Que voici un petit livre qui ne manque pas d'intérêt. Ni de sel ! Mais le sel attique, celui de la plaisanterie fine des gourmets. Pareil assaisonnement fait que «l'ironie pimente agréablement la tisane morale», dirait l'écrivain Rény de Gourmont. Dans ce troisième ouvrage, Ahmed Lagraa cultive avec bonheur un humour spirituel et incisif dans la manière de présenter la réalité pour en dégager les aspects les plus insolites. Plus que la figure de rhétorique qu'est l'oxymore (l'ignorance intelligente), le titre du livre interpelle comme une enseigne lumineuse. Cela promet une littérature plutôt amusante, le genre comique pour traiter de choses sérieuses. L'auteur donne à lire des sortes de chroniques de la vie quotidienne, d'une saveur piquante et ne manquant pas d'enseignements. Ces courts récits écrits à la première personne se déclinent comme une série d'aventures tragi-comiques, des séquences célébrant l'absurde. Ahmed Lagraa est le principal protagoniste de ce jeu de rôle, mais à son corps défendant. Le dindon de la farce, si on peut dire. «il s'agit d'un recueil d'anecdotes authentiques vécues par l'auteur pour démontrer que, souvent, l'intelligence est désarmée devant l'ignorance traduite soit par l'absence de raisonnement soit du rejet de la logique et qui l'oblige parfois à s'accommoder avec l'irrationnel et l'obscurantisme, à supporter l'incompétence et la méconnaissance », est-il précisé en quatrième de couverture. Dans ce genre d'attelage (plutôt fringant), les conducteurs ne sont pas forcément les imbéciles heureux qui se contemplent, mais le plus souvent tous ces ignorants qui croient aussi faire le bonheur d'autrui. «L'ignorance est une bénédiction, mais pour que la bénédiction soit complète, l'ignorance doit être si profonde, qu'elle ne se soupçonne pas soi-même», assurait Edgar Allan Poe. Bien sûr, Ahmed Lagraa sait très bien qu'il est vain de s'indigner contre la bêtise humaine et qu'il vaut mieux prendre le parti d'en rire. il adopte donc l'attitude du sage qui se réfugie dans l'humour corrosif et libérateur. Quand l'ignorance gère l'intelligence met en relief un certain nombre de travers chez les Algériens et dans l'Algérie contemporaine. Tous ces anachronismes, ces situations révoltantes, les abus, les lâchetés des uns et des autres, les Ubu chefs et les abou rois... Depuis toujours, l'intelligence est suspecte : elle met l'ignorance en méfiance vis-à-vis d'elle-même, et cela ne peut être toléré. Ahmed Lagraa en sait quelque chose et il le raconte dans ses anecdotes. Son long et riche parcours de moudjahid, universitaire et diplomate étant naturellement jalonné de mésaventures et d'histoires cocasses, il nous fait découvrir le côté cour de ce théâtre de la vie. En particulier, il s'attarde sur la période d'édification du socialisme et qui représente un «passé à la fois ironique et invraisemblable ». Les chroniques d'Ahmed Lagraa (près d'une trentaine) sont rassemblées dans deux chapitres intitulés respectivement «Les drôles d'histoires algériennes en Algérie» et «Les drôles d'histoires algériennes à l'étranger ». Avant cela, dans l'introduction, l'auteur disserte sur les incongruités et aberrations qui, telles des verrues sur la face, ont défiguré l'Algérie depuis les années 1990. Par exemple, tous ces partis politiques formant une vraie cour des miracles. Ou encore le phénomène des harraga menacés d'emprisonnement. L'ubuesque dans pareille «logique», c'est qu'on punit le jeune qui risque sa vie «de n'être pas mort, lui qui se sentait déjà dans une grande geôle à ciel ouvert». En prime, on peut même prononcer la condamnation concomitante des parents ! Commentaire de l'auteur : «Autrement dit, on interpelle les parents de ne pas avoir assez d'argent pour corrompre les valets du système, pour trouver une place au soleil à leurs enfants.» Pendant ce temps, «lorsqu'on se retrouve en cercle restreint, c'est-à-dire dans le milieu du clan, on discute sur ces «harraga» qui font honte au pays. Le comble, relève Ahmed Legraa, c'est que les enfants du «clan», eux, «jouissent d'une totale liberté de circulation, puisqu'ils sont détenteurs d'une double nationalité, donc de deux passeports ». Toujours dans son introduction, l'auteur ponctue sa réflexion de nombreuses anecdotes pour dire ce qu'il pense des premières élections pluralistes, de l'armée, de l'électorat féminin, de la citoyenneté («la citoyenneté ne concerne qu'une poignée, une certaine classe où le pouvoir et l'argent s'entremêlent»), etc. Déjà mis en appétit, le lecteur aura plaisir à apprécier les «drôles d'histoires » vécues par le narrateur en Algérie et à l'étranger. Ses mésaventures lui font, à chaque fois, subir des situations paradoxales. ici, l'intelligence, la raison, le simple bon sens semblent avoir déserté les esprits tant les personnages agissent bizarrement et font régner le désordre. Des histoires de fous ! Le plus souvent, Ahmed Legraa se voit fourré, malgré lui, dans une drôle d'affaire et se demande s'il n'est pas le dindon de la farce. Comme cette histoire de ligne téléphonique à Alger, dont il demande l'installation depuis près de vingt ans. il est contraint à toute une gymnastique, surtout que les guignols ont adopté un nouveau look, un nouveau langage et même actualisé les passe-droits. Un peu amer, il conclut par un proverbe chinois : «L'ignorance est la nuit de l'esprit, et cette nuit n'a ni lune ni étoiles.» D'autres mésaventures, tout aussi amères et ironiques, portent des titres révélateurs : «La panne de voiture », «L'affaire de la porte bloquée», «Le voisinage et la lâcheté de témoigner », «L'usurpation de l'identité d'un cousin martyr», «Le pompiste allemand », etc. Tous ces textes courts passent à la radioscopie la perte des valeurs, le règne des bureaucrates, des médiocres et des opportunistes, l'arrivisme, le paraître, l'hypocrisie, le mensonge, l'injustice, les inégalités... Où est la place de l'intelligence dans pareille déliquescence et dans ces dérèglements sociaux ? Citant Delphine de Girardin, l'auteur préfère rappeler que «la vérité est dans le rire». L'humour reste le meilleur bouclier contre la bêtise. D'autre part, il ne faut pas trop vite vendre la peau de l'ours : «Le renard en sait beaucoup, mais celui qui le prend en sait davantage», disait Miguel de Cervantès (lui aussi repris par l'auteur). Enfin, il existera longtemps des «valeurs profondément ancrées dans l'âme algérienne», conclut Ahmed Lagraa. Et c'est un natif de Béchar, un vrai Sudiste, qui ajoute cette note d'optimisme ! Hocine Tamou ................. Ahmed Lagraa, Quand l'ignorance gère l'intelligence, édition à compte d'auteur, Alger 2013, 174 pages