[email protected] Question d'arithmétique : combien d'adhérents a recrutés l'islamophobie, après les images montrant le supplice du journaliste américain, James Foley ? Des millions, pour ne pas dire des centaines de millions. Question pendante : combien de sympathisants a perdus la cause palestinienne, pour la même raison ? Certainement beaucoup puisque le jour même Israël a bombardé un cimetière et une procession funèbre (1), sans que cela ne «parasite» l'émotion créée par l'exécution de Foley. Une exécution qui a tout de même provoqué une révolution morale et théologique à Doha : le Qatar a décrété que l'horrible sacrifice humain perpétré par les islamistes du Da'ech, n'était pas conforme à l'Islam. L'immolation de notre confrère américain, mise en scène par des professionnels façon Al-Jazeera, aurait été donc un dérapage anecdotique, par rapport aux valeurs de «l'Islam» qatari. Tout ce qui a précédé la mise à mort de l'otage américain, massacres de non-musulmans, ou supposés tels, vente de femmes à l'encan, excision, lapidation (2), etc. aura donc été aux normes, de ce point de vue. C'est le moins que le Qatar puisse faire par égard pour un vieux et fidèle locataire comme Washington qui utilise l'émirat flottant comme un porte-avions. Il semble bien, au demeurant, que Doha va devoir se résigner à une autre révision déchirante, dogmatique et tactique en Syrie. Washington ayant décidé que l'ennemi principal du moment était Da'ech, il est fortement question de faire comme en Irak et de s'attaquer à la partie syrienne du khalifat. Du coup, c'est Béchar qui doit se frotter les mains à l'idée de devenir l'allié providentiel, à l'instar des Kurdes, après avoir été depuis 2011 l'ennemi à abattre. «Gloire à Dieu qui change toutes choses !» Pourquoi pas, puisque le vent des remises en cause est en train de bousculer jusqu'aux certitudes wahhabites et au sein du sanctuaire du salafisme. Après les critiques du roi Abdallah qui a reproché aux imams saoudiens leur silence sur les «égarés » de Mossoul, la polémique a pris de l'ampleur. Cette fois-ci, l'attaque n'est pas venue d'un dissident ou d'un exclu, mais elle a fusé des propres rangs des théologiens wahhabites, l'ancien mufti de La Mecque Adel Kalbani. Sur sa page tweeter, le cheikh qui est considéré par ailleurs comme l'un des meilleurs récitants du Coran du monde musulman, est revenu sur les référents idéologiques du khalifat de Mossoul. Il a affirmé que la milice Da'ech était «un germe du salafisme qu'il faut combattre en toute transparence». Ce qui revenait à dire que sans l'idéologie fondamentaliste du wahhabisme, des mouvements comme Da'ech n'auraient pas lieu d'être. Réveil en sursaut de la caste religieuse saoudienne qui botte en touche et qui accuse les Frères musulmans, en oubliant que ces Frères musulmans sont eux-mêmes un rejeton du wahhabisme. Un argument qui fait dire à certains commentateurs arabes que les religieux saoudiens veulent se défausser de Da'ech, comme ils l'ont fait en 2001 avec Ben- Laden, l'un de leurs élèves. La presse saoudienne, et notamment le quotidien saoudien El-Watan qui rend compte de la polémique, s'interroge aussi sur l'ascension fulgurante de l'Etat islamique, sans trop s'appesantir sur ses motivations religieuses. Le journal Al-Hayat de Londres posait récemment cette question, mais sans y répondre : «d'où vient l'Etat islamique (Da'ech), comment est-il né et devenu ce monstre destructeur, et ce danger qui menace l'existence des Etats, des communautés, et des individus ?». C'est l''écrivain et journaliste palestinien, Hassan Khadhar, qui replace le débat dans son sillage idéologique, en remontant aux sources de l'expansion islamiste. Il croit percevoir comme un trait d'union sanglant entre les idées professées par Da'ech et les idées islamistes, propagées depuis les années soixante-dix, par des prédicateurs concordistes comme l'Egyptien Mustapha Mahmoud (3). Ces idées faisaient écho au nouveau discours de nationalistes nassériens, voire de communistes défroqués, séduits les perspectives de l'Islam politique. «Toutes ces idées aiguillonnées par la rente pétrolière, l'éveil wahhabite, la révolution iranienne, etc. apportaient des réponses au goût des consommateurs. Elles obéissaient à la loi de l'offre et de la demande, et donc au marché», estime Hassan Khadar, dans une contribution au magazine Shaffaf. «Cela étant, ajoute-t- il, tous ces massacres, ces excès et cette violence œuvrent à donner de la crédibilité et de la consistance au projet laïque, et il n'est plus besoin désormais d'insister à chaque journal télévisé sur les dangers d'utiliser la religion en politique.» A. H. (1) À ma connaissance, seule l'OAS avait osé bombarder une procession funèbre en 1962 à Alger. Sans doute, les terroristes de l'époque ont-ils fait souche et école au sein de l'Etat terroriste d'aujourd'hui. (2) Sur ce chapitre de la cruauté, on constate une lente évolution vers un rééquilibrage des sexes, puisqu'un homme a été lapidé la semaine dernière à Mossoul, pour adultère. Jusqu'ici, ce ne sont que des femmes qui se faisaient attraper et qui subissaient le supplice, à l'exclusion de leurs subrogés partenaires. (3) Célèbre médecin phtisiologue, communiste dans sa jeunesse et reconverti dans les années 1970, en prédicateur dans une émission de la télévision égyptienne intitulée «La foi et la science». Il y défendait, en s'appuyant sur des documents sonores et filmés anglo-saxons, l'idée que toutes les inventions scientifiques, passées, présentes et à venir, sont contenues dans le Coran. Un filon habilement exploité par d'autres, comme Bucaille ou Zaghloul Nedjar, qui subjuguent encore certaines catégories de foules.