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Les limites de l'islah
Publié dans Le Soir d'Algérie le 26 - 08 - 2014


Par Saïd Dahmani
Il n'est pas dans l'intention de cette réflexion de faire une étude de l'islah algérien. Le sujet est assez bien traité aussi bien par les chercheurs algériens que par les islamologues étrangers (par exemple : Ali Merad, Le réformisme musulman algérien de 1925 à 1940). D'autant plus que l'islah algérien se ramifie en tendances. La tendance moderniste, minoritaire, était beaucoup plus représentée par des individualités, soit indépendantes, soit membres ou militants d'associations ou de formations politiques. Il s'agira, ici, essentiellement de brosser un tableau de l'essentiel de l'action et de la pensée de la tendance conservatrice majoritaire en en présentant une tentative de bilan.
L'Algérie, sous domination ottomane, vivait l'état de décrépitude intellectuelle et de décadence multiforme qui caractérisait le monde musulman. Gouvernée, plus de trois siècles durant, par des capitaines de guerre recrutés parmi les renégats européens convertis, ou des mercenaires d'Europe balkanique recrutés sur la place d'Izmir, l'Algérie servait de bouclier à l'empire ottoman dans le bassin occidental de la Méditerranée et de réservoir financier constitué par l'extorsion de multiples impôts et taxes, aussi bien canoniques qu'illicites. La caste, dite turque (appelée également «adjam/barbares ou étrangers» par les autochtones), était plaquée sur une réalité humaine réduite à vivre dans une sorte d'autisme, ressassant un passé religieux et culturel figé depuis des siècles au sein de confréries religieuses d'inégale importance. C'étaient leurs zawiyas qui dispensaient l'enseignement, essentiellement coranique, c'étaient surtout de ces confréries que se distinguaient des transmetteurs du savoir religieux des siècles précédents, ou des hommes de lettres ; ce qui a permis de sauvegarder le patrimoine immatériel, même si ce n'était qu'un patrimoine sclérosé. Le pays était sous-tendu par une toile de zawiyas qui se partageaient la population. Le pouvoir ottoman a figé le savoir et la civilisation en Algérie. Car le courant du tasawwuf/mysticisme fondé par Abû Marwân, par Abû Madyan Chu‘ayb et par d'autres, aux XIe, XIIe, XIIIe siècles, n'en était plus qu'une pâle copie au XIXe siècle, assez souvent inféodé par le pouvoir deylical et manipulé par lui. La domination coloniale française prit le relais des Ottomans et aggrava la situation, en pratiquant une politique de «croisade» et son corollaire le rabaissement de la religion et la civilisation musulmanes. En effet elle contrôla administrativement la religion musulmane, elle créa, pour cet effet, les trois médersas de Tlemcen, d'Alger et de Constantine, avec des programmes particuliers dispensés en français et en arabe pour former des fonctionnaires au profil prédéterminé destinés à leur administration. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, une élite émergente soit de l'enseignement traditionnel des zawiyas, et dont des éléments avaient pu s'expatrier pour complément de formation, en Tunisie ou au Maroc, ou en Orient, soit des établissements scolaires coloniaux, émue par l'analphabétisme, par l'ignorance, par la méconnaissance des bases de la religion, par les maux sociaux qui minaient la société algérienne, se lança dans l'animation d'actions dont l'une portait sur une sorte de ré-islamisation, prônant le retour aux sources premières de l'Islam : le Kur'ân, la sunna et les actes de la génération des compagnons du Prophète, al-salaf/prédécesseurs. C'est là que se situe la naissance de l'islâh/réformisme algérien, dont on compte parmi ses précurseurs, à la fin du XIXe siècle, Ben Mehanna, Abd al-Kadir Medjawi, Abu al-Kâsim Muhammad al-Hafnâwî, et dont les animateurs-fondateurs principaux, au XXe siècle, furent Abd Al- Hamid b. Badis, Bachir al-Ibrahimi, Mubarak Al-Mili, Tawfik Al-Madani, Larbi Tebessi et d'autres. L'islah convient de la décadence de l'Islam-civilisation ; mais il attribue cette décadence à l'abandon des enseignements et de la conduite du salaf, du développement des pratiques mystiques de la turukiya/confrérisme et au colonialisme. D'où l'adoption de la sentence de Malik B. Anas (IIe/VIIIe): «Ne redresse la situation de la descendance de la communauté musulmane que celui qui avait assuré la rectitude de ses premières générations.» L'islah algérien s'attaqua d'abord à l'enseignement et à l'éducation, non sans rencontrer l'hostilité de l'administration coloniale, qui avait même créé une madrasa rivale à celle de l'islah fondée par Ibn Badis à Constantine et celle des confréries religieuses que l'islah combattait, les considérant une bid‘a/innovation ; pour l'orthodoxie musulmane toute bid‘a est déviation. D'ailleurs l'islah accusait «les confréries [d'être] au service du colonialisme» (Le jeune musulman, n°20, du 24 avril 1953, p.3). Un réseau «d'écoles libres» finit par couvrir le pays. Cette action était accompagnée de prédication, de cours d'exégèse du Kur'an, les durûs (sing. dars) puisés dans le hadith. L'Islah eut sa presse, arabophone et francophone (dans le titre de cette dernière Le Jeune musulman, est dessiné le flambeau adopté par les Frères musulmans comme sigle), la publication d'ouvrages d'histoire, dont le plus important est une histoire générale de l'Algérie confectionnée par Mubarak Al-Mili. Des étudiants, issus de ces écoles libres, furent envoyés parfaire leurs études à l'étranger, qui dans les instituts maghribins (Karawiyyin, Zaytuna), qui au Moyen-Orient (Al-Azhar au Caire, à Baghdad, à Damas ou à Médine). Le but final était de former culturellement un Algérien musulman à l'image du modèle médinois des deux premiers siècles de l'Hégire, tout en ne négligeant pas l'ouverture aux sciences technologiques modernes développées par l'Europe. Ces étudiants étaient encadrés par un conseil appelé al bi‘tha/la mission qui veillait au respect des orientations doctrinales islahistes. Dans ce domaine, l'islah avait réalisé un bilan honorable, dans la mesure où il avait pu permettre une formation universitaire à un nombre non négligeable d'étudiants algériens, grâce aux bourses des gouvernements moyenorientaux. Ces universitaires constitueront une partie de l'encadrement de l'enseignement algérien, du ministère des Affaires religieuses, au lendemain de l'indépendance. Notons cependant que l'enseignement extra-établissements français en Algérie ne fut pas une exclusivité de l'islah. Le PPA/MTLD, représentant le nationalisme révolutionnaire, avait son département enseignement qui contrôlait un réseau d'écoles libres également, pour suppléer à la carence du système colonial qui avait limité draconiennement l'accès de l'enseignement public et réduit l'enseignement de la langue et de la civilisation arabes aux enfants algériens d'une part, et d'autre part, bien que partageant l'attachement à l'islamité pour laquelle militait l'islah, pour contrer l'idéologie de l'islah, qui, tout en étant imprégnée de patriotisme, était loin du nationalisme révolutionnaire du PPA tendu vers l'avènement de l'Etat-nation algérien. Les publications islahistes étaient, en ce qui concerne la phase post-libération du colonialisme, plus proches des vues de Sayyid Kotb, (idéologue des Frères musulmans), dont des écrits furent publiés dans El- Basa'ir et le Jeune musulman, organes en arabe et en français de l'Association des ulama musulmans algériens. On lit en effet : «Cet état de démembrement où se trouve la terre islamique par l'action du colonialisme occidental ; ces multiples patries créées par le colonialisme à partir de la patrie islamique unique ; ces différentes bannières que nous nous sommes données, comme autant de lambeaux de l'étendard unique (de l'Islam). Tout cela nous a rendus étrangers les uns aux autres (...) N'est-il pas temps que nous voyions clairs ? N'est-il pas temps que nous soyions «le meilleur d'entre les peuples» [Koran III,109]. N'est-il pas temps pour nous de former un peuple, un seul peuple et non plusieurs ? Un peuple possédant un seul étendard et visant un seul but ?» (Sayyid Kotb, «Serons-nous jamais ‘‘le peuple modèle ?''», in Le Jeune musulman, n°17 du 27 mars 1953, p.8). D'autre part, Ibn Badis, au courant de 1939, pratiquement à la veille de sa mort, avait confié au père de l'auteur de cette réflexion, d'un ton volontaire : «Je consacre actuellement mes efforts à fonder un parti où ne figureront ni les militants de Messali ni les fonctionnaires employés dans l'administration coloniale ! Les élèves des «écoles libres» du PPA, qui étaient également envoyés en Tunisie et au Moyen-Orient, étaient comme ceux qui fréquentaient l'université française, encadrés, idéologiquement, par le département étudiants du PPA ; l'encadrement se faisait à travers une association syndicale [AEMAN = Association des étudiants musulmans de l' Afrique du Nord, créée en 1919]. Leurs diplômés constituèrent également une partie de l'encadrement des différents rouages de l'Etat au lendemain de 1962. L'islah développait, parallèlement, le discours apologiste commun à tous les ténors de la nahdha/renaissance au Maghrib et au Machrik. Ce discours, dans sa partie mémorielle, permettait d'éclairer l'opinion sur le riche patrimoine passé de la civilisation musulmane et fournissait les arguments à opposer à la croisade culturelle coloniale. Mais bien qu'on utilise «réformisme» pour 'islah, sans doute s'est-on inspiré du terme «réforme» donné au mouvement de reconstruction et de rénovation dans le monde chrétien au XVIe siècle, lui-même résultat de tout un mouvement philosophique et littéraire dans l'aire européenne, l'humanisme, développé surtout au XVe siècle. Le mouvement islahiste n'a pas «réformé», donc il n'a pas rénové et reconstruit la pensée. Car il est contre toute rénovation dans l'Islam, fidèle en cela au rejet de la philosophie rationaliste née dans les premiers siècles de l'Islam, le mu‘tazilisme. L'islah est un mouvement de redressement dans un mouvement perpétuel de retour vers le passé. Il n'en tire pas les enseignements nécessaires pour construire l'avenir, se contentant, en guise de conjuration du sort, de rabâcher l'histoire des splendeurs passés de «l'âge d'or». Ne rénovant pas ce passé, il aboutit à la même impasse que lui : la poursuite de la décadence. Or, ce passé fut construit par des hommes qui avaient tenu compte de leur temps, de leurs conditions humaines, sociales, économiques, conjoncturelles.
Ces hommes avaient créé et fait évoluer leur monde un temps sans lui ménager les ouvertures indispensables au progrès. Or, ces conditions changent et évoluent. C'est là que réside la limite de l'islahisme : il a commis la même erreur que le salaf en perdant de vue les changements et les mutations dans la société algérienne qui constitue un autre monde différent de celui des salaf, et n'a pas non plus prévu les ouvertures nécessaires au renouveau. En effet le mouvement islahiste, malgré le «redressement» qu'il avait opéré, et se satisfaisant d'un bilan relativement positif depuis sa naissance jusqu'aux années 1950, n'a pas évolué et n'a pas fait évoluer cette nouvelle société. Quand on ne progresse pas, on régresse. Or, le citoyen algérien est aujourd'hui différent de ses prédécesseurs, non seulement d'il y a dix siècles, mais également de ceux des années 50. Il est engagé dans l'édification de son Etat-nation. Vouloir le maintenir hors de son siècle, c'est le condamner à revenir à l'Etat anté-1830 et perdre les efforts d'un siècle de combats pour cet Etat et l'entraîner dans l'idéologie négatrice de cet Etat. On ne peut plus, ni on ne doit plus le maintenir dans l'idée que «Dieu étant l'Être libre par excellence, la liberté humaine n'apparaît point comme absolue. L'homme en effet ne crée pas ses actions ex-nihilo, puisque tout ce qui entre dans la création est œuvre de Dieu. L'homme est libre en ce sens qu'il s'approprie telle ou telle action engendrée par Dieu, c'est-à-dire en optant pour elle...» (Le Jeune Musulman, n°27, 26/02/1954, p.3), et que «... La démocratie islamique est avant tout basée sur la crainte de Dieu et la responsabilité devant Dieu... que parmi les causes de la décadence du monde musulman, figure la perte de cette notion de démocratie ». (Ibid). Cette idéologie efface l'individu appelé à être éternellement un instrument. Ne le libérant pas en qualité d'une conscience responsable, cette idéologie le condamne à la stérilité. On mesure les effets d'une telle idéologie sur l'évolution sociale, économique, politique et scientifique de la nation algérienne. Aujourd'hui, l'islahisme ne peut plus continuer à expliquer la décadence par le discours développé jusqu'au début des années 50. Ce sont la sclérose de la pensée, les retards intellectuels, scientifiques et économiques, la neutralisation de l'initiative individuelle, qui en sont la cause réelle. Plus encore, ils engagèrent notre pays dans la «nuit coloniale». Le discours apologétique est également dépassé. Si l'«âge d'or» de la civilisation musulmane est un fait historique, à étudier académiquement, il est indécent de continuer à s'en servir comme d'une relique. Il faut s'inspirer de la volonté de ceux qui l'avaient développée pour la faire progresser et la faire participer au progrès de l'humanité, sans commettre la même faute fatale : la fermeture qui avait hypothéqué l'avenir et l'enfermement. L'islahisme avait, notamment de 1946 à 1954, mené une campagne pour la séparation du culte musulman de l'administration coloniale (articles dans ses journaux, télégrammes de protestation, etc.), au nom du principe de la séparation du politique du religieux et au nom de la liberté d'expression et de la liberté de conscience. Depuis 1962, l'islahisme n'a plus défendu cette séparation du religieux de la politique, et encore moins la liberté de conscience. Or, l'islahisme révèle là aussi ses limites dans l'écriture d'une nouvelle page dans le progrès de cette civilisation, en adoptant le même processus de fermeture conservatrice. Il n'a pas voulu, par attentisme, ou par solidarité avec le néo-salafisme, participer au combat pour préserver et renforcer la construction de l'Algérie, Etat-nation fondé sur la modernité.


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