C'est le récit d'une jeune femme née dans un milieu où l'homme est maître et la femme, la fille, la bru, servante obéissante et sans avis. Naïma est née durant les années soixante-dix dans le village de Tassala, au pied du Djurdjura. C'est ainsi qu'elle vécut ses vingt premières années, prise en étau entre apprendre à obéir et préparer ses noces. Par Katya Kaci «A cette époque, je pense que j'avais gagné en maturité : grâce à la vie maritale, aussi brève qu'elle fut, je me sentais maintenant un droit à la parole et une nécessité de partager ce que j'avais gardé pour moi durant toutes ces années. C'est ainsi que je demandais à mon jeune frère de m'acheter le journal, la rubrique des faits divers et du courrier des lecteurs attiraient toute mon attention. Je lisais alors les histoires, parfois émouvantes d'autres fois choquantes ou même révoltantes, de parfaits inconnus qui profitaient de l'anonymat pour partager leur douleur et bénéficier des bons conseils de la psychologue du journal. Plus je lisais, plus une idée germait dans mon esprit ; celle de faire pareil et de mettre enfin à découvert mes plus profonds tourments. Je réfléchis donc à cette ouverture qui se proposait à moi et en parlais à ma mère qui n'y vit aucune objection, surtout que j'avais présenté les faits d'une manière si subtile et si détournée qu'elle s'étonna même de mon manque d'ouverture. En effet, j'avais développé depuis quelque temps une passion pour la poésie, je lisais les quelques vers en arabe classique que je croisais dans le journal ou au cœur de certains manuels scolaires qui traînaient à la maison. Très vite, je me mis à en apprendre des lignes entières et à mémoriser les vers en rimes. A travers ces exercices, j'appris quelques règles de rédaction et de composition de la poésie. Un jour, je me retrouvais devant une feuille blanche, un vieux petit cahier, et c'est à ce moment-là que j'écrivis mon premier poème. Donc, quand il s'est agi de correspondre avec la psychologue du journal, j'ai tout de suite pensé à lui envoyer mes poésies et que c'était à elle ensuite d'en interpréter tout le sens. C'est alors que commença ma longue et passionnante correspondance avec le journal. Des milliers de lecteurs pouvaient ainsi me lire et savoir ce que recélait mon cœur et que cachait mon âme depuis des années d'existence anonyme et sans réel intérêt pour quiconque... Je me prenais au jeu de l'écrivaine, poétesse surtout grâce aux encouragements du journal qui publiait aussi régulièrement que possible mes vers. Par la suite, je me mis à suivre les émissions sur la chaîne radio en tamazight, l'émission à laquelle j'étais devenue accro, les auditeurs pouvaient appeler et partager leurs émotions ou faire passer leurs messages. Etant devenue célèbre avec mes poésies dans les pages de mon journal préféré, je décidais donc de faire de même sur la radio. Il faut dire qu'en termes de poésie rédigée en arabe classique, et compte tenu de mon niveau assez limité, je ne pouvais prétendre à une réelle percée, mais je m'étais découvert un don dans la composition de présages en kabyle ; appelés fell, associés pour certains aux fameuses bouqalate algéroises et qui sont de brèves phrases ou de petits couplets ayant un sens caché, une allusion ou un présage que je ne faisais partager qu'à ma proche famille au début, mais dont les organisatrices de mariages kabyles étaient devenues littéralement folles, m'invitant ainsi à chacune de leurs fêtes pour me donner la parole en vue d'un bon présage pour les futurs époux. J'en ai, de ce fait, composé plus de cinq cents que je connais par cœur et que je projette d'éditer en tamazight. C'est donc sous le pseudonyme de Thiziri, que j'avais déjà utilisé pour mes courriers journalistiques, que j'ai commencé à improviser ces fell sur les ondes de la Chaîne II et qui me valurent les encouragements et les félicitations des équipes de journalistes. Cela peut sembler anodin pour le commun des femmes modernes, mais je vous assure que, pour moi, jeune divorcée coincée chez ses parents et n'ayant aucune fenêtre sur le monde que celle que je m'étais créée dans mon esprit, partager mon tréfonds à travers ces vers et ses présages, sentir que je pouvais intéresser autrui et inspirer autre chose que la compassion ou la pitié me redonna beaucoup d'espoir en l'avenir et de la confiance en moi. Je me sentais enfin devenir un être humain avec un poids dans cette existence qui m'avait tant marginalisée et oubliée.» En 2008, le village Tassala, dans lequel vit Thiziri avec sa maman, son père étant décédé quelque temps auparavant, s'est doté d'une association nommée Al Kaouthar et dirigée par les jeunes du village qui ont réussi, à force de négociations avec leurs aînés, à prendre les rênes dans la gestion des affaires du village. Les jeunes Tassalites sont ambitieux et travailleurs, et surtout, possèdent une mentalité plus moderne, ils veulent sortir casser les tabous et autres interdits sociaux que leurs parents et leurs grands-parents avaient jusqu'alors imposés, notamment en termes de rapports avec les femmes. Le temps aidant, la majorité des filles du village ont poursuivi leurs études secondaires et même universitaires, elles sortent seules dans les artères du village et partent même sans chaperon en ville. Profitant de cet assouplissement des mœurs, et ayant acquis un semblant de liberté puisque vivant désormais seule avec sa mère, Thiziri franchit le pas et sort seule dans le village. «Je dois dire que c'est une vieille femme du village, la mère du président de l'association, qui m'a encouragée, elle m'a simplement demandé de faire comme elle et de sortir faire mes courses moi-même. Après quelques hésitations, je pris enfin mes aises et réussis à imposer ma présence face aux hommes de mon entourage. Faire mes courses, accompagner ma mère chez le médecin ou rendre visite à une proche n'étaient certainement pas des objectifs en soi, et pour moi, il y avait d'autres horizons plus importants à découvrir et bien des voiles à lever. Un jour, passant devant le siège de l'association, je reconnus un cousin éloigné : Mustapha, et comme c'était quelqu'un d'assez gentil et respectueux avec moi, je suis allée à sa rencontre et je lui ai tout déballé d'un coup. Je voulais sortir, me trouver un travail qui me fasse dépasser mes limites, et pourquoi pas m'aider à travers l'association. Contrairement à mes craintes, Mustapha ne me montra que de l'intérêt et beaucoup d'encouragements sachant mes dons pour la composition et le contact avec les autres. Il me proposa, après quelques réflexions de rejoindre les troupes d'Al Kaouthar et de gérer la section féminine qui se limitait à l'époque à moi seule. Je ne vous dis pas mon bonheur et ma joie quand je compris la portée de cette proposition inattendue et inouïe. Je me voyais déjà en femme d'affaires, occupée à régler tel problème ou à aider telle personne. Bien entendu, j'acceptais sur-le-champ la proposition de Mustapha et suis donc devenue présidente, alors qu'une semaine auparavant, j'étais quiconque, une personne inconnue et sans statut, noyée dans le vaste univers. Les membres de l'association m'aidèrent au début en me montrant par exemple comment faire pour attirer d'autres femmes, comment élaborer un programme, une demande, comment prendre contact avec les autorités locales, etc., ensuite, on me donna carte blanche, et je commençais alors à activer sérieusement et de tout cœur dans cette noble tâche. Je passais voir les femmes chez elles pour les sensibiliser à la cause féminine et aussi pour savoir quelles étaient leurs préoccupations, et j'appris alors que la majorité d'entre elles, pour ne pas dire la totalité, étaient analphabètes et que leur existence se limitait aux tâches domestiques et à élever leurs enfants. Je me fixais donc l'objectif de pallier ce manque en leur offrant la possibilité de sortir enfin des ténèbres de l'ignorance en suivant des cours d'alphabétisation. Une initiative qui a reçu un succès incontestable et que nombre de femmes de tous âges ont suivie. Outre les activités culturelles organisées par l'association, j'eus, en 2013, le loisir d'organiser avec les jeunes de mon village le premier jour de l'année amazighe. Pour la troisième fois consécutive, notre village allait fêter Yennayer pour lequel nous avons mobilisé l'ensemble des habitants du village. De mon côté, j'ai fait appel aux mains expertes des femmes pour l'élaboration d'un repas ainsi que des expositions d'objets artisanaux que les femmes fabriquent depuis des siècles : poterie, ustensiles de cuisine et de décoration. Et lorsque la délégation du wali s'est présentée à notre village, elle a été émerveillée d'assister à une mise en scène grandeur nature d'un mariage typique de chez nous, organisé et mis en œuvre par mes soins. Je travaille depuis quelque temps avec des jeunes filles et garçons du village que j'ai inscrits auprès de la direction de la culture comme troupe théâtrale, et ce sont eux qui ont assuré le spectacle ainsi que les représentations que j'organise. Pour le 8 Mars de cette année, j'ai organisé un hommage particulier aux personnes âgées vivant en hospice que l'on a gratifiées de cadeaux et dont nous avons exposé les œuvres et créations avec les nôtres lors des expositions officielles. Je me sens maintenant comme un arbre qui ne cesse de croître et de prendre racines ; les jeunes qui m'entourent et qui m'appellent «maman» sont telles des feuilles qui m'aident à m'épanouir. Je veux que mon existence soit un hymne à l'espoir et à l'épanouissement, non seulement de la femme mais aussi de tout être ayant des sentiments. Chacun est indispensable et il est impératif que toute personne en soit convaincue.