45 ans de journalisme algérien m'ont appris que mes concitoyens, dans leur grande majorité, veulent lire des choses qui caressent leurs propres idées dans le sens du poil. Cette espèce d'intolérance intellectuelle trouve souvent son origine dans les orientations politiques mêmes de ces citoyens qui acceptent difficilement de réfléchir en dehors de leurs chapelles idéologiques. Je vais vous citer quelques exemples tout récents. Dans un billet paru ce jeudi, je parlais de Viagra. Il m'arrive de traiter de sujets légers, mais j'essaye toujours de dépasser le débat primaire pour poser de vraies interrogations. Quand j'évoque la projection du film Helga à la fin des années soixante et la grande tolérance qui régnait à l'époque, je fais toujours le parallèle avec l'incroyable régression sociale et culturelle qui nous enfonce au fond d'un gouffre sans fin. Un film comme l'Oranais aurait pu passer sans aucun problème dans ces années-là. Mais maintenant que les arrière-gardes se bousculent au portillon des interdits, il va être de plus en plus difficile de faire de l'art, c'est-à-dire d'interpréter la réalité selon une sensibilité artistique, une vision personnelle d'intellectuel ayant ses propres motivations ; en un mot, selon des canons qui sont le propre de la création culturelle. Si les tenants de la morale (et laquelle d'abord ?), les intégristes de tout bord, les religieux moyenâgeux se mettent à juger de la qualité d'une œuvre qui est avant tout artistique, donc pour l'appréciation de laquelle ils n'ont aucun repère, ni compétence culturelle avérée, on irait tout simplement vers l'absurde et l'ordre terrorisant des inquisiteurs. Il y a toujours des lignes rouges, mais qu'elles paraissent loin des petits calculs de ces censeurs d'un autre âge qui sont toujours encouragés par une presse qui n'a plus rien à voir avec les grandes traditions d'ouverture d'esprit et de modernité des journalistes algériens. Le ridicule de la censure Un film comme Hassan Terro, tourné au milieu des années 1960, aurait soulevé bien des polémiques aujourd'hui. Certains auraient dit que l'on tourne en dérision les héros de la Révolution. D'autres que la manière humoristique avec laquelle on traite la torture banalise cette pratique, etc. On aurait trouvé mille excuses. Montrer une fille en bikini, un gars sifflant des bières dans un bar ou une prostituée relève désormais des pires crimes. Toutes ces choses étaient NORMALES et VISIBLES, même en famille, dans les années 1960 et 1970. Certes, des fois, il fallait se lever du salon familial, car on n'était pas encore à l'ère d'une télé par chambre, mais il n'y avait pas le feu à la baraque. C'est dans les années 1980 que l'arabo-islamisme style cheïkh Ghazali commença à faire des dégâts. D'ailleurs, cette manière de voir les choses n'était pas une exclusivité algérienne : au cours d'un voyage au Maroc, en 1988, le directeur général de la télévision nous disait que la censure faisait des dégâts. La télévision marocaine devait faire approuver les fictions par une commission où l'avis religieux était prédominant. Il nous cita le cas d'un film policier étranger. Toute l'intrigue de l'œuvre trouve son explication dans un mot, mais un mot qui sera dit au moment d'un baiser fou entre le héros et l'héroïne, un murmure sur des lèvres collées les unes aux autres. En supprimant ce baiser, on supprime le mot et le film n'a plus aucun sens. Dans la première scène, on entend la femme demander : «Qui a tué la victime ?» Le gars censé répondre se rapproche. Coupure et l'on entend la dame : «Impossible, c'est lui donc ?» Ridicule mais ça se passait comme ça chez nos voisins. Depuis, ils ont fait des efforts en diffusant pratiquement toutes les œuvres –pareil en Tunisie –, avec une signalétique de limite d'âge : moins 12 et moins 18. Inimaginable en Algérie où nous avons l'impression de reculer d'année en année. D'ailleurs, et pour rester sur le même registre, l'ouverture du champ audiovisuel a plutôt profité au courant intégriste et l'on nage en pleine «djahilya» avec un discours qui n'est autre que celui des terroristes ! Nous attendions des chaînes modernes, des loisirs, la science, la découverte, la pluralité... et nous avons l'image la plus dégradante de nos sociétés, nous avons une démagogie que l'ENTV n'a jamais atteinte et une génération qui, en plus de l'école obscurantiste, va avoir davantage de raisons de rejoindre le maquis islamiste. On ne s'élève pas par l'hypocrisie ! Tout cela me ramène au point de départ. Je veux parler de Viagra et du film Helga. Les lecteurs n'ont pas beaucoup réagi. Je ne reviens pas sur tous ces nostalgiques du «Pat d'Eph» et des esquimaux de l'entracte qui reconnaissent que notre société était plus moderne que... maintenant ; je passe donc sur tous ces souvenirs évoqués presque les larmes aux yeux, pour m'attarder sur ceux qui me reprochent de parler de «sexualité», comme si ce sujet n'était pas omniprésent dans la vie des Algériens ! En fait, je ne parlais pas de «sexualité » mais d'un film qui évoquait la «sexualité», où l'on voyait l'acte sexuel, ses secrets, l'explication de la fécondité, la maturation du fœtus et, enfin, l'accouchement. Le tout filmé sans rien cacher. Personne, ni parmi les membres de la commission de censure, ni dans les milieux religieux, n'avait recommandé de censurer cette œuvre. Tous y voyaient un bon moyen de familiariser les jeunes avec la vie adulte et de leur expliquer des choses qu'ils doivent comprendre avant de fonder un foyer. On imagine ce qui se serait passé aujourd'hui ! Ces télés du XXIe siècle se seraient mobilisées comme un seul homme pour interdire le film, les facebookers auraient créé mille pages pour dénoncer une atteinte à l'islam comme si, eux, ne le ternissaient pas quotidiennement par leurs hypocrisie, mensonges, égoïsme, rapines, etc. En fait, c'est à cela que je voulais aboutir : comment et par quel miracle, une société pouvait- elle descendre aussi bas alors qu'elle croit s'être élevée. On ne s'élève pas par l'hypocrisie. A l'instant, je parcours un site scientifique : chaque jour que Dieu fait, les Occidentaux et les Asiatiques inventent des centaines d'appareils, des logiciels, des solutions pour les handicapés, des médicaments pour les malades, de petites choses qui facilitent la vie des gens alors que nous en sommes aux guerres de religion, à l'inquisition, au «haram et halal» sur des questions secondaires. Comme si nous n'avions rien à faire d'autre. Le premier verset du Coran dit «Lis !» Il ne dit pas «lis seulement le Coran. Puis relis-le. Puis relis-le...». Ce premier verset est une injonction pour apprendre, car l'éducation, la lecture, l'écriture sont les armes du savoir. C'est une invite franche à investir le monde de la découverte et à puiser dans le puits sans fin de la science. Le Coran est un texte sacré et il ne bougera pas. Mais chaque jour que nous perdons dans les discussions stériles ou à écouter les discours stérilisants et débiles des cheïkhs cathodiques, nous éloigne du progrès. Nous tournons en rond et attendons que l'on nous apporte des solutions pour notre vie moderne. Les soufis qui choisissent de se retirer dans des sortes de monastères pour consacrer leur vie au Coran et à la mystique ont, au moins, la clarté du choix ; un choix marqué par le renoncement aux plaisirs et à tout ce qui pourrait les détourner de leurs croyances. Ce qui n'est pas le cas de cette masse d'extraterrestres qui insultent l'Occident tout en jouissant de ses créations modernes ! Qui aiment les plaisirs de la chair d'une manière obscène quand ils sont cachés, mais qui insultent une fille en jupe de passage. J'ai cité l'exemple de ces pages Facebook remplies de messages religieux au point de faire penser que les réseaux sociaux sont investis d'imams. Faux ! Un message privé et les voilà comme ils sont, vrais de chez vrai, avec des photos de leurs parties intimes ! On respecte ceux qui annoncent la couleur en public et utilisent internet pour chercher des partenaires. Ils sont là pour ça et ne jouent pas aux hypocrites. Des extraterrestres branchés sur leurs smartphones Nous continuerons à tourner en rond tant que nous n'aurons pas repris le chemin de la modernité. Ces reculs servent aussi le plan du pouvoir car des gens qui discutent à longueur de journée de longueur de jupe ou de l'introduction du parler algérien à l'école – une idée absolument farfelue et fausse – ne peuvent pas avoir l'intelligence de poser les véritables problèmes. Tous ces débats stériles empêchent de se poser des questions sur la politique, les droits du citoyen, l'avenir de la femme, les conditions de travail de la majorité des ouvriers victimes d'une exploitation éhontée, non déclarés à la sécurité sociale, sans cantines, sans transport, sans aides. Les débats inventés chaque jour et qui tournent autour de futilités impensables il y a une quarantaine d'années, éloignent les jeunes de leurs véritables problèmes et d'une prise de conscience collective qui leur permettra d'envisager leur avenir sous le signe de la maîtrise des langues, de la découverte et de la science ; en un mot, de la modernité qui ouvre les esprits et oriente vers ce qui est important, ce qui est fondamental, au détriment de ce qui est superficiel, secondaire, anodin. Voilà la véritable bataille : elle ne met pas face à face les religieux et les athées, ni les chiites et les sunnites, ni les malékites et les ibadites, ni les Arabes (encore faut-il en trouver ici, parlons plutôt de populations arabophones) et les Berbères, ni les femmes et les hommes : tout cela est inventé dans les laboratoires de la manipulation et a pour objectif primordial de nous empêcher de réfléchir, de nous rendre serviles et de nous faire reculer par les guerres inutiles et la destruction massive de nos potentialités. Voilà pourquoi il faut rappeler que ce pays n'a pas toujours été habité par des extraterrestres branchés à leurs smartphones, totalement drogués par les réseaux sociaux et aussi la vraie drogue qui vient du Maroc, des foules vivant dans l'immense solitude de leur fenêtre virtuelle et totalement absentes de la vie réelle et du combat pour la survie. Maintenant, pour se dire bonjour, pour féliciter quelqu'un, pour présenter des condoléances, on ne se déplace plus. On le fait par internet ! Durant le dernier Aïd, des enfants, mariés ou pas, n'ont pas été chez leurs parents pour les vœux habituels : ils se sont contentés d'un SMS. Ainsi, il n'est pas loin le temps où un mari enverra un message à sa femme pour lui demander de lui servir un café au salon. Nous nous déshumanisons de plus en plus, la religion, qui a perdu son caractère sacré, sa grande noblesse et sa mission civilisatrice, est utilisée par les charlatans pour endormir les gens. Les imams hurlent dans les mosquées : pourquoi ce ton agressif ? Jadis, j'aimais écouter le vieil imam de notre mosquée. Son visage rose, qui tranchait avec son turban et sa gandourah algérienne d'un blanc immaculé, inspirait le respect, la confiance, l'amour. Quand il prêchait, il le faisait d'une voix douce qui berçait les esprits pour mieux les convaincre et le discours était un mélange de civisme, d'appels à la raison et d'éclairages paisibles sur les devoirs religieux, le tout dit sur un ton de sagesse et de grande tolérance. Où sont les Hommes ? C'est ce genre d'imam qui n'avait pas vu d'inconvénient à présenter à la jeunesse algérienne un film comme Helga qui créerait une troisième guerre mondiale s'il était projeté de nos jours. Nous étions respectueux de la femme et qu'elle portât la minijupe ou le haïk et la m'laya, elle n'était, à nos yeux d'hommes modernes, qu'un être humain qui avait les mêmes droits et les mêmes devoirs que nous. Le grand mensonge sur l'époque de Boumediène commence à s'effriter et les jeunes d'aujourd'hui découvrent les photos des militaires et des policières en minijupes défilant devant le chef de l'Etat. Un mélange de curiosité et de grosses interrogations : comment était-ce possible ? Oui, c'était possible parce que la religion ne nous rendait pas intolérants comme aujourd'hui, elle nous aidait à comprendre le monde et ses mutations et nous savions qu'un habit du VIIe siècle – qui était d'ailleurs commun aux trois religions – ne pouvait être porté en 1972. Nous savions que les modes évoluent et que la révolution de mai 1968 avait totalement transformé les mœurs. Mais nous étions très pudiques entre nous et dans nos familles. Les filles de notre entourage étaient comme des sœurs pour nous. Maintenant, t'as le gars qui sort de la mosquée, harnaché comme un afghan et qui se permet de balancer des mots insupportables sur une fille qui passe sans hidjab. Ils te citent la morale mais sont les premiers à reluquer les filles avec des regards obscènes. Nous n'avons pas été à la même école et plus ça va, plus ça empire. Violence verbale et physique, perte de tout repère moral, absence de l'éducation familiale, rôle perverti de la mosquée, influence néfaste des télés «libres» de tout engagement citoyen, utilisation abusive d'internet et environnement marqué par les injustices, le mépris et l'exclusion : un mélange explosif qui pousse les uns vers le banditisme et les autres vers le djihad. Les horizons paraissent plus bouchés que jamais car l'immobilisme à la tête du pouvoir empêche toute réflexion sérieuse sur notre situation collective et, partant, toute recherche de stratégie globale pour s'en sortir à bon prix. Nous attendons probablement un miracle, oubliant que ce sont les hommes qui créent les miracles. Il y en a eu ici il n'y a pas si longtemps, mais ces hommes-là ne poussent pas sur les terreaux artificiels, ni en s'abreuvant aux mamelles de la trahison, ni en rêvant de vivre à Paris après leur départ en retraite, voire pendant l'exercice de leurs missions. Ces hommes naissent, vivent et meurent ici. Meurent pour l'Algérie... M. F.