[email protected] Une étude conduite par des chercheurs franco-maghrébins se propose de mesurer l'impact des transferts de fonds des migrants sur la pauvreté et les inégalités en Algérie et au Maroc en identifiant les mécanismes par lesquels ces transferts influencent les revenus des ménages, leurs niveaux de vie et l'éducation des enfants. Le cadre général qui passe en revue la littérature économique récente sur la question apporte un premier éclairage surprenant : le montant des transferts dépasse largement l'aide au développement en Asie, en Amérique Latine, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, et ces transferts constituent la principale source de financement extérieur dans notre région (devant les investissements directs à l'étranger). Si les principaux pays récipiendaires restent l'Inde (55 milliards de dollars), la Chine (51 milliards de dollars), le Mexique (22,6 milliards de dollars) et les Philippines (21,3 milliards de dollars) – du fait de leur très fort taux d'émigration – il reste que pour beaucoup d'autres pays moins connus, les transferts de fonds des émigrés constituent des ressources financières considérables puisqu'ils représentent une part très importante de leur produit intérieur brut : en 2009, ces transferts représentaient 35% du PIB au Tadjikistan, 28% au Tonga et 25% au Lesotho, ce qui rend ces pays véritablement accros à la migration. Le même cadre général rappelle d'autres données plus ou moins connues, notamment trois, qui – pour l'essentiel – concourent à démystifier l'apport attendu à plus long terme de ces fonds sur la croissance et le développement. Primo, les transferts en question marquent une croissance soutenue et une résilience face à la crise. Ainsi, dans notre région, le Maroc reçoit de manière structurelle près de 10% de son PIB, alors que pour l'Algérie, il est enregistré «des envois de fonds qui se font d'une manière informelle à une très large échelle», contribuant ainsi à une plus grande dévaluation du dinar. Secundo, ces transferts sont marqués par des effets ambigus mais nets concernant la réduction de la pauvreté. Certes, la plupart des travaux mettent en évidence l'existence d'un effet stabilisateur sur la croissance des économies en développement et leur rôle d'atténuation des chocs en compensant les pertes, mais ils ne seraient pas à même de provoquer une croissance nette de l'économie récipiendaire. Aussi, à l'inverse des migrants d'Afrique subsaharienne qui opèrent des transferts soutenus et consistants, parmi les émigrés des pays du sud de la Méditerranée – et ce, quelles que soient les caractéristiques objectives des migrants (âge, qualification, revenu, taille des familles...) – ceux originaires du Maghreb et de Turquie qui transfèrent le plus sont «les vieux migrants peu scolarisés et arrivés dans les années 1960-1970 dans la période fordiste». Ici, «l'attachement au pays d'origine apparaît comme la motivation principale. A l'opposé, les nouvelles vagues d'immigration en provenance du Maroc et d'Algérie, plus qualifiées, émigrées depuis les années 1990-2000 et mues par des sentiments répulsifs à l'égard de leurs pays d'origine comme l'illustre le phénomène des harraga algériens, elles tendent à moins transférer et sont peu attachées au pays d'origine», relève l'étude. C'est pourquoi, «les transferts d'argent reçus par l'Algérie sont bien moins élevés que dans certains pays puisqu'ils ne représentaient que 1,4% du PIB en 2010 (2,031 milliards de dollars) contre une moyenne de 3,1% du PIB pour la région Mena». Tertio, les coûts de transaction restent encore exorbitants. «En moyenne, les coûts de transaction des transferts passant par les circuits formels sont estimés à 12-15% des montants envoyés et peuvent atteindre des niveaux record (25%) lorsqu'il s'agit de petites sommes selon l'enquête menée dans les bureaux de poste en France». Au-delà de ces données générales, l'analyse descriptive de deux enquêtes menées en Algérie, dans les régions de Tlemcen (commune de Nedroma) et de Tizi Ouzou (commune d'Idjeur), qui présentent des taux d'émigration élevés, se propose de comparer les niveaux de pauvreté et d'inégalités prévalant aujourd'hui, à ceux estimés pour une situation sans migration ni transfert dans laquelle les migrants seraient réintégrés à la vie locale. Cet échantillon se propose de rendre compte de quelques tendances qui traversent une population émigrée évaluée, en 2010, à quelque 1,211 million (hors émigrés illégaux), représentant 3,4% de sa population totale. Les deux principaux pays d'accueil de la diaspora algérienne sont la France (96%) qui accueille nos émigrés depuis le début du 20e siècle – essentiellement des travailleurs de sexe masculin au départ de Kabylie – et le Canada où la migration algérienne est beaucoup plus récente – elle a débuté dans les années 1970 par, principalement, des étudiants ainsi que des travailleurs dans le domaine des hydrocarbures qui ont massivement émigré avant de changer de visage dans les années 1980-1990 pour devenir économique et familiale. L'histoire migratoire telle qu'elle se dessine à grands traits «entre l'Algérie et la France notamment, a permis la constitution d'une diaspora importante et diversifiée, avec des migrants de tous âges et de toutes catégories socioprofessionnelles. Cette diaspora a œuvré à la réduction de certains coûts liés à la migration tels que les coûts d'installation ou d'information. De plus, la proximité géographique (Europe) et linguistique (France et Canada) entraîne une diminution des autres barrières migratoires. Ainsi, l'histoire migratoire algérienne nous en apprend beaucoup sur le profil des migrants : la réduction des coûts de la migration a probablement donné la possibilité aux couches pauvres de la population d'accéder à la mobilité internationale, réduisant la pauvreté et éventuellement les inégalités». Force est de constater que l'apport financier de notre diaspora reste insignifiant : «L'impact des transferts de nos migrants sur notre économie a tendance à accroître les inégalités, même s'ils permettent de réduire de près de 9% le nombre de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté moyen, en passant celui-ci de 21,1% à 19,5% dans les régions étudiées». Il est par ailleurs certain que «cet impact serait très amoindri, si les régions offraient de meilleures possibilités d'emploi». L'enquête pointe enfin du doigt «le cas des familles extrêmement pauvres, qui connaissent une «double absence», celle du migrant parti et celle du transfert qui ne se fait pas. Pour ces familles, la migration accroît la pauvreté». Ceux qui profitent le plus des transferts sont plutôt des vieux ménages, puisque l'âge moyen des membres est de plus de 48 ans à Idjeur et de 44 ans à Nedroma, et que le nombre de plus de 65 ans est deux fois plus élevé que la moyenne générale : «Le chef de ménage est âgé de 61 ans, soit au moins dix ans de plus que les autres chefs de ménage, et il y a près de deux fois plus de pensions de moudjahidine (7,6%) reçues par ces ménages. Ces ménages ont eu des migrants revenus après leur retraite et 36% perçoivent des pensions provenant de France. Trente pour cent de ces ménages sont dirigés par des femmes, ce taux élevé s'expliquant souvent par le décès des maris.» Dans l'ensemble, ce sont les retraites des émigrés rentrés au pays qui forment encore l'essentiel des transferts : «Dans ces revenus de l'étranger, la part des retraites venant de France est très importante, puisque 36% des ménages récipiendaires en bénéficient. Si l'on rapporte cette part des retraites à l'ensemble des ménages, le taux est de 14%. Cette part est plus forte (17,5%) à Idjeur, qui a beaucoup plus de migrants âgés retournés en Algérie au moment de la retraite, alors qu'à l'inverse les ménages de Nedroma reçoivent plutôt des transferts des migrants (29% contre 22% pour Idjeur).» Enfin, dans certaines situations, de plus en plus rares, les revenus de l'émigration peuvent revêtir un caractère vital : «Il y a près de 20% des ménages d'Idjeur qui n'ont aucun revenu local et ne survivent qu'avec les revenus de l'étranger. Ce pourcentage est bien plus faible à Nedroma, puisqu'il est de 8% (92% des ménages de Nedroma ont un revenu local).» A. B. (*) L'étude a été dirigée par E. M. Mouhoud, professeur à l'Université Paris Dauphine, en collaboration avec le Cread Algérie, l'Institut universitaire de la recherche scientifique Université Mohammed V Souissi et d'autres centres de recherches et laboratoires français, sous le thème : «Impact des transferts de fonds sur la pauvreté et les inégalités : les enseignements de deux nouvelles enquêtes conduites au Maroc et en Algérie», avril 2013.