[email protected] Qui a reconquis la ville de Tikrit, en Irak, occupée par Daesh ? C'est l'armée irakienne, appuyée par des milices chiites, répondent les communiqués officiels. Rien n'est plus faux, répliquent des comptes-rendus de presse, provenant de la ville après la bataille. Il se confirme, en effet, que s'il y a bien des milices chiites dans la bataille de Tikrit, la seule armée engagée est celle de l'Iran. Nous voici donc à nouveau au cœur de l'équation religieuse et du conflit intercommunautaire, avec d'un côté le «califat» sunnite, les «méchants», et de l'autre les «gentils» chiites libérateurs. À première vue, entre l'enfant monstrueux, venu d'Europe, assassinant sans frémir un pseudo-espion israélien, et le général iranien Suleïmani, le vainqueur de Tikrit, il n'y a pas photo. La sauvagerie des brigands de Daesh, qui se réclament d'un sunnisme sanglant enrobé de versets et de hadiths, suffit à faire accepter le «péril persan». Depuis des mois, ces bourreaux ont commis tant d'horreurs que n'importe quel envahisseur, aussi malintentionné qu'il fût, serait accueilli en héros. On en viendrait presque à y croire et à se jeter dans les bras de Téhéran, pour défaire l'étreinte de Djeddah, s'il n'y avait pas la même lueur de fanatisme dans le regard de l'une et de l'autre. Comme pour signifier qu'un califat rétrograde peu en cacher un autre, un représentant des mollahs a salué cette victoire historique et prédit la restauration de l'Empire perse sassanide(1), avec Baghdad pour capitale. C'est en substance ce qu'a affirmé Ali Younsi, conseiller du «modéré» président iranien, après l'entrée triomphale(2) des troupes iraniennes dans Tikrit. Quelques jours auparavant, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud Al-Fayçal, avait déclaré que l'Iran exerçait désormais sa domination sur l'Irak, comme en témoignait la présence du général iranien Kassem Suleïmani. Il avait également cité comme forces d'intervention iranienne, le «Bataillon Al-Quds», fer de lance des «Gardiens de la révolution», ainsi que le «Bataillon Badr». La presse du royaume s'emploie d'ailleurs à entretenir un certain alarmisme concernant les visées iraniennes sur une partie du monde arabe, ce qui contrarierait évidemment les projets du wahhabisme. Je ne vois toujours pas au nom de quoi nous serions sommés de choisir entre la peste et le choléra, pourquoi l'on devrait se résigner à l'alternative du diable. Ceci étant, et dans les cas de violente tempête, il est parfaitement compréhensible que l'on se jette sur Charybde, juste pour éviter Scylla. Bref, ayons le sens des opportunités, comme nous l'enseignent si bien des organisations aguerries comme les Frères musulmans, avec leurs branches orientales et maghrébines, ou leurs théologiens attitrés. Même lorsqu'ils ne sont pas d'accord avec les méthodes de Daesh, les islamistes du monde arabe argumentent sur des problèmes de forme et non pas de fond. Ainsi, lorsqu'ils voient les supporters, forcés ou consentants, de l'Etat islamique, lapider une femme pour adultère, ils ne sont pas choqués par la cruauté du châtiment, mais par les carences du jugement. Ils ne remettent pas en cause la sentence et son exécution, mais demandent pourquoi le partenaire adultérin est absent, et pourquoi on ne voit pas les quatre témoins de l'acte délictueux. «S'il n'y a que ce détail qui vous pose problème, nous allons y remédier à la prochaine lapidation», pourraient rétorquer les théologiens de Daesh, qui puisent dans le même arsenal. Et il est fort à parier, comme le note notre confrère syrien Alouane Zaïtar, que les juges et bourreaux de l'Etat islamique tiendront compte de ces réserves de forme, lorsqu'ils commettront de nouveaux crimes. D'où la nécessité de rénover, voire de changer le discours religieux, comme le réclament depuis des siècles les esprits les plus éclairés du monde musulman, sans qu'ils soient entendus. Parmi ces contestataires, plus intéressés par la qualité de la lame que par l'usage qui en est fait, on pourrait ranger Al-Azhar, selon notre ami Khaled Mountassar, pourfendeur de la bêtise de l'ignorance sacrée. Dans un récent article, paru sur le journal électronique arabe El-Watan, il s'étonne que le recteur de l'institution millénaire ait recommandé la lecture du livre d'un guide des Frères musulmans. Il s'agit de l'ouvrage de Hassan Hodheibi, intitulé Prêcheurs et non pas juges(3), publié dans les années soixante-dix et considéré comme un rejet de l'utilisation de la violence. Khaled Mountassar estime, en effet, que ce n'est pas la meilleure manière de répondre au discours intolérant des Frères musulmans que de citer l'un de leurs dirigeants. Or, dit-il, lorsque Hodheibi prêche la persuasion, c'est juste comme une première étape avant l'action et la soumission des gens au diktat de l'organisation. Comme tous les militants et dirigeants de son mouvement, Hodheibi estimait que sa piété et sa dévotion l'élevaient au-dessus du commun des mortels. Pourquoi au lieu de Hodheibi, ne pas conseiller la lecture du magistrat Mohamed Saïd Achemaoui, qui est l'un des rares à avoir démonté les ressorts de l'Islam politique(4) ? interroge Khaled Mountassar, qui ne se fait guère d'illusions, d'ailleurs, sur la capacité d'Al-Azhar à se réformer. Quant à croire que l'institution est capable de rénover le discours religieux, il n'y a que Sissi qui semble encore le croire. A. H. (1) La dynastie sassanide qui englobait l'Irak et une partie de la Syrie et de la Turquie, avant de disparaître après les conquêtes arabes, avait pour capitale Cétiphon, appelée Al-Madaïn (les villes) par les Arabes. Ce n'est pas par hasard que la chaîne satellitaire fondée par le transfuge d'Al-Jazeera, Ghassan Bendjeddou, s'appelle aussi Al-Madaïn. (2) Je ne peux m'empêcher, à ce propos, de rappeler la mésaventure d'un confrère de la Radio Chaîne 3, au moment de la guerre indo-pakistanaise pour le Bangladesh, dans laquelle l'Algérie soutenait alors le Pakistan. Arrivé in extremis au studio pour le flash de 17h, et sur la foi d'une dépêche d'agence, il avait annoncé «l'entrée triomphale des troupes indiennes» dans Dacca. Licencié pour avoir eu raison trop tôt, puisque l'Algérie a fini par reconnaître le Bangladesh, notre confrère n'a jamais digéré sa «sortie décevante» de la RTA. (3) Le livre publié en 1977, soit quatre ans après le décès de son auteur présumé, a suscité des doutes. Les idées défendues étaient en contradiction avec l'idéologie dominante professée alors par le livre de Sayed Qotb, Repères sur la route, que Hodheibi avait lui-même préfacé. Les véritables auteurs seraient des dirigeants du mouvement des Frères musulmans, sous la coupe des services égyptiens. (4)«L'Islam politique» de Saïd Achemaoui, a été réédité en Algérie, en 1990, par l'ENAG, sous la direction du regretté Mohamed Benmansour, et il ne me semble pas avoir vu récemment des exemplaires du livre dans nos librairies. A. H. http://ahmedhalli.blogspot.com/