Par Arezki Metref [email protected] Par l'un de ces jeux de cache-cache du destin, l'histoire qui avait commencé à Varsovie ensevelie sous un hiver floconneux, finit sous le soleil incendié du Vieux-Port de Marseille. Finit ? Façon de parler ! Les histoires qui n'ont pas commencé finissent-elles jamais ? Je me revois au mois d'août 1977, traînant sur la Canebière un de ces cabas en polystyrène à la mode d'alors. Rempli de livres, le sac était lourd et on n'avait pas encore inventé le bagage à roulettes. J'étais très en avance sur l'horaire de départ du Tipasa, le ferry qui devait me déposer 24 heures plus tard sur les quais du port d'Alger. Le périscope littéraire en alerte, j'avais bien l'intention de profiter à fond de mon immersion dans l'univers de Pagnol. Chaque buveur à l'accent phocéen que je rencontrais dans les bistrots du Vieux-Port, sifflant cul sec pastis sur pastis, avait quelque chose de Marius, ce personnage du cru universalisé par le talent de Pagnol. Je cultivai la caricature avec une certaine délectation, j'avoue. Evidemment, ce premier regard qui captait de toute part des Marius, des César et des Fanny, avait quelque chose d'un exotisme à l'envers. De même que Pierre Loti saisissait des personnages orientaux pour les régurgiter en portraits folkloriques, je me sentais l'âme d'un occidentaliste, l'exact inverse de l'orientaliste. Mais cet amusement que je devais in situ à Pagnol et à la facétie de le subvertir, cessa soudainement à l'approche du Vieux-Port. Une réminiscence m'alpaga. Je repensai à ce poignant récit d'Anna Seghers, l'écrivaine juive allemande fuyant le nazisme, intitulé «Transit». Elle y racontait la réalité de réfugiés allemands, anciens combattants de la guerre d'Espagne, écrivains et artistes, traitant dans les cafés avec des passeurs qui devaient les embarquer sur d'hypothétiques paquebots en partance pour les Etats-Unis et la statue de la liberté. «Je doute que notre littérature, après 1933, puisse montrer beaucoup de romans qui soient écrits comme celui-ci, sans défaut, avec l'assurance du somnambule», écrivait l'un des monuments de la littérature allemande, Heinrich Böll. Difficile d'entrer dans ces cafés décrits par Anna Seghers comme des amers dans le grand naufrage du monde, noyés dans une pénombre bienfaisante en ce mois d'août caniculaire, sans y revoir ses personnages rongés par l'angoisse. Deux cafés en particulier, contigus, Quai des Belges, jouèrent le rôle de salle d'attente de l'exil dans l'exil. Il y avait d'abord le fameux Brûleur de loups, une sorte de café de Flore délocalisé où trônait le pape André Breton. Brûleur de loups – il s'agit, ici, des poissons et non des canidés chantés par Serge Reggiani, métaphore des nazis –. Ce café était déjà repeint aux couleurs bleu et blanc de l'Olympique de Marseille dont il était devenu le cercle. Omniprésent dans le roman de Seghers, je crois cependant qu'il n'y est pas mentionné ou si peu. Ce n'est pas le cas du café Le Mont Ventoux nommément et plusieurs fois cité. Un peu plus haut, vers la ville, l'hôtel Aumage, dédié aux réfugiés dont Seghers qui y écrivit La Septième croix, -– dont Fred Zinnemann fera, dès 1944, un film avec Spencer Tracy comme acteur principal – devint, après la Libération, l'un de ces garnis si caractéristiques des migrants algériens en France. Peu avant le Pont Transbordeur, je tombai sur un bouquiniste, ronronnant comme son ventilateur, au fin fond de sa boutique. Les éventaires qui rôtissaient au soleil m'avaient appâté. Les œuvres complètes de Boris Vian en édition de poche étaient en vente pour une bouchée de pain. Je comptai mes sous et les achetai dans le but de les envoyer à Agnieszka depuis Alger. Ce que je n'avais pas dit, c'est qu'au retour de Cracovie, elle m'avait avoué que son intérêt pour Boris Vian n'était pas uniquement esthétique. Il était le sujet sulfureux de sa thèse de doctorat, et elle me fit comprendre qu'elle apprécierait que je lui envoie certains ouvrages qui lui faisaient défaut. Assis au bord du quai, je regardais l'eau stagnante du bassin, d'un bleu hésitant tout juste troublé par des filaments de mazout fuyant des navires. C'est sans doute en cet instant que j'intégrai le fait qu'Agnieszka aurait parfaitement pu figurer parmi les personnages oniriques de Vian. Ai-je précisé qu'elle n'était pas une interprète professionnelle rodée aux arguties des relations diplomatiques ? Etudiante convoquée au pied levé pour remplacer l'officielle, évincée pour de mystérieuses raisons, son innocence d'amateur l'avait affranchie des réserves d'usage. Raison pour laquelle nous avions noué une complicité autour du poète de Je voudrais pas crever. A l'époque, j'étais éberlué par le courage dans l'excentricité, vécu de Boris Vian, satrape en Pataphysique et de sa bande, de son grand ami Jacques Loustalot en particulier. Je comprenais à peine les codes de cet univers fantasque et dérisoire dans lequel évoluait ce personnage borgne, surnommé le Major, un riche oisif qui feignait avaler son œil de verre pour effrayer les demoiselles. Il y tenait une place prépondérante au point de figurer dans toutes les œuvres de Vian. Ce dernier, tout aussi extravagant, et néanmoins époustouflé par l'excentricité de son curieux camarade, lui vouait une profonde admiration. Pourtant, pour absurde que fut sa vie, elle ne vaut pas sa mort. Jacques Loustalot avait l'habitude de quitter les surprises-parties en sortant par la fenêtre. Le 7 janvier 1948, il enjamba un balcon qui lui fut fatal. On ne sut jamais s'il s'était agi d'un suicide ou d'une voltige qui avait mal tourné. A propos de surprise-partie, un soir, Agnieszka m'avait eu sur les bras. Elle ne sut que faire de moi. - Je reçois quelques amis étudiants ce soir. Si vous voulez savoir ce que pensent les jeunes Polonais, c'est l'occasion. Puis, après un moment de réflexion, elle se ravisa. - En fait, c'est pour parler politique contre le gouvernement, et comme vous êtes un invité officiel, je retire ma proposition. J'assistai bien malgré moi, et de très loin, aux prémices de la contestation qui, quatre ans plus tard, devait éclater dans les chantiers de Gdansk sous les coups de Solidarnosc. Sans cette allusion d'Agnieszka, jamais je n'aurais imaginé que le rouleau compresseur qui devait écraser le régime était en marche. Plongé dans l'œuvre de Vian, j'ai traversé la Méditerranée en somnambule. Pendant le voyage de retour soumis aux roulis d'une mer démontée, je rencontrai Jacques B., pasteur de son état, un géant au visage d'ange portant une barbe oriflamme, que j'avais connu à Alger. Il lisait Ulysse de Joyce in inglish. Je m'étais toujours promis d'approfondir mon anglais afin de pouvoir lire, dans un délai raisonnable, Joyce dans le texte. Près de 40 ans après, je n'y suis pas encore parvenu. Mais je ne perds pas espoir ! A Alger, j'ai emballé les œuvres complètes de Vian et je les ai envoyées à Agnieszka. L'expédition du paquet était l'acte final d'une histoire qui n'avait jamais commencé.