De notre envoyée spéciale,Malika Boussouf [email protected] L'obsession des équilibresbr Le Liban, ce petit pays, que l'on regarde toujours comme un coin sensible et fragile de la planète, embarqué, malgré lui, dans une guerre dont la dimension réduit sa capacité à tenir debout sans l'anéantir vraiment, navigue, pourtant, à vue depuis quelques mois déjà. Sans Président, depuis le 25 mai dernier, les 24 ministres qui composent le gouvernement disposent d'un droit de veto qui grippe la machine plus qu'il ne l'aide à tourner. Ce pouvoir de dire non, destiné à compenser l'absence d'une autorité suprême, explique, au contraire, pourquoi rien ne fonctionne vraiment. Les ministres expérimentent à qui mieux mieux ce soudain pouvoir. Chacun imposant son point de vue et s'opposant, non pas à ce qui gêne le développement des affaires du pays, mais plutôt à ce qui ne sert pas, soit les intérêts individuels soit ceux du parti. La Chambre des représentants, seule instance habilitée à voter les textes de loi, ne peut pas le faire en l'absence d'un Président. Tout restera donc à l'arrêt tant que les 128 députés ne seront pas tombés d'accord sur le nom de celui qui présidera aux destinées du pays. Miné par d'éternelles oppositions, ce dernier résiste par miracle à la débâcle. Jusqu'à quand ? Aucune des personnalités rencontrées n'est, pour l'heure, en mesure de répondre à cette question. Les deux courants politiques principaux, partisans du 8 et ceux du 14 mars, se parlent enfin. Les frères ennemis, Hezbollah et Al Mostaqbal, le Courant du Futur, tentent, aujourd'hui, de négocier autour de cet équilibre précaire qu'ils ont contribué à aggraver. Car le Liban, c'est aussi cette petite partie du Proche-Orient, otage de protagonistes qui la malmènent, ponctuellement, au risque de lui briser la colonne vertébrale quand l'équilibre ou l'intérêt des uns et des autres sont en jeu. Si le pays du Cèdre connaît, aujourd'hui, une accalmie dont bien des acteurs importants sur la scène politique, sociale et médiatique craignent qu'elle ne soit temporaire, c'est que l'une des grandes priorités du moment est de lui éviter une déstabilisation qui pourrait conduire à un embrasement de la région. Une accalmie qui reste, en effet, relative, au regard des affrontements qui se déroulent aux frontières et dont on gère, au jour le jour, les effets sur le pays. La volonté d'épargner le Liban s'exprime présentement par la voix essentielle des Etats-Unis, engagés dans une course inavouée au profit, sans oublier celle de leurs alliés dans la région comme l'Arabie Saoudite ou le Qatar dont l'objectif lié à la préservation de la rente pétrolière n'est pas éloigné de celui des protecteurs-associés occidentaux. L'intérêt général, y compris celui de pays opposés à la présence américaine dans la région, n'est pas innocent. Tout converge et reste donc lié à l'exploitation des richesses du sous-sol de cette partie du globe. Dans cette course effrénée au profit, les puissances dont la volonté s'exerce impunément — on sait le sort réservé à ceux qui s'aventurent à leur tenir tête — font et défont les régimes alliés ou ennemis. L'influence des uns et des autres sur le fonctionnement des institutions et des hommes au Liban, par exemple, est à ce point importante que tout finit par se mettre à l'arrêt en attendant que soient récupérés les moyens de faire redémarrer la machine tel qu'on le voudrait vraiment. Mais qu'est-ce que «le vouloir vraiment» veut dire, aujourd'hui, dans ce pays frontalier d'Israël et de la Syrie, quand on sait les tiraillements qui lui paralysent les rouages ? Dire de l'engagement de toutes ces puissances militaires, économiques et financières qu'il n'est pas innocent est une lapalissade. L'objectif avancé sans que nul ne soit dupe, quant à celui, réellement, poursuivi, est que les forces du bien sont engagées contre l'axe du mal. Une chasse dont, en même temps, on ne peut pas dire qu'elle soit sans merci contre ce qui est désormais pointé comme l'ennemi numéro un dans le monde. Entendons par là l'Organisation de l'Etat islamique en Irak et au Levant (l'EIIL) ou Daech, Al Nosra, cette branche d'Al-Qaïda qui vise à étendre, à son tour, son hégémonie par-delà les frontières qui l'ont vu naître, mais aussi d'autres groupes terroristes comme les brigades Abdallah Azzem, le mentor palestinien de Ben Laden que l'on disait pourchassé par l'Arabie Saoudite, mais dont l'un des chefs morts en captivité était saoudien. Brigades qui ont, entre autres, revendiqué les derniers attentats à la bombe de Beyrouth et dont la capacité de nuisance est loin d'être négligeable. Ou encore, quelques organisations satellites qui font, parfois, parler d'elles. Lorsqu'elles annoncent leur allégeance ou offrent leur logistique à plus féroce. C'est que, dans un contexte de possible conflagration, l'urgence se fait stratégique. Quand des experts de la question proche-orientale énoncent, ici et là, une redéfinition des contours géographiques de la région, les objectifs, qui ne sont, cependant, jamais dits en ces termes, tendent vers bien mieux et bien plus. La capitale de tous les possibles A Beyrouth, on dîne tard. La ville commence à s'animer dès la tombée du jour. Il est de bon ton de se mettre à table à 22h et même 23h. C'est le premier soir de mon arrivée. Il est prévu que nous dînions dehors. Nous devons retrouver trois amis chrétiens du couple chiite que sont Lina et Raed. Marie et son mari Assaad et Ramaz font tous les trois dans le social et l'humanitaire. Mes amis ont pensé que ce serait bien que je les rencontre. Et ils ont eu raison. Très au fait de l'actualité locale, régionale mais aussi mondiale. Nous devons nous retrouver au Babel Bay, un restaurant-brasserie de l'une des nombreuses marinas Zeytouna Bay. Feux de Bengale sous un ciel étoilé. Ça le fait vraiment ! Les mezzé se succèdent et les plats aussi. Grillades, crustacées, fruits, glaces, pâtisseries. Le régime est exclu lorsque l'on est autant sollicité. Et moi qui pensais avec une certitude, acquise au fil des ans, que les Libanais n'avaient aucune cuisine, j'en ai eu pour mon grade ! J'en oublie de manger parce que, assise entre Lina et Assaad, je ne sais plus qui écouter ni avec qui échanger. Nous parlons tous en même temps. La discussion prend enfin le rythme que j'espérais. Les amis de mes amis sont passionnants et généreux. Ce sont les premiers d'une longue série je l'espère et effectivement, je ne vais pas être déçue. Je ne suis pas mécontente de ma journée qui a, en fait, démarré très trop. Le décalage horaire est insignifiant. Une heure d'avance sur Alger. Demain, vendredi, j'ai rendez-vous avec Noureddine Saâdi. Il est là pour un colloque mais a aussi pris des contacts pour moi. Hassan Jouni sera là pour moi. Vite je reporte un rendez-vous avec le docteur Ahmad que je ne verrai que lundi. Nono que je rappelle comme prévu le matin a changé d'avis. Il me dit que je ne suis pas obligée de venir avant midi parce que Hassan Jouni est assez décontracté avec les rendez-vous. Du coup, nous contactons de nouveau la secrétaire du Dr Ahmad. Coup de chance, elle n'avait pas encore eu le temps d'annuler la rencontre. Nous nous rendons illico, Lina et moi, à notre rendez-vous de 10h, ravies d'avoir gagné du temps sur le lundi d'après. Le Dr Ahmad, comme les hommes aiment se faire appeler lorsqu'ils ont dépassé la quarantaine, est directeur de recherche à l'Institut d'études et philosophie des religions. Un jeune chiite aussi aimable que brillant, qui étudie de près les droits de l'Homme en Islam et qui défend ses points de vue avec une sérénité émouvante et une assurance déconcertante. Il est clair que pour lui, il y a le bien et il y a le mal, les bons et les méchants, et que ces derniers le sont non pas parce que l'horreur est prescrite ou édictée par l'Islam mais par pure identification à la pensée et aux pratiques occidentales. «Les gens de Daech n'ont rien de musulman. Ils sont le produit d'une espèce de paranoïa occidentale.» Ahmad Majed y croit dur comme fer. Le complexe de persécution qui les animerait à l'égard des autres les rendrait extrêmement violents. Le but pour eux étant de contenir l'ennemi en l'éliminant. Il les décrit comme étant atteints d'une forme de schizophrénie et la violence qui les habite serait à la hauteur de la profondeur du mal qui préside à la sauvagerie de leurs actes. Lorsque nous quittons le Pr Majed après une discussion très animée qui aura duré près de deux heures, nous le laissons ravi d'avoir pu établir un lien entre ses réflexions philosophiques et la réalité. Parce que lorsque vous lui dites que tout ce qu'il vient de développer reste théorique et relève d'une réflexion destinée à rassurer plus qu'à apporter des réponses ou une solution au problème posé par le nouveau regard, aggravé, que l'on porte sur l'Islam, il sourit et reprend de plus belle à propos des fondements qui régentent la violence, la férocité des actes, la barbarie qui n'a d'égale que cette peur de l'autre que l'on va abattre pour l'éradiquer et ne plus avoir à l'affronter, pour le soumettre symboliquement et inverser la tendance qui veut que ce soit lui qui soit nié, méprisé et regardé avec dédain. En quittant le Dr Ahmad Majed, je me rends vite à l'hôtel Lancaster où se tient, pour la journée, le colloque sur «L'interprétation des textes juridiques», organisé par Georges Saad qui préside l'Association libanaise de philosophie du droit. Mon ami Noureddine Saâdi participe à ce colloque où un ami à lui, censé m'ouvrir toutes les portes du Liban et d'ailleurs, doit venir nous rejoindre. Que nenni ! Les Libanais aussi ont leurs gentils personnages qui répondent : «Ma fi mouchkil ! Pas de problème» ! à toutes vos questions. En attendant celui qui va sauver mon reportage, j'écoute l'intervention de quelques conférenciers et celle de Noureddine qui va m'expliquer pourquoi il est tout à fait de bon ton que l'on croise dans toute rencontre, scientifique, littéraire, économique ou autre, des religieux chrétiens ou musulmans, des représentants de l'autorité militaire qui viennent communiquer à leur tour et donner leur avis. Ici, m'explique-t-il, l'archevêque, le cardinal, intervient sur tout, y compris sur les affaires politiques dont il reçoit et rencontre les chefs de partis. Au Liban, il n'y a pas de séparation entre les religions et le pouvoir politique. Mon pseudo-faiseur de miracles arrive au moment où, de guerre lasse, je me prépare à rentrer. J'ai besoin de reprendre mon souffle avant le dîner auquel je suis conviée par le sympathique et généreux Georges Saad, ami et confrère de Noureddine. Nous échangeons quelques mots, histoire de faire connaissance. Il est sympathique et se dit tout à fait disposé à m'aider. Il promet de venir nous rejoindre au restaurant le soir, même tard, ou à défaut de me rappeler le lendemain pour me dire s'il peut ou non me faire rentrer à Damas et m'en faire sortir et de nouveau rentrer au Liban. Le visa libanais en ma possession indique que j'ai droit à une entrée et une sortie. Mes amis m'assurent que si je m'aventure à sortir, je ne pourrai pas rentrer mais lui, dont on m'assure qu'il détient les clefs de toutes les portes que j'ai besoin d'ouvrir, m'affirme le contraire. Je le laisse dire pour ne pas contrarier son égo démesuré alors que ma décision de ne pas défier les lois du pays hôte a déjà été prise. Je n'ai pas eu tort de me méfier du sympathique «Monsieur Je-Peux-Tout», puisque je n'aurai de nouvelles de lui que trois jours après. Il m'appellera au moment où je prenais un thé à Gemayze, un bien joli quartier de Beyrouth, avec une dame qui me rase au plus haut point, qui ne m'inspire pas et que je suis surtout pressée de quitter pour faire mieux. Le temps qui me reste est précieux et je viens d'en perdre pas mal. Quant à mon interlocuteur au bout du fil, il n'a pas grand-chose à me proposer sinon que je devrais aller le lendemain à une réception organisée par les Cubains et où étaient censées se retrouver toutes les personnes influentes ou qui comptent dans le pays. Il était certain que là, j'aurai l'occasion de rencontrer des gens intéressants. Je le remercie sans lui dire que je n'irai pas y faire salon. Les mondanités, c'est sympa quand on n'a du temps à perdre. Heureusement que mes amis ont très vite pris les choses en main. Je n'ai plus, dès lors, senti le temps passer. Le Liban à partir de Beyrouth et Beyrouth à partir de Hamra Hamra ! l'un des quartiers les plus célèbres de Beyrouth dont on m'apprend d'ailleurs qu'il n'a pas un seul mais plusieurs centres. Hamra me plaît à un point tel que j'y prendrai tous mes rendez-vous ! Chrétiens de tous bords, musulmans chiites, sunnites, druzes, etc. y cohabitent et font de cet espace multiconfessionnel un quartier particulier. La mixité de la population qui y vit en fait, outre l'animation qui y règne, un quartier attrayant à plus d'un titre. Au début de la colonisation, Hamra commence par être fréquenté par des intellectuels. Les classes moyennes l'investissent et du coup toutes les activités se concentrent autour de lui. Beaucoup de cafés y sont ouverts. On vient y débattre, y lire son journal ou simplement prendre la température de la rue. Les sièges des journaux s'y installent, les restaurants, ateliers de peinture et autres galeries d'art viennent asseoir la réputation du quartier qui devient celui d'une gauche laïque où ceux qui le fréquentent ne se définissent pas en fonction de leur confession religieuse. Le parti communiste y était très implanté ainsi que le PSP (Parti socialiste progressiste) de Kamal Joumblatt. Un parti druze chez qui, la conjoncture internationale aidant, le socialisme avait pris le pas sur la couleur confessionnelle. Lorsque, après Septembre noir, au tout début des années 1970, Yasser Arafat et ses compagnons d'armes furent expulsés de Jordanie vers le Liban, Harma devient peu à peu un quartier dominé par les Palestiniens, notamment ceux dits de gauche comme le FPLP ou le FDPLP. Yasser Arafat habite dans un coin du quartier qui, jusqu'à la guerre civile, est le quartier «intellectuel branché à gauche». Un haut lieu de la culture où se retrouvaient révolutionnaires, journalistes et militants de tout le monde arabe. Beyrouth était, alors, la plus grande bibliothèque du monde arabe qui comptait, de surcroît, le plus grand nombre de maisons d'édition. On assimilait la capitale libanaise à une immense maison d'édition parce que c'était là que l'édition était la plus libre et la plus florissante. Et pendant que je me laisse gagner par les charmes et les sons des rues de Beyrouth, je repense au fait que cette ville libre a toujours été assimilée à une fille aux charmes discrets et aux mœurs non moins légères. Alors que nous déambulons en nous arrêtant à l'occasion devant un bureau de change, une boutique de lingerie fine ou un atelier à l'intérieur duquel un artisan est en train de vanter la qualité des pierres gemmes qui ornent élégamment ses vitrines, je croise le regard indifférent de jeunes filles et jeunes gens attablés au Costa Café, l'un des célèbres lieux de rencontres du quartier. Les uns sont à leurs ordinateurs, d'autres à leur journal, d'autres encore aggrippés à leur narguilé refont le monde à leur image ou débattent du parfum de cette chicha dont ils avalent une partie et enfument l'assistance avec l'autre partie. Je passe juste à côté et j'étouffe ! Je peste parce que je n'arrive presque plus à respirer, mais je suis bien la seule car le climat est sinon très sympathique. Je suis fascinée par ces endroits où on rencontre femmes voilées ou pas et où la façon dont les uns et les autres sont accoutrés n'intéresse personne. A partir de 1975, au déclenchement de la guerre civile, Hamra devient le quartier des seuls islamo-progressistes, c'est-à-dire de l'OLP, et d'une pseudo-gauche musulmane qui a, néanmoins, choisi son camp. Elle se range du côté de ceux qui vont faire la guerre aux chrétiens. C'est là que le quartier, qui a perdu de son âme, s'est peu à peu vidé de ses chrétiens qui se sont retirés de l'autre côté, à Achrafieh. Je m'étais quelque peu documentée et mes amis m'en ont aussi beaucoup parlé. Pendant que nous marchions, j'essayais de percevoir le côté sulfureux de Beyrouth dont on m'a assuré qu'il qui ne relevait pas seulement de l'imaginaire et qu'on compare volontiers au Saint-Germain-des- Prés parisien. Nous pénétrons dans une boutique où on m'affirme que je trouverai tous les parfums du monde, tous les extraits, toutes les essences, toutes les eaux de parfum ou de toilette. Les vendeuses très sympathiques deviennent encore plus chaleureuses lorsque vous déclinez vos origines algériennes. Elles comprennent notre «arabe cassé». Il ne les dérange pas. Elles s'en amusent au contraire. A Beyrouth et dans les quelques villes du Liban que j'ai eu à traverser, tous, après le rituel «ahlan wa sahlan», saluent à travers votre présence le pays du million et demi de chahids auquel vous appartenez. Comme vous savez l'admiration sincère, vous vous demandez intérieurement ce qu'ils penseraient s'ils savaient ce qu'on a fait de ce pays autrefois exemplaire. Après la guerre civile qui a duré de 1975 à 1990, le quartier qui s'était vidé a peu à peu repris goût à la vie. Les commerces ont rouvert et petit à petit Hamra est devenue l'une des grandes artères de la ville. Un quartier des plus branchés. De temps à autre, un jeune Syrien qui fait la manche vous barre la route dans l'espoir de vous soutirer quelques dollars ou livres libanaises. Bref, Hamra est un quartier des plus branchés de la ville. Ce qui attire au Liban, c'est certainement cette diversité qui fait sa richesse. Une diversité quelquefois à l'origine de heurts mais qui vous renvoie une image tellement contradictoire de celle qui vous laisse croire que la diversité est déstabilisatrice parce que ses éléments vous aspirent de tous côtés, vous écartèlent. Le Liban, ce pays arabe, très lié aux autres pays arabes, est le plus ouvert d'entre eux sur le monde, grâce aux 18 communautés qui se le partagent dans une pluralité culturelle qui n'a pas son pareil et où le dénominateur commun reste l'arabité. Les pays arabes et plus encore ceux du Golfe rejettent en lui son côté occidental et cette diversité qui impose la tolérance mais se précipitent chez lui pour y commettre les frasques qui leur sont interdites chez eux. Géographiquement, le Liban est un pays cerné par la Syrie d'un côté et Israël de l'autre. Et alors qu'il porte en eux l'absolue noirceur de tout ce qui se passe au Moyen-Orient, ses gens sont en même temps combatifs, à leur manière ! C'est-à-dire, tous ensemble. Les Libanais ne sont pas porteurs de cette arabité telle qu'avait voulu la développer Nasser. La leur est bien plus ancienne, antérieure à l'avènement de l'Islam. Leur arabité est naturellement diverse et n'existe que chez eux. Peut-être un peu en Syrie où on retrouve pareillement beaucoup de chrétiens. A la différence énorme qu'en Syrie, on vit sous le règne d'un parti unique alors qu'au Liban, le pouvoir est partagé entre chrétiens, sunnites et chiites et où la vie est aussi diverse que le sont ses populations. D'un quartier à l'autre, nous passons de l'Arménie, à la Grèce, à la Turquie... Toutes les communautés qui y sont implantées vivent paisiblement à la fois leurs coutumes, leur culture, leur religion et leur arabité. Une arabité qu'elles revendiquent. Le Liban, lorsqu'on le regarde dans sa globalité, nous apparaît comme un pays où tout va paisiblement pour ne pas dire pacifiquement mais où, pourtant, les services de renseignements sont, à tous moments, sur les dents, extrêmement dynamiques et à l'affût du moindre signe déviant. Certains vous avoueront préférer y venir en vacances qu'y vivre. Le calme précaire qui y règne y est, sans doute, pour quelque chose. Et pourtant ! Ce pays où à partir d'une certaine heure tout s'enflamme est totalement irrésistible. Tout le monde se retrouve spontanément entraîné sur la piste du restaurant transformé pour le plaisir des clients en discothèque. Celui où nous avons été invités par Georges Saâd est un célèbre bistrot fréquenté, en son temps, par la bande à Arafat. Mais pas n'importe quel restaurant. L'ambiance est au top. Les clients emportés par la musique tapent des mains et chantent à tue- tête. Je me laisse gagner par le «Ahyini el yaoum wa aktalni ghadwa !» (Insuffle- moi la vie aujourd'hui, et emporte-moi demain). Le restaurant se remplit peu à peu et bientôt il n'y a même plus d'espace pour se déplacer. Entre ceux qui arrivent et ceux qui ont improvisé une piste pour danser, une complicité se fait évidente, favorisée par le contact rapproché des corps emportés par la musique et le chant. Les corps exultent et plus rien d'autre ne compte que le moment précis où les gens, en même temps qu'ils dînent, boivent et chantent à tue-tête, laissent aller leurs corps à des gestes que jamais ils n'oseraient à la lumière du jour. J'adore mon indiscrétion et la curiosité qui s'empare de moi. La demande autant que la suggestion est maîtresse des lieux dans une trêve au cours de laquelle tout est suspendu et dont on s'extirpe péniblement. Quand je quitte, à grand regret, les lieux, il est à peine 23 heures. Personne ne s'en aperçoit, à l'exception de Farouk, un jeune avocat qui m'a aidée à trouver un taxi.