C'est une étrange histoire que m'a contée Daouïa. La morale de renoncement qui s'en dégage renseigne bien sur l'état d'esprit des nôtres pendant les années quarante. À l'époque, les gens mouraient de faim et de maladies, et les plus téméraires se bousculaient pour un bon de ration alimentaire. C'était les conséquences de la Seconde Guerre mondiale. Ses retombées se ressentaient au-delà des théâtres de confrontations, jusqu'aux confins du désert. Loin des regards, au milieu de cet océan de sable parsemé de dunes, de touffes d'alfa et d'arbustes nains, vivaient seuls un bédouin et sa femme. Ils avaient pour toute richesse une dizaine de chèvres, un âne, un mulet et une tente pour logis. Selon le conte, ils ne connaissaient du monde que l'immensité du désert, l'ardeur du soleil, le bleu azur du ciel et ses nuits étoilées ; et, quand, rarement d'ailleurs, des caravaniers passaient par là, ils leur troquaient un cabri contre un sac de blé, du sucre et du thé. Les provisions ainsi engrangées leur tenaient des mois. Pour le reste, les époux se suffisaient de ce que leur offrait la nature : l'eau, le gibier et les produits comestibles du sol généreux du Sahara. Des dons du ciel dont ils usaient modérément, surtout le mari qui veillait au maintien en l'état de son environnement. Le désert représentait son espace vital, l'unique endroit où il se sentait chez lui. Même quand des voyageurs de passage l'entretenaient des merveilles des villes du Nord, il les écoutait sans plus, juste par convenance et en respect des traditions. À l'inverse, sa femme croyait aux mirages dont parlaient leurs hôtes. Aller vivre dans l'une de ces cités serait pour elle le seul moyen d'échapper à l'isolement et aux travaux de ménage dont elle avait la charge, pour peu que son mari cède à la tentation. Car, en plus des tâches du foyer, elle transportait l'eau à dos d'âne, moulait les grains de blé, ramassait les brindilles pour faire du feu, faisait paître les chèvres et les trayait le soir. Elle n'avait pas de répit, et par-dessus tout, son mari ne l'aidait pas. Il passait ses journées à roupiller à l'ombre d'un acacia. Elle avait pour consigne de ne le réveiller qu'aux heures de prière et de repas. Le reste du temps, elle ne devait le déranger sous aucun prétexte, que la terre se retournât ou que le ciel s'assombrît. La nuit par contre, il se levait ; et s'il ne partait pas à la chasse, il s'asseyait sur une natte à l'entrée de la tente et contemplait les étoiles. L'immensité de la voûte céleste l'impressionnait sans illuminer pour autant son esprit afin qu'il réfléchisse à changer le cours monotone de sa vie. Au demeurant, il se plaisait fort bien dans sa léthargie. Que demanderait-il en plus du calme olympien d'une nuit étoilée ou du ciel bleu sans nuages pendant qu'il se prélassait à l'ombre d'un acacia ? Rien, en dehors d'un héritier que sa femme lui promettait. Elle, qui trouvait ses jours longs et sans intérêt, aimerait bien donner de l'entrain à sa vie, la pimenter par quelque chose de nouveau en allant découvrir le monde des civilisés. Et pourquoi ne pas s'y installer pour de bon ? Mais l'entêté de son mari lui imposait son diktat. «Aucun paradis sur terre n'égalera ces étendues. Ici, nous sommes nés et ici nous mourrons», trancha-t-il pour la dissuader. Puis, vint la sécheresse. Une grande sécheresse qui brûla la végétation, décima le gibier et épuisa les sources. Inquiète, la femme pressa son mari de quitter les lieux. «Tout ce qui nous arrive est de la seule volonté d'Allah», lui répondit-il lorsqu'elle lui parla du tarissement de leur réserve de blé. Elle gardait cependant l'espoir de lui faire changer d'avis. Peut-être un jour il se réveillera de sa torpeur et regardera le spectre de la famine pointer à l'horizon. Mais même quand ils vidèrent leurs sacs de provisions et que l'âne et le mulet furent dévorés par les chacals, il continua, impassible, à dormir le jour et à veiller la nuit. «Il nous reste encore les chèvres, la consola-t-il en retournant sommeiller à l'ombre de l'acacia». Finalement, lorsque les caprins passèrent à la braise et qu'il ne leur resta rien à manger, il trouva encore l'audace de lui balancer l'une de ses absurdités. «Celui qui m'a créé et m'a ouvert la bouche est bien capable de me nourrir», lui dit-il en pensant au lézard qui reste immobile sous le soleil en attendant qu'une mouche vienne se poser sur sa langue pour apaiser sa faim. Il avait peut-être raison d'agir ainsi. On ne change pas sa culture et ses mœurs au gré du temps. Cette manière d'être n'avait rien à voir avec la paresse ou l'égoïsme tels qu'on les perçoit aujourd'hui. C'était plutôt une philosophie de la vie. N'ayant pas d'autre choix, la femme prévoyante de nature s'ingénia alors à rassembler des tubercules pour préparer la pitance familiale. Un jour, alors qu'elle fouillait la terre à la recherche de racines nutritives, elle déterra une cruche remplie d'or. Emerveillée par sa découverte, elle courut informer son mari. «Réveille-toi ! J'ai trouvé un trésor !» lui cria-t-elle. «Viens m'aider à le transporter !» À son grand étonnement, il resta les yeux mi-clos. «S'il m'est destiné, Allah trouvera bien le moyen de me l'apporter», lui dit-il en s'allongeant confortablement sur sa nappe d'alfa. Bouillonnant de colère, elle retourna à l'endroit. Aussi étrange que cela puisse paraître, la cruche grouillait de scorpions. Les pièces d'or se sont transformées en arachnides, prêtes à injecter leur venin. L'idée d'en finir avec son mari lui traversa subitement l'esprit. Elle ferma la cruche, la traîna à la tente et déversa son contenu sur l'homme endormi. Il se réveilla au cliquetis des pièces d'or. «Voilà ce que j'attendais», cria-t-il tout content.