, Editions Sindbad, 2012 (Saha ya Dahmane !) pour appuyer le choix de cette chronique : «L'art est une blessure d'où jaillissent des cascades de lumière, c'est pourquoi il exerce sur nous une étrange attirance, comparable à celle qui anime le taureau de la corrida quand, dans l'arène, il court vers son trépas sans le savoir, ou, s'il le sait, sans y attacher d'importance, parce qu'il ne veut pas admettre la réalité de la fin tragique qui l'attend.» Y. M. ([email protected])